MONSIEUR RENAN,
rue des Deux-Églises, 8, à Paris [France).


Dresde, 8 décembre 1846.

Je t’adresse un énorme paquet, mon Ernest, dans lequel tu trouveras une lettre pour mademoiselle Ulliac, et un article que, malgré la frivolité du sujet, je te prie encore de parcourir avant de le lui remettre. Puisse celui-ci être dans les proportions voulues ! Une phrase de la dernière lettre de mademoiselle Ulliac m’ayant laissé penser qu’elle faisait allusion au port qu’elle a payé pour l’article des catacombes, j’envoie tout ceci sous ton couvert, mon bien cher ami : quand on oblige, il ne faut pas le faire à demi. — Comme tu penses, mon Ernest, je lui donne tous les droits possibles sur mes catacombes, quoiqu’il ne me soit pas facile de comprendre ce que deviendra ma pensée délayée dans celle de M. Peigné. Enfin, il en arrivera que pourra ! Je n’y mets aucune prétention. Je prévoyais tout ceci lorsque je persistai à rester cachée sous un pseudonyme  ; vois comme j’avais raison ! Je viens de lire ton explication sur Valentine de Milan : elle est très jolie, très bien dite. Sophie avait deviné l’énigme. J’ai facilement reconnu les passages que mademoiselle Ulliac a dû tronquer. C’est une singulière manie ; heureusement qu’il ne s’agit de rien d’important. — Tout ce que tu m’as écrit, m’a causé une grande joie, mon Ernest ; oui, quoi qu’on puisse t’offrir, il faut tenir invariablement à rester habiter Paris. En ceci est tout ton avenir, cher ami  ; ne l’oublie jamais, je t’en conjure. Comme toi, je crois qu’il est beaucoup plus sage d’ajourner à deux ans ton concours d’agrégation : alors encore, je voudrai pour toi une place à Paris, il faut donc se donner toutes les chances d’arriver aux premiers rangs. En rien, mon bien cher Ernest, ne compromettons ta carrière par trop de précipitation. D’ailleurs tes projets pour remplir ces deux années sont excellents, faudrait-il même les passer entièrement dans un établissement privé. Je vais suivre avec un bien tendre intérêt les phases du concours pour le prix Volney : sois sûr que je ne commettrai aucune indiscrétion. S’il était possible, je te verrais aussi avec beaucoup de plaisir suivre l’avis de M. Damiron pour l’Académie des Sciences Morales et Politiques. Une simple mention dans un tel concours serait d’un grand poids pour ton placement futur dans l’Université. Mon bon Ernest, tu es ma joie, mon orgueil, ma plus chère pensée ! Si tu savais avec quelle vénération je prononce le nom de tous ces hommes distingués qui sont bons pour toi, qui t’aident et t’encouragent dans ces premiers pas toujours si épineux ! — Dans ce moment, je regrette de n’être qu’une ignorante, de ne pouvoir comprendre le premier travail que tu publies. — Pauvre cher ami ! que Dieu place dans ta vie beaucoup d’affections comme celles que je te porte ! mais cela serait-il possible ? — D’après tes nouveaux arrangements, je crois avec toi, mon Ernest, qu’il vaut mieux rester dans cette pension que d’en essayer encore une autre. Tous ces changements sont bien désagréables et n’amènent en réalité aucun changement réel. Dès que tu pourras avoir un emploi dans l’Université, ce sera tout autre chose. Il n’est pas un jour où je ne me sente plus heureuse de l'accord qu’il y a entre ta pensée et la mienne, relativement à ta carrière et à tous les moyens de la former. Cela me prouve, mon bon ami, que nous ne nous trompons ni l’un ni l’autre. Maman aussi m’exprime une joie réelle de ce qui vient de se passer. Hier encore, j’ai reçu d’elle une lettre où se trouvent ces mots, à la suite d’une page consacrée aux détails de ton examen : « Ërnest me croit beaucoup plus affligée que je suis de son changement. » Et Emma, qui n’a aucun intérêt à me tromper, aucun désir de le faire, me dit aussi : « Ta mère est ravie depuis que les succès de ton frère vionnent lui prouver que son avenir sera aussi brillant qu’elle l’avait rêvé. » — Courage donc, ami, courage ! ne t’inquiète pas de ma santé, elle va bien.

Mademoiselle Ulliac me dit que tu lui as remboursé quarante francs qu’elle avait avancés pour moi. Je vais écrire à notre frère de t’envoyer pour moi cent francs qui acquitteront cette somme, et serviront on outre à payer vingt-quatre francs que je dois, soit à mademoiselle Ulliac, soit au bureau du Journal des Jeunes Personnes, pour les abonnements de mon élève. Le reste servira pour les nombreux ports de lettres que je te fais payer. — Adieu, ami ! j’ai encore mille choses à te dire, mais il me faut finir. A toi, comme toujours !