POUR MON FRÈRE.


Paris, 18 juin 1848.

Oh ! que j’ai besoin de l’écrire, mon Ernest bien-aimé ! que j’ai trouvé long et pénible le silence que je me suis si sottement imposé envers toi le mois dernier ! Vingt fois avant la réception de la seconde lettre, j’ai été sur le point de le rompre, tant me semblait douloureux ce retard à chercher près de toi quelques forces, et tant aussi il me paraissait déraisonnable de me causer une telle peine sans une nécessité absolue. Je te promets bien que je ne retomberai plus dans la même faute ; elle m’a coûté un trop grand surcroît de tristesse pour que je l’oublie.

Tu ne me parles point du concours de l’Institut, mon bon Ernest ; c’est sans doute parce que tu n’avais encore reçu aucune réponse. Hélas ! tout ce qui touche à la science est désormais dans l’ombre ! Comment en effet se préoccuper d’abord de la culture de l’intelligence, quand il faut chaque jour tout défendre contre des attaques forcenées ? — La journée du 15 mai m’a de nouveau plongée, très cher ami, dans un état de terreur et d’angoisse que je ne saurais jamais t’exprimer. À quoi tient donc la dernière ombre de sûreté qu’il y ait dans notre malheureuse patrie ? À quelles épreuves est-elle réservée ? Ma vie est tissue d’épouvante… à peine même si les lettres peuvent me rassurer. Il vivait, me dis-je, au moment où il traçait ces lignes, mais maintenant ?… Qui sait si Paris n’est pas au pouvoir des destructeurs ? si la flamme et le fer n’en ont pas fait un immense tombeau ? — Et c’est le Paris que je parcourais si paisiblement avec toi il y a deux années, où je suis réduite à entrevoir de telles scènes ! Pauvre, pauvre France ! — ne crois pas, mon ami, que mes cheveux blanchissants soient les principaux inspirateurs de la cruelle tristesse que j’éprouve et dont je laisse échapper quelque partie dans notre correspondance. Non, très cher Ernest, non  ; ce n’est pas seulement parce que je vieillis que je vois des tempêtes à l’horizon ; avec toi je saluerais de grand cœur un nouvel avenir, si j’y voyais poindre ce qu’on y promet, ni, vu du présent, il paraissait devoir renfermer autre chose que des ruines ; mais, à en juger par ce qui se passe, je n'y puis raisonnablement placer aucune espérance, nul ne le peut encore. Ce beau mot de fraternité qui semblait à tous les grands cœurs devoir être la base du nouveau dogme, ce mot que mon âme aussi est capable de comprendre, qu’a-t-il produit depuis quatre mois ? Des spoliations, des pillages, la mise en action de l’ancien væ victis (excuse mes fautes de latin, si j’en fais), les querelles journalières et personnelles de l’Assemblée nationale, la nécessité, pour le père de famille laborieux, d’avoir sans cesse l’arme au bras pour défendre la vie des siens et le fruit de ses peines. Je ne saurais mieux résumer la situation actuelle qu’en te mettant sous les yeux le fait suivant. Après sept années de séparation des miens, d’éloignement de tout ce que j’aime, de travaux incessants, d’exil douloureux, j’étais parvenue l’an dernier à réunir la très modeste somme de deux mille cinq cents francs que notre frère a pour moi placée sur hypothèque. Grâce à un décret que tu connais sans doute, je suis forcée de donner le cinquième des intérêts que je devais recevoir cette année pour entretenir l’oisiveté des ateliers soi-disant nationaux. Étends ce qui est ici personnel à toute la partie laborieuse de la société, et tu auras une juste idée de la manière dont la fraternité fait son entrée dans le monde.

L’égalité est aussi une bien belle chose à proclamer ; mais s’il s’agit, comme jusqu’à présent, d’amener tout le monde au niveau de la misère ; s’il s’agit uniquement de faire descendre les uns et non d’élever les autres ; s’il s’agit, comme depuis février, de faire prédominer la force des muscles ou des poumons sur l’intelligence, de créer une société où un fort de la halle vaille mieux que toi ; alors, mon pauvre ami, je n’ai encore qu’à pleurer, car ce n’est pas la ce que j’espérais. Et malheureusement c’est là ce qui est. — Tu regrettes, mon Ernest, que je ne puisse juger de près l’immense mouvement de cette transformation sociale. Assurément c’est là un grand et instructif spectacle ; mais en le voyant de loin je le juge aussi beaucoup plus comme la postérité le jugera. J’ai eu souvent occasion de remarquer que la distance des lieux fait une grande partie de l’effet que produit la distance des temps : je ne vois point les rouages ; comme nos successeurs, je ne vois que les faits, et la plupart de ces faits sont au moins navrants quand ils ne sont pas honteux. À la distance ou je suis, je puis connaître l’impression produite sur les autres nations par la crise effroyable où notre patrie a été jetée, et je dois dira que là encore je ne trouva que sujets de douleur. Notre France infortunée inspire une pitié profonde à tous ceux qui ont pour elle quelque sympathie, et une joie sans égale à ceux qui la haïssent (ces derniers sont très nombreux). Là-dessus toute illusion serait folie ; mais comprends-tu ce que je souffre en voyant la France inspirer de la pitié ? en entendant prononcer les mots de dissolution et de pourriture ? — O mon Ernest, que nous avons besoin de force, car nous ne sommes qu’au début ! que nous aurons à passer par des jours cruels !… Tu es jeune, très cher ami ; tu peux espérer de voir l’ordre et la prospérité sortir de ce chaos ; mais s’ils doivent luire encore pour notre patrie, ce ne sera certainement que sur ma tombe : [voilà] la justification de ma souffrance. — Pardonne-moi, mon Ernest, de n’avoir à l’exprimer que des appréhensions  ; je suis loin de les donner pour des prophéties, et je n’ai jamais plus désiré avoir tort dans ma manière d’entrevoir l’avenir. Comme toute l’espèce humaine, je ne puis juger qu’un moment, qu’un coin du tableau ; puisse l’Esprit éternel qui voit le tout, conduire notre chère patrie aux jours libres et prospères que je n’ose plus espérer, mais que je n’en désire pas moins vivement ! J’ai prononcé plus haut le mot de transformation ; peut-être la convulsion actuelle n'est-elle qu'un inévitable passage pour arriver à un ordre meilleur ; mais je n’en suis pas moins excusable d’avoir peur de l’effrayant inconnu où l’on nous précipite d’une façon si peu rassurante. Aux yeux de l’homme intérieur, la mort aussi n’est qu’une transformation ; et pourtant qui a vu mourir sans terreur ?

Je te remercie, mon Ernest, de m’avoir donné des nouvelles de notre frère ; il est dans ces jours agités l’objet de mes plus pénibles sollicitudes. J’ai reçu sa lettre du mois de mai ; j’y ai vu que pour le moment sa situation n’est pas trop mauvaise ; mais comme le mal est loin d’être à terme, il est toujours bien à craindre qu’il ne recueille la ruine pour prix de ses courageux travaux. Et l’infortuné a des enfants auxquels il avait eu la juste espérance de laisser un avenir souriant et prospère.

Quant au tien, mon bon Ernest, qui m’apparaissait aussi sous de rassurantes couleurs, il faut nécessairement se résigner à attendre. Aux bibliothèques il n’y a plus à penser : je voyais dernièrement dans les journaux, que pour trois ou quatre places vacantes, il y avait je ne sais combien de centaines de candidats. Garde-toi, mon ami, de faire figurer ton nom sur ces listes ; encore une fois, il s’agit de la dignité de ton avenir, de ta vie tout entière. On a crié à toutes forces (peut-être même justement) contre la corruption du régime déchu ; et la curée recommence comme de plus belle : il n’y a que les noms de changés. S’il ne s’agissait, pas de la France, je trouverais ce spectacle parfois amusant. Tous les jours, c’est le frère, la sœur, le cousin d’un gouvernant qu’on voit arriver à quelque poste bien lucratif. Sur un autre air, c’est toujours le même refrain… Attends, mon pauvre ami, attends ; c’est triste, mais pour nous il n’y a pas autre chose à faire. Le concours de fin d’année peut seul désormais être notre boussole. — Avec toi, mon Ernest, j’applaudis hautement au système d’organisation qui doit dispenser sur plus d’individus les places de la science ; rien n’est plus juste, et rien ne serait mieux si l’on procédait avec modération et surtout si l’on se gardait d’attaquer le passé : malheureusement c’est la seule chose qu’on ait faite jusqu’ici, et comme toi, j’ai horreur des mesures rétroactives. — Dis-moi, très cher ami, dans quelles publications tu insères les articles détachés que tu fais paraître ; dans quelque circonstance favorable, je pourrais peut-être me les procurer, du moins celles qui sont à ma portée. Dis-moi aussi si je dois continuer à t’envoyer mes lettres sous le couvert de mademoiselle Ulliac, comme je l’ai fait depuis les grands événements, ou si tu préfères que je te les adresse directement. Parle-moi franchement, mon bon Ernest ; je ne suis jamais plus heureuse qu’en sentant que je lis ta pensée exempte de contrainte. Un tout, pauvre cher ami, n’es-tu pas mon premier but, l’objet de toutes mes prévisions et de toutes mes craintes ?


22 juin.

Encore des jours d’anxiété cruelle ! — encore de fatales nouvelles de Paris !… Oh ! mon Ernest, comprendras-tu jamais ce que j’éprouve en te sachant au milieu de cette ville malheureuse, qui après avoir touché l’apogée de l’éclat, de la richesse et de la civilisation, se précipita d’elle-même dans le gouffre de l’anarchie et du néant ? — Les dernières élections, les derniers événements de Paris sont à détruire toute lueur d’espérance. — Que le ciel veille sur toi ! et aussi sur notre pauvre patrie !... Donne de mes nouvelles à notre mère, cher et précieux ami, et demande-lui si elle a reçu une lettre que je lui ai adressée le 29 mai par l’intermédiaire d’Emma. Elle a dû la recevoir dans les premiers jours de juin. Adieu ! très cher Ernest, adieu !... Puisses-tu, au milieu de tant de difficultés, trouver quelque force dans la pensée d’une affection qui ne te manquera jamais. — A toi, comme toujours !

H. R.