MADEMOISELLE RENAN


Paris, 6 juin 1848.

Je commençais à être inquiet de ton silence, excellente amie. La lettre que viont de recevoir mademoiselle Ulliac m’a rassuré. Les mois s’écoulent, sans que les événements auxquels se lie notre destinée, se tranchent d’une manière définitive. J’accorde bien, chère amie, que durant cette période d’hésitation, tu doives rester dans ta position, mais je ne doute pas en même temps que le moment ne vienne, et bientôt peut-être, où tu devras la quitter. C’est alors, excellente sœur, que je te supplie de ne plus tarder un moment. Plus j’avance, chère amie, plus je me convaincs que, même sans quitter Paris, nous pourrions trouver à vivre honorablement, surtout si j’obtenais à la fin de l’année le titre d’agrégé. Lors même qu’avec ce titre je ne pourrais obtenir immédiatement à Paris de position officielle, le traitement fixe qui y est attaché, des suppléances dans les collèges, quelques préparations pour le baccalauréat et l’école administrative, et enfin des articles donnés de temps en temps à la presse périodique pourraient, je t’assure, nous dispenser de toucher durant les premières années à notre fonds de réserve. Il ne serait là que pour parer à toute éventualité, et nous rassurer sur ce qu’une telle position aurait nécessairement de précaire. Quelques places de bibliothèque viennent d’être supprimées : il reste donc peu d’espoir de ce côté ; mais d’autre part le cumul est aboli de fait, et le sera bientôt légalement. Il est à peine croyable à quel point ce fléau des carrières savantes était poussé sous le régime de favoritisme et d’achat qui a disparu. On se jette maintenant dans l’extrémité opposée ; et non content de poser des limites pour l’avenir, on fait dégorger un peu brutalement ceux qui avaient trop pris des faveurs de l’ancien régime. Je n’aime pas ces effets rétroactifs ; mais le mal était extrême, et le principe est excellent, pourvu qu’on ne l’exagère pas.

Depuis quelques jours nos affaires marchent assez petitement. La folle tentative du 18 mai a fait beaucoup de mal. Je commence à me détacher de l’ancienne gauche, qui dans les premiers jours de la révolution obtenait mes sympathies. Ils se conduisent avec un égoïsme et une petitesse de vues vraiment singuliers dans des esprits aussi cultivés. Ce qui manque au parti plus avancé, ce sont les hommes. Là, je l’avoue, je crois voir l’avenir. Un nouveau tiers-état est formé ; la bourgeoisie serait aussi folle de lutter contre lui que la noblesse le fut jadis de lutter contre elle. Liberté et ordre public ne suffisent plus. Il faut l’égalité dans toute la mesure possible ; il faut qu’il n’y ait plus de déshérités ni dans l’ordre de l’intelligence ni dans l’ordre politique : si l’inégalité des fortunes est un mal nécessaire, au moins faut-il que la vie de chacun soit garantie, que les voies soient élargies, cela est juste, par conséquent cela triomphera, quoi qu’on « lisent les boutiquiers. L'inintelligence des libéraux d’autrefois me fait peine ; elle ressemble à l’aveuglement volontaire des privilégiés qui ne veulent rien lâcher de ce qu’ils possèdent, et préparent ainsi d’épouvantables catastrophes.

Que nous sommes heureux, chère amie, de pouvoir dire avec ce vieux sage : « Je porte tout avec moi ! » il est certain que par le temps qui court, c’est là l’espèce de fonds la plus portative et la plus assurée. La pensée de notre frère m’est beaucoup plus pénible. La nature de son commerce est si intimement liée à la forme actuelle de la société, que tous les coups portés à cette forme m’affligent d’un côté par le contre-coup qu’ils ont sur lui. Après tout, il se peut que le mode de transaction actuellement usité se prolonge au delà du temps où il restera dans les affaires ; et d’ailleurs son expérience et son intelligence le rendront toujours propre à tout.

Que j’aurais besoin de toi, chère Henriette, de ta parole et de tes conseils, dans ces difficiles moments ! Que je comprends bien maintenant la fatalité des temps de révolution, et l’effrayante force d’attraction de ce gouffre ! Sans rien modifier au plan général de ma vie, ces événements ont exercé sur moi une prodigieuse influence, et m’ont fait apercevoir tout un autre monde. Je regrette bien, chère amie, que l’éloignement t’empêche d’assister au remarquable mouvement des esprits dont nous sommes les témoins. Ce n’est pas comme autrefois une simple affaire de coterie entre gens du même parti ou au moins de mêmes principes ; il y a de la doctrine là-dessous, et peut-être plus encore.

Il y a vingt ans, M. Jouffroy écrivait un admirable morceau : Comment les dogmes finissent ; il y en aurait un autre non moins de circonstance à écrire aujourd’hui : Comment les dogmes se forment.

Adieu, excellente amie, écris-moi bientôt, et continue-moi celle affection qui fait le charme de ma vie. Que de fois ta pensée m’est nécessaire pour tenir ferme le gouvernail, et ne pas tout confier au vent qui souffle ! Tout pour toi, excellente soeur.

E. RENAN.