MADEMOISELLE RENAN,
chez monsieur le comte Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie (Pologne).


Paris, 25 juin 1848

Quel affreux spectacle, chère amie ! Durant une journée entière, n’entendre que le sifflement des balles et le bruit du tocsin, ne voir passer que des morts et des blessés ! Sois toutefois bien rassurée. Bien que notre quartier, surtout les environs du Panthéon et de la rue Saint-Jacques soient la centre de l'émeute, un crains rien, chère Henriette. La propriété privée est scrupuleusement respectée.

Du reste, en en moment, tout semble assoupi, et il n’est pas douteux que la force ne reste au gouvernement établi. On devait le désirer, et pour ma part, alors même que l'insurrection semblait triomphante, je n’en ai jamais douté. Le nombre des morts et des blessés est incalculable. Je ne puis t'en dire davantage, chère amie, je profite d’une éclaircie, pour aller jeter cette lettre à la poste, n’espérant pas toutefois qu’elle puisse partir aujourd'hui. Je l’écrirai quand nous aurons un résultat. A toi tout entier, ma soeur bien-aimée. Ah ! que j’ai besoin de songer à toi dans ces tristes moments.

Ton frère et ami,

E. RENAN.


26 juin

Il m’a été impossible, chère amie, de mettre hier ma lettre à la poste. A peine avais-je fait quelques pas que j’ai entendu la fusillade recommencer tout près d’ici. D’ailleurs toute communication était interceptée entre ce quartier et le reste de la ville et les postes n’y fonctionnaient pas. La soirée et la nuit dernières ont été plus terribles que jamais ; il y a eu un massacre à la barrière Saint-Jacques et surtout à la barrière de Fontainebleau. Je t’épargne les détails. Sans doute ils sont coupables, ces pauvres fous, qui versent leur sang, sans savoir même ce qu’ils demandent, mais ceux-là le sont bien plus à mes yeux qui les ont tenus dans l’ilotisme, qui par système ont abruti en eux les sentiments humains, et qui, pour servir les intérêts de leur égoïsme, ont créé une classe d’hommes dont l’intérêt est dans le désordre et le pillage. Laissons ces réflexions, chère amie. Qu’il est cruel de vivre entre deux partis qui nous condamnent à les haïr également ? je ne désespère pas néanmoins ; je verrais l’humanité en lambeaux et la France expirante, que je dirais encore que les destinées de l’humanité sont divines, et que c’est la France qui marchera la première pour leur accomplissement.

Aujourd’hui tout parait fini. On circule dans quelques rues, mais moyennant les précautions les plus minutieuses. Je reçus à l’instant même une lettre de mesdames Ulliac. Elles me chargent de te dire qu’elles n’ont couru aucun danger, et qu’Emma t’écrira à la fin de la semaine. Je le ferai aussi, et suppléerai alors à ce qui manque à ces lignes qui ne pourront t’apprendre que le désordre de ma pensée. Oh ! qui peut voir de tels spectacles sans pleurer sur les victimes, fussent-elles les plus coupables des hommes ! Adieu, chère amie, à quelques jours. Mon Dieu ! que j’ai besoin de penser à toi ! Voulant parer à toute éventualité, j’ai mis ces jours-ci dans une cassette à part tous les papiers que je voudrais sauver à tout prix. Je suis tombé sur tes lettres, et j’ai passé presque une nuit entière à les relire, L’étude m’a beaucoup servi à maintenir la pensée en état, au milieu de ces affreuses scènes, dont le bruit retentissait à mes oreilles.

Adieu, excellente sœur,

Ton meilleur ami,
E. RENAN.


Midi. La nouvelle officielle de la pacification complète et de la capitulation du faubourg Saint-Antoine vient d’être apportée dans tous les quartiers.