MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


[Timbre de la poste : Paris, 21 février 1848]

Cette fois encore, chère amie, j’ai retenu quelques jours la lettre de mademoiselle Ulliac. Huit jours se sont écoulés sans que j’aie pu trouver un moment de loisir. A mesure que le terme où je dois remettre mon travail approche, mes instants deviennent plus rares. J’en trouverai cependant toujours, chère amie, pour m’entretenir avec toi. Si quelque délassement est nécessaire, nul assurément ne peut m’être plus doux. Mon travail avance d’une manière fort satisfaisante ; mais il me prend beaucoup plus de temps que je ne pensais. Je n’ai rigoureusement que le temps nécessaire pour l’achever : je pense toutefois qu’il ne serait pas impossible d’employer cette année le procédé qui m’a valu l’année dernière une prolongation au delà du terme fixé. Je n’en ai encore parlé à personne. Ce travail est difficile, minutieux, pénible, peu dans mes goûts et dans mes habitudes d’esprit ; je suis quelquefois fâché de l’avoir entrepris : mais il m’en eût trop coûté de laisser inutiles les documents curieux et en grande partie inédits que j’avais rassemblés sur ce sujet. Quelques bonnes fortunes sont encore depuis survenues, et m’ont fait un devoir de continuer. Je t’ai, je crois, déjà dit que M. Egger m’avait remis les notes qu’il avait lui-même recueillies sur ce sujet, pendant qu’il songeait à le traiter. Un heureux hasard m’a fait hériter encore les recherches bien plus précieuses de M. Ozanam qui avait songé aussi à le traiter de compagnie avec M. Egger. Ayant eu besoin de quelques renseignemonts sur les études classiques au Moyen-Âge dans les Îles britanniques, sujet dont il a fait une étude spéciale, je me suis trouvé amené à lui dire que je traitais le sujet de l’Académie. C’est alors qu’il m’a invité à aller prendre tous les documents qu’il avait lui-même recueillis. Ils sont d’un très grand prix, et portent sur les points les plus obscurs et les plus difficiles. Quelques-uns aussi (et c’est là ce qui fait le prix en ces sortes de travaux) sont inédits, provenant d’un voyage qu’il a fait dernièrement en Italie, en remplissant une mission scientifique dont le but était fort analogue au sujet proposé, et tandis qu’il était encore dans l’intention de le traiter. Ces secours, dont je ne fais pas un plagiat, donnent de la valeur au fond du travail. Je suis loin toutefois de compter sur le succès avec certitude, vu que je ne suis pas ici dans ma spécialité. Heureusement l’anonymat est de règle pour ces concours. On joint à son travail une lettre cachetée portant la répétition de l’épigraphe avec le nom de l’autour. On l’ouvre d’office pour le prix  ; les autres restent à tout jamais scellés  ; la mention honorable n’est même publiée nominalement que du consentement de l’auteur.

Comme tu le prévoyais, chère amie, j’ai de très fortes objections à te faire contre l’envoi d’argent dont tu me parles dans ta dernière lettre. Et d’abord, bonne Henriette, la somme que j’ai chez Alain est loin d’être épuisée. Sans pouvoir dire au juste, combien il reste encore, je présume que la somme s’élève au moins à trois ou quatre cents francs. Or cette somme m’est largement suffisante pour le reste de cette année scolaire, en supposant même que rien ne vienne la grossir. Je n’ai plus de dépenses considérables à faire. J’ai pris un autre moyen pour le dictionnaire sanscrit. Alain m’a procuré une excellente occasion pour Calcutta, où ces livres se vendent a beaucoup meilleur marché. J’ai depuis longtemps un habit. Effectivement, chère amie, il m’a été nécessaire pour les réunions dont tu me parlais, et qui se renouvellent, M. Garnier m’ayant invité en général pour tous les jours où il reçoit le soir, et qui sont le premier et troisième mercredis de chaque mois. Le costume de règle est l’habit noir et le gilet blanc, et je m’y étais conformé du premier coup. Tu vois donc, chère amie, que je n’ai devant moi aucun déboursé important à faire. Je te supplie donc de retarder cet envoi maintenant inutile, et qui, je l’espère, le sera encore plus tard. Tu comprends bien, chère amie, qu’au jour où j’en aurai besoin, je ne ferai nulle difficulté de te le dire. Tu me répètes souvent que nos comptes ne font qu’un ; j’accepte, chère amie, et j’espère qu’un jour aussi j’aimerai à te le rappeler.

Explique-moi dans ta prochaine lettre les règlements de la poste polonaise relativement aux lettres. Le poids accordé est-il le même qu’en France ? Comment se fait-il que tu paies des prix exorbitants pour les lettres que tu envoies, tandis qu’on paie en France le port entier ou une partie du port ? Entendons-nous, pour ne pas enrichir le Trésor à nos dépens. Vaut-il mieux affranchir chacun de son côté ou ne pas affranchir ? explique-moi tout ce matériel, bonne amie.

Si tu voyais dans l’histoire de Pologne, que tu connais nécessairement mieux que moi, ou dans ses antiquités, quelque fait qui allât au sujet de mon travail (grec au M. A.), tu me ferais un extrême plaisir en m’en faisant part. Les races slaves ayant été converties au christianisme par des apôtres grecs, il faut bien que cette langue joue un grand rôle dans leurs annales religieuses et littéraires. J’ai fait peu de recherches sur ce point : car il ne rentre dans mon sujet que comme appendice. Le programme ne parle que de l’Occident. Or la Pologne se rattache déjà au monde gréco-oriental. Néanmoins j’aimerais à avoir sur ce point quelques documents.

Paris est fort agité ces jours-ci. On craint beaucoup pour demain, jour du banquet du douzième arrondissement, que le ministère s’est engagé à arrêter. Sois sans inquiétude, quoi qu’il arrive. D’une part des forces si formidables sont accumulées à Paris que tout mouvement sérieux est impossible. D’autre part, au fond de ce tranquille quartier, on est aussi à l’abri qu’au fond d’une province. Adieu, excellente amie ; appuie-toi sur mon amitié, comme je m’appuie sur la tienne. Tu connais la tendresse et le dévouement sans bornes de ton frère et ami,

E. RENAN.