MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 26 février 1848.

Ta dernière lettre, chère amie, réclame une prompte réponse, et d’ailleurs les graves événements qui viennent de se passer à Paris me font un devoir de te rassurer. Des raisons que tu devines sans doute me défendent la moindre réflexion. Les faits, tu les connaîtras d’ailleurs ; je ne te parlerai donc que de ce qui m’est personnel.

Inutile de te dire, chère amie, que je n’ai couru aucun danger dans la révolution dont Paris a été le théâtre. Je ne suis sorti que pour aller au Collège de France, où l’admirable M. Burnouf continuait encore ses cours, au milieu des cris, des attroupements et des barricades. Notre quartier (j’entends la rue Saint-Jacques et la rue d’Enfer) a été fort agité, et servait de passage aux bandes armées qui se précipitaient vers le centre de la capitale. Mais on ne s’y est point battu : quelques coups de fusil ont seulement été tirés au Val-de-Grâce et au Panthéon. Paris est maintenant fort bruyant, mais la sûreté y est parfaite. La garde nationale nous sauve. Quant à l’avenir, les plus prévoyants n’osent en rien dire. En toute hypothèse, sois tranquille, chère amie. Tu connais mon caractère : quand il s’agit de lutter contre une force brute, je suis d’une prudence qui approche de la timidité. Je réserve ma force d’âme pour d’autres combats. Chacun ne cherche à lutter que par le côté où il se sont fort. Dans le cas où des levées extraordinaires auraient lieu on France, tu seras peut-être bien aise de savoir qu’un prix de l’Institut est expressément mentionné parmi les motifs d’exemption de la conscription. Ces réflexions ne sont pas lâcheté, tu le comprends ; je vaux très peu par mon bras ; mille autres me surpassent sous ce rapport ; il est clair que je dois préférer servir mon pays par les dons qui me sont spéciaux.

Je suis loin d’être aussi rassuré sur ton compte, chère Henriette, que tu dois l’être sur le mien. Dans quelques mois peut-être, des armées rivales nous sépareraient, si tu ne le prévenais par un prompt retour. Je regarde une guerre européenne comme imminente. Au nom du ciel, chère amie, fais-y réflexion. J’accepterais une place en province et nous vivrions. Peut-être le séjour de Paris ne sera-t-il plus longtemps désirable. La science va être bien troublée. M. Burnouf paraissait désespérer d’elle ; et quand en arrivant hier, nous avons trouvé notre paisible salle transformée en poste militaire, et gardée par des misérables en haillons, il me dit avec une grande tristesse que de longtemps nous n’y rentrerions point. Je ne partage pas toutes ses craintes au même degré. Toutefois, il est incontestable que tous ces mouvements sont fort préjudiciables à la science, et peut-être dans quelque temps le séjour d’une ville tant soit peu lettrée de province sera-t-il sous ce rapport préférable à celui de Paris. Ma résolution, quoi qu’il arrive, n’en restera pas moins fixe de poursuivre à tout prix mon développement intellectuel. Je ne vis que par là : sentir et penser, c’est tout mon être, c’est ma religion, c’est mon Dieu. La scène désolante dont tu me parles dans ta dernière lettre, chère amie, est un nouveau motif ajouté à tant d’autres pour embrasser le parti que je te propose, et que je ne regarde pas après tout comme impraticable. Plût à Dieu qu’il dépendît de moi de le rendre plus facile. Oui, excellente amie, il te faut un courage à toute épreuve pour supporter de pareilles injustices ! Quand pourrons-nous nous en consoler ensemble, et en parler comme de misères d’autrefois. Cela viendra, excellente sœur, j’en ai la douce espérance. Le moment actuel sera dur peut-être, mais après tout je ne sais si au point de vue de mon intérêt personnel (j’évite soigneusement de mêler ici toute autre considération) je dois me réjouir ou être fâché de ce qui s’est fait. On a souvent fait la remarque que les capacités trouvaient un débouché beaucoup plus facile à l’époque de notre première Révolution, que durant l’époque de calme que nous venons de traverser. Il va y avoir de terribles revirements dans la haute Université, il me serait téméraire de viser si haut, mais ceux qui remplissent les places vides laisseront eux-mêmes des vides. J’épierai, sois-en sûre, le moment favorable. Mais Dieu me garde d’avoir l’air d’entrer dans les dépouilles de personne ! Les personnes sur lesquelles je pouvais compter vont malheureusement être jetées dans l’ombre, A moins d’un retour aux formes constitutionnelles, lequel n’est pas, il est vrai, absolument impossible. Je continue toujours mon travail pour l’Institut. Peut-être travaillé-je pour moi seul. Arrivera que pourra. Il me faut, je t’assure, de la force de volonté pour appliquer ma pensée à des recherches aussi spéciales au milieu de ces profondes émotions. Tandis que la fusillade retentissait de tous côtés, je discutais l’intéressante question, si Abélard avait su le grec ; des politiques me trouveraient bien petit, mais il n’y a rien de petit pour la science bien entendue. — Le concours d’agrégation aura-t-il lieu ? Le litre de docteur conservera-t-il une valeur officielle ? Tout cela peut être mis en question par le temps qui court. Quelques membres du nouveau gouvernement ne voudraient pas moins que changer toute la forme de l'enseignement. Mais il est à croire qu’au moins dans les premiers temps rien ne sera innové.

Il n’est plus besoin, chère amie, que je le prie de ne pas m’envoyer le billet de cinq cents francs. Les dangers qu’il pourrait courir en route, et plus encore le besoin que tu en peux avoir selon les éventualités, seront des raisons que tu comprendras sans doute. Ma dernière lettre a dû te prouver d’ailleurs qu’il m’était pour le moment parfaitement inutile.


27 février.

Tout est fort calme. Le gouvernement fonctionne : un autre est déjà formé, Lamartine en tête : l’ancienne gauche s’y rallie. Je regarde comme très regrettable l’union du ministère des Cultes et de l’Instruction publique. La tolérance et le respect commandés dans la première de ces divisions, pourront amener dans la seconde des mesures fort intolérantes. Ajoutez que le parti religieux triomphe et parait tout disposé à confisquer à son profit tout ce qu’il pourra. D’ailleurs, le peuple comprend si peu la liberté de la science ! Ce sera peut-être la dernière qu’on obtiendra, et d’autant plus que les savants ne prendront pas le fusil pour la conquérir.

J’attends sans tarder une lettre de toi, excellente amie. Les circonstances présentes m’en font un besoin. Parle-moi surtout de ce qui te concerne. En cas de guerre, le dernier moment où tu pourrais fixer ton départ serait, ce me semble, celui où le consul français quitterait Varsovie, si tant est qu’il la quitte. Ce serait à ta prudence à voir si tu devrais le devancer. Songe qu’en prenant tes précautions, tu fais pour nous plus que pour toi. Adieu, excellente sœur ; ton ami tout affectionné,

E. RENAN.