MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie (Pologne).


Bologne, 8 mai 1850.

Je suis à Bologne depuis quelques heures, chère Henriette, tout absorbé par le nombreux courrier de douze lettres que j’y trouve poste restante, et surtout par celles qui te concernent, et dont les premières m’ont causé une indicible impression d’effroi. Et d’abord j’en trouve une de notre frère qui m’annonce que sous les dates du 1, du 2 et du 3 avril, il recevait de toi sur ta santé les nouvelles les plus affligeantes. Un post-scriptum ultérieur m’annonce qu’à la date du 9 tu étais a Varsovie, et que tu lui mandais des nouvelles moins inquiétantes, avec l’assurance tant désirée et enfin définitive que la saison tempérée ne se passerait pas sans que tu nous eusses accordé ton retour. Notre frère, au commencement de sa lettre, semblait même disposé à partir pour te rejoindre à Berlin, résolution qui m’a glacé de terreur, par la gravité qu’elle supposait à ton mal. Il m’apprenait en post-scriptum que le médecin te dissuadait d’un voyage immédiat. — Une lettre de Daremberg du 20 avril m’apprend qu’il a reçu par l’intermédiaire de mademoiselle Ulliac deux lettres de toi à mon adresse, qu’il me les a expédiées poste restante à Venise, craignant qu’elles ne pussent m’atteindre à Bologne, mais qu’il tenait à m’instruire immédiatement de ce qu’il tenait de mademoiselle Ulliac. Suivaient des nouvelles trop conformes aux premières que me donnait notre frère, et qui m’ont causé, chère sœur, les mêmes angoisses. — Une lettre du 23 de Daremberg m’apprend qu’il a reçu une troisième lettre, qu’il m’a également expédiée à Venise. Il ajoutait, comme le post-scriptum de notre frère, qu’il croyait pouvoir me donner, d’après les indications de mademoiselle Ulliac, des nouvelles plus rassurantes.

J’ai trouvé poste restante une lettre de maman qui était bien inquiète à ton sujet. Alain lui cachait les mauvaises nouvelles de ta santé.

Juge de mes angoisses, ma chère amie, en recevant de telles nouvelles, dont l’expression indirecte, et dont l’atténuation mal déguisée ajoutent à mes terreurs ! Une seule résolution était à prendre ; partir le plus tôt possible pour Venise, pour y lire tes propres lettres et attendre tes ordres. Cette résolution, je l’ai prise, Bologne et Ferrare n’auront de moi que quelques regards. O mon Henriette, qu’il m’est cruel de mener cette vie errante et indécise, au moment même où la fixité nous serait le plus nécessaire ! Mais enfin, voici qui est bien arrêté : Venise sera notre point fixe ; j’y attendrai tes instructions définitives, et tu m’y écriras jusqu’au jour précis que nous aurons déterminé.

Ainsi donc, ma bonne et douce amie, le grand point est arrêté, toute argumentation est désormais heureusement inutile : tu rentreras avant l’automne, nous en avons ta promesse. Qui aurait dit que cette bienheureuse nouvelle, tant sollicitée, serait pour moi une cruelle peine, à raison du douloureux motif qui l’a déterminée ? Et pourtant telle était la situation pénible et toujours douteuse que nous créait cette incertitude qu’au milieu de l’irrémédiable inquiétude que je ressens et qui me poursuivra jusqu’au jour où j’aurai sur ta santé des nouvelles positives, je ne puis nier qu’il ne s’y mêle un sentiment de joie et de sécurité. Le champ de nos délibérations est maintenant plus délimité. De Venise irai-je te rejoindre à Berlin ou à Breslau ? ou bien préféreras-tu attendre quelques mois, jusqu’à ton parfait rétablissement ? Sur ce point, je le répète, chère amie, tu n’as qu’à commander. J’ai toujours laissé cela à ton choix ; toi seule peux apprécier les raisons qui militent pour chacun de ces partis. Je me permettrai seulement de te faire observer que le premier parti serait le plus conforme à mes désirs, et que j’apprendrais avec une joie extrême que tu t’y es arrêtée, — que ma mission officielle, avec son prolongement d’un mois, expire le 15 mai, c’est-à-dire dans quelques jours, et qu’à partir de ce moment je suis libre, — que de Venise à Berlin la route est des plus faciles, et presque toute en voie de fer. A Breslau, j’ai une excellente connaissance, le savant docteur Henschel, médecin habile, intime de Daremberg. Turin et Milan n’ont pour moi qu’un intérêt secondaire, et j’y séjournerai, en toute hypothèse, peu de temps. Mes finances sont en bon état, ma première lettre de crédit me laisse encore une marge très considérable ; et en toute hypothèse, M. Vernes vient de m’en expédier une seconde de mille francs sur Venise, comme s’il avait deviné l’importante éventualité qui là peut m’accueillir. J’ai trouvé également ici poste restante la lettre officielle du ministère pour ma prolongation. Des réductions barbares du budget ont seules empêché de m’accorder davantage. On a pourtant laissé entendre à Daremberg qu’à mon retour, on pourrait, si j’étais en déficit, m’accorder un dédommagement.

Ainsi donc, ma bien-aimée, voilà qui est bien entendu et très net, si les lettres que tu m’as déjà expédiées et qui m’attendent à Venise, ne contiennent pas un ordre précis relativement au voyage qui devait devrait nous réunir, écris-moi immédiatement les volontés à cet égard. J’attendrai immanquablement la réponse à Venise. Plaise à Dieu qu’elle soit celle que je désire !


10 heures du soir.

Que je regrette, ma bien-aimée, de ne pas t’avoir écrit de Ravenne, comme j’en avais eu l’inclination  ! Je t’aurais parlé le cœur tranquille et la tête calme du ravissant voyage que je viens de faire. Maintenant je n’en ai plus le courage. Toutes ces nouvelles m’ont bouleversé. Qu’il me suffise de te dire que cette portion la plus difficile et la seule périlleuse de mon voyage s’est accomplie de la manière la plus heureuse.

Un contre-temps me força de prolonger mon séjour à Rome de deux ou trois jours, et me fit manquer l’occasion qui s’offrait à moi pour la Romagne. Je n’y perdis rien. Quelques jours après, je trouvai une société composée à souhait partant pour Florence par Pérouse : c’étaient des élèves de l’École française, et un professeur des Beaux-Arts à l’Université de Genève, homme des plus distingués. Je pris ma place parmi eux jusqu’à Pérouse, et je ne sais si dans tout mon voyage j’ai passé des jours plus agréables que ceux durant lesquels nous avons cheminé ensemble doucement et lentement, selon le vieux et classique système des vetturini, le seul vraiment avantageux en Italie. Les sites admirables de Narni, la superbe cascade de Terni, que notre Genevois lui-même reconnaissait supérieure par la beauté du dessin, sinon par la hauteur et la richesse des eaux, a toutes celles de la Suisse, les intéressants monuments de Spolète, de Foligno, les ravissantes campagnes du Clitumne, dont rien ne peut rendre la fraîcheur et la vie, nous ont fait passer des moments d'une joie ineffable, de ces joies qui ne s’effacent pas, et servent de parfums au reste de la vie. Mais que dire d’Assise ? J’ai donc vu Assise, après laquelle je soupirais tant, que je me résignais si péniblement à laisser à quelques lieues de moi. J’aime mieux me taire que de te parler à demi de ce lieu incomparable, de ces trois basiliques superposées, de cette église de Sainte-Claire, de cinq ou six autres églises du style le plus original, de l’âpre solitude qui couronne la montagne, de cette ville étrange, plus curieuse encore que ses monuments, où l’on se croit en plein Moyen Age, dont les maisons ont presque toutes quatre ou cinq cents ans, où des rues entières du style original le plus pur, maintenant abandonnées, présentent dans toute sa vérité, comme un cadavre momifié, la physionomie du passé. J’ai vu cette grande légende populaire tracée sur ces murs par le pinceau de Cimabue et de Giotto ; j’ai suivi a la trace ce second Christ du Moyen âge, cet homme qui à mes yeux marque une période dans le christianisme, et qui faisait dire à Dante, interprète de l’enthousiasme de son siècle : « Ici est né un soleil, comme autrefois cet autre sortit du Gange. Que celui qui veut donner à ce lieu son véritable nom, ne l’appelle point Assise, mais qu’il l’appelle Orient ! » Il m’a fallu voir deux fois ce lieu admirable. Une première visite avec mes artistes ne m’avait pas satisfait. Revenant de Pérouse, j’ai laissé ma malle me devancer à Foligno, et quittant la voiture à Santa-Maria degli Angeli près de là, j’ai gravi à pied l’illustre montagne, ne portant avec moi que mes papiers toujours suspendus à mon cou, et lisant le onzième chant du Paradis, le poème de ce lieu :


Intra Tupine et l’acqua che discende
Del colle eletto del beato Ubaldo
Fertile costa d’alto monte s’appende
Onde Perugia sente freddo e caldo.


J’ai passé là un jour délicieux : on n’a rien vu en Italie, si on n’a pas vu Assise. Pérouse aussi m’a beaucoup appris. L’Ombrie est trop négligée : elle a sa physionomie à part, son développement original : plus artiste encore que la Toscane, elle n’a ni sa puissante activité ni sa tendance rationaliste. On ne peut, d’ailleurs, bien comprendre les origines de l’école romaine que là. Malheureusement cette belle région du développement italien a été indignement dépouillée, on retrouve à chaque pas la place d’un tableau de Raphaël, du Pérugin, de l’Ingegno, enlevé par un pape, un cardinal ou par le traité de Tolentino. Heureux quand la trace ne s’en est pas perdue, comme cela est arrivé pour l’admirable Sposalizio du Pérugin ! Jamais je n’ai maudit plus cordialement le vandalisme de ces barbares qui croient suppléer à leur impuissance plastique en chargeant sur leurs fourgons les chefs-d’œuvre des vaincus, Combien il serait plus doux d’admirer à leur place, après un long voyage entrepris exprès pour eux, les chefs-d’oeuvre de Raphaël ou de son maître, que de les trouver appliqués à la file contre un mur, à côté d’autres œuvres que le hasard seul leur a données pour compagnes, dans des salles presque toujours mal éclairées, au Louvre ou au Vatican ! Le musée est la dernière ressource à laquelle il faut recourir ; il indique déjà la décadence de l’art, l’époque où l’art cesse d’avoir un but réel et extérieur, où l’on fait un tableau pour faire un tableau, comme les rhéteurs font des discours pour le plaisir d’en faire.

De Foligno à Ancône, j’ai pris un nouveau vetturino. Le Col Fiorito est admirable : l’Apennin est superbe en cet endroit. Les Marches sont la Béotie de l’Italie : le contraste est frappant en Sortant de l’Ombrie. La peinture des rues, si caractéristique de toutes les villes ombriennes, disparaît, les villes n’ont plus de physionomie, les légendes deviennent pesantes et n’inspirent plus l’art. A Saint-Nicolas de Tolentino, on croirait être dans une église de Naples. Lorette m’a souverainement déplu. Cette lourde et béotienne légende n’a rien inspiré, L’église est du plus détestable mauvais goût : en pensant la faire belle, ils l’ont faite riche. Ils auront beau faire : leur Santa-Casa ne sera jamais qu’un gros mensonge doré. Ce pays est charmant pourtant ; chaque colline est couronnée par une petite ville avec ses remparts, offrant les plus gracieux profils. Ancône a de beaux monuments byzantins et fait déjà pressentir Ravenne. D’Ancône à Ravenne, autre vetturino : on suit constamment l’Adriatique, dont les bords sont fort insignifiants. Pas un rocher, pas une grève, pas une vague un peu blanchissante, pas une baie ou un promontoire un peu caractérisé : toujours le bord monotone d’un étang. Oh ! en fait de mer, rien ne vaut notre Océan. Sur ce point-là, je n’entends pas raison. A Pesaro, on commence à trouver l’influence des Cours lettrées du xve et du xvie siècle, de ces petits princes, mélange bizarre du tyran et du civilisateur. Ici et à Urbin, les la Rovère, à Rimini les Malatesta. L’église san Francesco de Rimini, bâtie par Pandolphe, ornée en guise de saints des divinités correspondant aux douze signes du zodiaque, et portant au-dessus de chaque autel le chiffre de Sigismond et de la belle et docte Iseult, est inappréciable. Nulle part le paganisme de cette époque ne s’est plus franchement exprimé. La route de Rimini à Ravenne, peu fréquentée, est fort curieuse : on voyage au milieu d’immenses lagunes ; à droite la célèbre Pineta forme un sombre et funèbre horizon, qui convient bien à cette ville sépulcrale. Ravenne était, après Assise, ma seconde fantaisie. Je l’ai satisfaite. Je ne crois pas qu’il y ait de ville au monde qui conserve aussi vive dans ses monuments la physionomie d’une époque. On se croit à Constantinople, au temps de Justinien ; on croit voir Placidie, Théodoric, Justinien, Théodora, dans ces précieuses mosaïques où ils vivent encore. J’ai trouve là une charmante hospitalité, comme on n’en trouve que dans ces parages reculés. Une lettre qu’on m’avait donnée pour le marquis Cavalli, et dont je n’attendais que le banal effet de ces sortes de recommandations, m’a valu des attentions, des soins qu’on ne peut imaginer. Cet excellent homme est en possession de patronner tous les étrangers un peu distingués qui visitent ce pays. Il voulut tout d’abord me faire descendre chez lui, et j’ai vu ensuite qu’il eut été de meilleur goût d’accepter. Je dînais tous les jours chez lui à la place qu’occupait lord Byron, qui du reste, dit la chronique, y était attiré par d’autres charmes que par ceux du mari. Nous avons fait de charmantes excursions en voiture dans la Pineta et dans les environs si curieux de Ravenne. Tout cela m’a bien attardé ; j’y suis resté cinq jours. La bibliothèque m’a beaucoup fourni, et puis j’avoue que j’avais besoin de me restaurer un peu. Je me suis oublié à causer, adieu, chère amie.

E. R.