MONSIEUR RENAN,
rue de l’abbé de l’Épée, 8, à Paris (France).


22 janvier 1848. — Clemensow.

Qu’il me semble y avoir longtemps que je ne t’ai écrit, mon Ernest si cher et si aimé, et qu’il me serait douloureux que (u entrevisses quelque chose qui m’accuse dans ce silence si pénible et si involontaire ! Ma vie, tu le sais, est toujours un enchaînement de nécessités, et dans ces jours-ci un changement de résidence, un très prochain départ pour Varsovie, m’a obligée à des prévisions qui sont toujours une nouvelle cause de tracas. Pour tout compléter, dans le même temps, mademoiselle Ulliac me demande avec instances et promptement le travail ci-inclus, et quoique ce soit chose très peu importante, il fallait encore trouver le temps de le faire. — Oh ! sois-en certain, mon Ernest, ma pensée du moins ne te quitte jamais, et ce qu’il y a de plus affectueux dans mon coeur est sans cesse prés de toi !

Je le parlerai d’abord d’une vive contrariété que j’ai ressentie, qui dure encore, et qui a aussi contribué à retarder cette lettre. Je ne puis, très cher ami, m’empêcher de penser souvent que les fonds que tu avais à ta disposition doivent être certainement épuisés ; et cette idée, tu n’en saurais douter, me jette dans les plus pénibles inquiétudes. J’avais donc pris la résolution de joindre une remise de cinq cents francs à ma lettre de fin d’année. Il me fallait, il est vrai, compter sur la présence du père de mes élèves à Varsovie, pour avoir le billet que je désirais si vivement ; mais comme il devait se rendre dans cette ville vers le 15 décembre, tout me permettait de continuer à rêver mon cher projet… Hélas ! ce voyage qui devait se faire en décembre n’a lieu qu’à la fin de janvier ; le comte ne part qu’avec nous… Je n’ai pas, pour insérer dans ma lettre, le billet que j’aurais été si heureuse d’y joindre. Je l’obtiendrai certainement dans quelques jours ; mais je crains trop de te tourmenter réellement pour attendre jusque-là à t’écrire. — Mon Ernest, ne me dis pas non, ne me refuse pas, je t’en supplie. J’espère devancer la réponse où je crains de trouver des objections ; j’espère, dans dix ou douze jours, être plus heureuse que je ne l’ai été depuis six semaines. Il est impossible, absolument impossible que cette faible somme ne te soit pas nécessaire. La saison est cruellement rigoureuse ; je te demande, au nom de la plus vive amitié, de ne pas exposer tu santé en ne prenant aucune précaution contre ce froid si redoutable. Soigne aussi un peu ta toilette, cher ami. J’ai lu avec bien du plaisir dans ton avant-dernièro lettre, que M. Garnier avait ou l’aimable et bienveillante pensée de t’inviter chez lui avec une société d’élite. De pareilles circonstances peuvent se reproduire, cher Ernest, et je le désire de toute mon âme ; il faut donc que tu sois toujours en mesure de n’être en pareil cas différent de personne. J’ai souvent pensé que, pour des circonstances semblables, il serait peut-être bon que tu eusses un habit noir ; remarque si les autres invités sont en redingote, et mets-toi comme eux, je t’en supplie. Quelle que soit l’élévation des choses dont on s’occupe, il faut, dans des petitesses de cet ordre, tenir strictement à être comme tout le monde. C’est bien futile, mais c’est indispensable, surtout dans la jeunesse. Remarque la mise des autres, et aie soin, je t’en conjure, de t’y conformer. Quant à des vêtements chauds, je ne saurais croire que tu aies envers moi l’ingratitude de t’en refuser. — J’ai aussi pensé, mon bon ami, que, sur cette somme, il serait peut-être possible d’acheter le dictionnaire sanscrit qui te serait utile (ce dictionnaire de trois cents francs). Pourquoi non, mon Ernest, si cela peut t’épargner quelques travaux et donner quelque allégement à mes inquiètes sollicitudes ? — Je m’épouvante à la pensée des études si diverses que tu entreprends à la fois ; les alléger en quelque chose serait pour moi une si douce consolation ! Encore une fois, ne me refuse pas, mon bon ami, comme tu l’as fait pour la demande que t’adressait ma dernière lettre. Les joies sont clairsemées dans ma vie, ne me prive pas de celle-ci qui sera si bien goûtée ! — Au reste, je n’insiste plus, étant bien décidée à agir sans attendre ta réponse, ce sera pour moi le plus sûr moyen de remporter la victoire.

Les diverses et nombreuses vicissitudes d’espérance et de déceptions par où tu viens de passer, très cher ami, la tristesse que ces cruels mécomptes t’imposent, m’affligent profondément. Oui, l’expérience des choses de ce monde est rude et épineuse ! mais pourquoi faut-il que tu le saches déjà ? — Il paraît que le ministre en question n’a pas oublié ce qu’on appelait jadis l’eau bénite de cour, et que sa dernière promesse n’était pas autre chose. C’est triste à penser et à dire, mais je crois qu’il faut envisager la nécessité d’espérer ailleurs et par conséquent d’espérer différemment. — Qu’as-tu résolu, très cher ami, pour le concours supérieur d’agrégation auquel M. Garnier te conseillait de te présenter ! Il s’agit ici de choses si délicates, si difficultueuses, que je ne puis même l’aider du plus léger conseil. Pauvre Ernest ! comprendras-tu ce qui se passe en moi quand je te vois triste, découragé, retombant sur toi-même, et que je sens l’impossibilité de te relever par un avis positif et éclairé ! je n’ai à t’offrir qu’une amitié inaltérable, et que cette amitié est souvent stérile, malgré tous mes efforts ! — Il me semble peu probable ; cher ami, qu’en un concours si important on accorde une dispense, même momentanée, du grade de docteur, ceci serait alors un obstacle matériel. Tu le sais peut-être maintenant. — Sûre de la prudence et de la raison que tu mets a décider toute chose, je ne le fais qu’une recommandation, mon bien bon Ernest ; c’est de songer quelque peu à ta santé et a tes forces, et de ne pas entreprendre au delà de ce qui est humainement possible. S’il faut attendre un peu plus, sachons le faire, quoique ce soit bien douloureux, mais n’exposons pas ce qui est si nécessaire et qui ne se retrouve jamais une fois détruit. Pense, ami, pense quelquefois à mes craintes pour tempérer ton courage. — Je n’ai pas besoin de te dire, cher Ernest, que recevoir tes lettres est ma plus vive, presque exclusivement ma seule joie. Je ne veux pourtant point la ressentir, cette satisfaction chère et désirée, aux dépens de tes forces et de ta vie. Ne m’écris donc point, mon bon et précieux ami, quand il faudra pour t’occuper de moi ajouter à les veilles et:i tes fatigues. Je ne puis hésiter entre un sacrifice personnel, et une atténuation quelconque à tes immenses et continuels travaux. Je ne douterai jamais de ton cœur, même quand tu paraîtras me négliger ; — mais aussi avec quelle ardeur d’affection je lis tout ce qui me permet d’entrer dans ce pauvre cœur froissé et souffrant !…

Voici, cher ami, la nouvelle adresse sous laquelle il faut maintenant me faire parvenir tes lettres. Mademoiselle H…, chez M. Le comte André Zamoyski, — Nouveau Monde, — à Varsovie. — Cette fois nous n’habiterons point le vieux palais Zamoyski, qui appartient au grand-père de mes élèves ; nous allons prendre domicile dans une magnifique demeure que le comte André a fait bâtir pendant l’absence de sa femme. Cela s’appelle, je crois, le nouveau palais Z.  ; mais il vaut mieux s’en tenir à ce que j’ai écrit plus haut. Le Nouveau-Monde est le nom du plus brillant quartier de Varsovie. — Envoie, je te prie, celle adresse à notre frère ou à notre mère, en leur annonçant mon nouveau déplacement. Nous partons le 20 ou le 27, à moins qu’il ne survienne un de ces revirements auxquels je dois toujours m’attendre ; mais il est bien positif que je serai a Varsovie quand cette lettre te parviendra. On dit que nous y resterons jusqu’au mois de juillet. — Nous avons éprouvé ici des froids atroces, de vingt et vingt-cinq degrés au-dessous de zéro, et cela pendant si longtemps ! Il y a plus de deux mois que le thermomètre n’a pas été à moins de dix degrés, et plus de trois que, sans interruption, la glace n tout envahi. Oh ! que Dieu éloigne de toi et de notre patrie de pareilles calamités, qui sont ici toutes naturelles ! — Remets, je te prie, l’envoi ci-inclus à mademoiselle Ulliac, et prie-la de m’excuser si je ne réponds pas aujourd’hui à son affectueuse et bonne lettre. Non seulement le temps me manque complètement pour le faire ; mais l’espace aussi m’oblige de finir. Je ne pourrais rien ajouter à ce courrier sans m’exposer à payer douze ou quinze francs à la poste exigeante en l’on dépose mes lettres. Depuis mon retour, on me fait payer des prix si exorbitants pour les lettres que je fais partir, qu’il m’eût fallu prendre la triste résolution d’écrire moins souvent si nous n’étions pas allés à Varsovie. À l’occasion du premier de l’an, on m’a remis un mêmoire qui m’a consternée ; heureusement qu’où nous allons, c’est un peu moins exagéré.

J’envoie vers toi, ami excellent et apprécié, les plus affectueux, les plus fréquents souvenirs. Redis pour moi mille tendresses à notre mère. Tu es presque le seul, mon Ernest, qui me donnes des nouvelles de notre famille ; de Saint-Malo je n’en reçois que très rarement. Je comprends au reste, que maman devienne paresseuse à écrire. — Adieu, ami, adieu ! Tu es la joie, l’orgueil, toute l’espérance de ta vieille sœur, de ta constante amie.

H. R.