MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 27 janvier 1849.

Je n’ai point encore achevé la lecture de ta lettre, chère amie, et je srns le plus impérieux besoin de répondre aux premières pages, quii font naître en mon âme un sentiment que jamais, non jamais, je n’avais éprouvé. Quoi ! tu as douté de mon cœur, tu as pu prendre pour toi et pour notre excellent frère, cette âme si rare, des mots trop durs peut-être pour ceux mêmes à qui ils s’appliquent, mais qui certes ne peuvent se rapporter aux deux âmes qui me sont les plus chères, A celle surtout que, seule entre toutes les femmes, j’aime et j’admire. O Henriette, ma bien-aimée, ce qui m’afflige, je t’assure, ce n’est pas ce contre-sens en lui-même, mais ce qui me désole, c’est qu’il ait été possible, c’est qu’après de si longues années du commerce le plus intime que deux âmes puissent avoir l’une avec l’autre, un tel malentendu ait pu survenir entre nous, c’est que tu n’aies pas trouvé dans la conscience que tu dois avoir de mon cœur de quoi suppléer à ce que mon expression avait de défectueux. N’est-il pas trop évident qu’en frappant d’anathème les hommes qui sont entrés dans la vie politique on 1830, je n’ai pu parler que de ceux qui ont eu une vie politique ? Grand Dieu ! est-ce de l’âme la plus sympathique que je devais attendre cette judaïque littéralité, qui ne sait pas suppléer au demi-mot, et rectifier ce qui serait inexact dans son sens trop général ! En sommes-nous donc sur le terrain de ces sottes controverses, où on ne cherche qu’à prendre son interlocuteur dans ses mots, et à rétorquer contre lui des paroles incomplètes, dont le supplément se devine ? Quoi ! tu as pu croire un instant que ton frère, auquel tu as bien voulu parfois accorder quelque bon sens et quelque pénétration, ait pu dire une sottise comme celle-là : Tous ceux qui ont eu tel âge à telle année sont de mauvais cœurs. O Henriette ! Henriette ! quelle exégèse ! N’est-il pas plus clair que le jour que l’année 1810, comme les autres, a vu naître de pures et belles âmes, que les influences du régime de juillet, quelles qu’elles aient pu être (ce n’est pas la question) ont été nulles et par leur bien et par leur mal sur l’immense majorité de ceux qui ont traversé ce régime ? Enfin, ma bonne amie, comment as-tu pu appliquer à des personnes complètement étrangères à la politique des mots qui ne s’appliquent trop évidemment qu’aux hommes politiques ? Notre frère par exemple… certes cet excellent ami, avec sa vie retirée, son esprit droit et peu inquiet, aurait pu traverser des régimes de toutes les couleurs sans qu’il en fût rien résulté pour sa belle et bonne âme. Et tu me reproches son affection ; tu me rappelles ses larmes, comme si j’avais besoin de preuves de son amitié. Et toi, ô amie bien-aimée, toi sur qui se concentra en moi tout ce que Dieu a mis dans le cœur de l'homme pour la femme, tu m’argumentes ton amitié. O Henriette, Henriette, et moi je suis obligé de t’argumenter pour te dire que je ne crois pas que ton cœur soit un cœur de Mercure. Et tu restes sur ce thème trois pages durant, et du premier instant, tu n’as pas compris ma proposition sous sa forme exagérée, comme c’est un peu mon défaut. Eh bien  ! écoute : voici tout ce que j’ai voulu dire, crois-moi au moins cette fois : Mon opinion est que 1830 a été une époque défavorable pour entrer dans la vie intellectuelle et politique (et par là je n’entends pas l’acte d’avoir une opinion dans les choses intellectuelles ou politiques, mais pour parler net, le rôle d’écrivain et d’homme d’État) ; oh bien donc ! je crois que 1830 a été un mauvais moment pour débuter dans la carrière d’écrivain et d’homme d’État. Car on n’a eu sous les yeux dans les années suivantes rien de fort et d’original, mais seulement quelque chose de calme, pâle, peu élevé ; une petite vie, assez peu propre à agrandir, cette opinion, prise comme une pure vue critique, ne renfermerait même pas de blâme contre le régime de juillet ; car ce sont souvent les régimes calmes, réguliers, les régimes qui donnent sécurité et attirent l’esprit sur les petits soins et les petits intérêts, qui sont les moins favorables au grand développement intellectuel, qui ne végète puissamment que sous l’orage (voir Athènes, Rome, les républiques italiennes, Dante, notre XVI° siècle). Mais au fond, cette assertion n’est pour moi qu’un fait, celui-ci : tous nos hommes éminents sont de la portée de 1815, nous ne voyons pas que celle de 1830 ait rien produit ; de là, la mort complète de notre littérature, et l’affaissement général des esprits qui se manifeste de toutes parts. Et ce sont des idées de cet ordre que tu as été tourner en reproches personnels ? Mais tout le contexte n’était-il pas assez clair ? Voici un tour plus sérieux peut-être, et sur lequel je vais m’expliquer avec plus de sang-froid, car la question de cœur et d’amitié est désormais mise de côté. Ton esprit, me diras-tu, a été formé sous ses influences : or je n’hésite pas à te dire que je te place dans cette sphère plus élevée où de hautes influences peuvent agir ; oui, je te place parmi les pensées qui comptent. Ma proposition s’appliquait donc à toi ? — Non, mon Henriette, non, mille fois non, et si tu me le permets je vais te faire l’analyse psychologique de ton attachement au régime de juillet. Tu as embrassé ce régime comme le représentant des idées libérales, comme le résultat naturel de la noble révolution qui renversa la Restauration. Tu n’as jamais envisagé ce régime que par son beau côté, en tant que représentant la liberté et l’ordre, critiquable certes même à ce point de vue sur une foule d’actes de détail (cela est inévitable de l’aveu de tous), mais enfin dessinant assez, bien sa ligue générale. Puis quand sont venues les mauvaises années, quand le vieillard s’affaissant sur des espérances surannées ne vit plus, devant lui qu’un soin de dynastie, quand il devint sourd à tous les conseils (et dis-je ici autre chose que les témoins les moins suspects, le prince de Joinville par exemple, dans ses lettres publiées ?) quand une cour, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus antipathique à la France actuelle, apparut tous les jours de plus en plus envahissante, enfin quand on vit reparaître traits pour traits la Restauration, moins cette espèce d’air de majesté qu’elle avait par droit de naissance, alors tu n’étais plus parmi nous, tu étais dans un pays où le régime qui nous étouffait eût pu passer pour un âge d’or. Rends-moi justice, longtemps avant la révolution de février, ne te parlais-je pas dans le même sens ? Certes voilà plus qu’il n’en faut, je crois, pour expliquer comment la plus belle âme et l’esprit le plus élevé a pu avoir de la sympathie pour un régime qu’elle n’a connu que par ce qu’il avait d’honorable. Et cette apologie n’est pas pour toi seulement, je me l’adresse pour tous ceux dont l’estime m’est chère. M. Garnier, par exemple, celui-là, grâce à Dieu, n’était pas et ne se vante pas d’avoir été républicain de la veille. Et pourtant M. Garnier est à mes yeux le type de l’inflexible honnêteté. Aussi je craindrais de passer à tes yeux pour un démocrate enragé, si je te citais les dures paroles que je l’ai entendu, avant février, lancer contre Guizot, devant ceux qui étaient les plus étroitement liés à la politique du ministre, Saint-Marc-Girardin, Nisard, etc., qui ne répondaient pas, mais riaient. M. Burnouf encore, le vendredi 28 février, le jour où nous nous rencontrâmes tous deux seuls devant la porte de notre salle au Collège de France, transformé en place de guerre, je l’ai vu verser des larmes, tandis que nous gravissions les barricades pour regagner notre domicile, et me dire d’un air triste, en lisant sur les murs des proclamations où on invitait le peuple a ne pas quitter ses armes : « Nous n’avions pas fait comme cela en Juillet. » Crois-tu donc que j’aie pu un instant maudire des hommes pour lesquels je professe la plus haute estime ? Non, mon amie, fais-moi la grâce d’apporter à mes paroles ces rectifications de la bonne foi, sans lesquelles tout discours n’est qu’un tissu de sottises. Si je disais : « Malheur à celui qui, né vers 1700, est mort quelques années avant la Révolution  ; car celui-là a vécu dans le siècle le plus radicalement dépourvu d’idéal, celui-là a pu croire que le mouvement de l’humanité n’est qu’intrigues de cours et tactique militaire, que la création poétique n’est qu’un mécanisme artificiel, etc., » je dirais certes une phrase acceptable ; et pourtant quelle absurdité, grand Dieu ! si on la prenait à la lettre, si on appliquait cette malédiction à ceux qui ont traversé ce siècle immoral sans le connaître, M. Rollin par exemple, à ceux qui ont noblement réagi contre lui, comme Jean-Jacques, ou même si on l’appliquait exclusivement aux vrais représentants de ce siècle, à Voltaire, par exemple, Voltaire dont pour ma part je reconnais la paternité, tout en faisant mes réserves.

T’ai-je prouvé mon étrange thèse, chère Henriette ? t’ai-je prouvé que je n’ai pu songer à lancer contre toi l’anathème des mauvais cœurs ? Se peut-il qu’une fois dans notre vie, tu m’aies mis sur un pareil terrain ? En vérité, je ne puis le prendre au sérieux, et le sentiment de profonde douleur que j’ai éprouvé en lisant tes premières pages se change en un rire inextinguible. En y réfléchissant, je trouve cela si drôle, que je ne puis croire que toi-même tu n’en ries de ton côté. Il est bien sûr au moins que nous en rirons un jour ensemble.

— J’ai achevé la lecture de ta lettre et j’y trouve encore, chère amie, de désolants malentendus, et toujours de ces malentendus qui me font peino, parce que j’y vois je ne sais quelle mauvaise humeur qui prend à dessein les choses de travers. Par quel monopole, par quelle iniquité, me demandes-tu, ai-je réussi a sortir de la misère ? Suis-je coupable d’avoir empêché ma vieille mère d’aller mourir à l’hôpital, d’avoir été pour mon frère la providence terrestre ? Et tu ajoutes : « Oui, me répondras-tu peut-être avec Pierre Leroux, puisque tu l’admires… » Réfléchis à ce mot, ma bonne amie, et demande-toi si jamais une sœur a adressé à un frère, une amie à un ami, un reproche plus dur. Car enfin supposer que j’aie pu répondre oui à une telle question, c’est me dire que je suis un fou et un méchant. Je ne discute pas sur ceci ; car en vérité ai-je posé le moindre principe qui ait pu t’autoriser a m’attribuer une telle absurdité ? — Il y a plus, j’ai lu Pierre Leroux un peu plus que tu n’as pu le faire, et, bien que je n’aie nul intérêt à faire son apologie, je dois dire que Pierre Leroux n’eût pas répondu oui à une telle question, que cet homme presque aliéné d’esprit, mais d’un si admirable cœur, n’aurait que de l’admiration pour ton dévouement. Et d’ailleurs eût-il ajouté cette folie à tant d’autres, je n’en serais pas, je crois, responsable. Tu prétends que je l’admire ; faut-il en conclure que je me fasse solidaire de toutes ses rêveries ? J’admire dans le passé bien d’autres fous sublimes, sans être tenté de me faire leur disciple. J’admire Platon, sans songer à réaliser son immorale République, bien pire assurément que celle de Pierre Leroux et même de Fourier. J’admire les fondateurs du christianisme, tout en haussant les épaules sur leurs rêveries théurgiques et leurs grossières superstitions. Je dois même dire que l’expression admirera st trop forte pour Pierre Leroux. Je l’estime comme une âme assez forte pour avoir préféré au réel ce qu’elle considère comme la vérité. Un homme qui a marché l’égal des Guizot, des Cousin, des Villemain, qui eût pu comme eux arriver à son jour, et qui a préféré rester dans la plus profonde misère pour le culte de sa pensée, (et cela sous le règne de l’argent ! !), cet homme-là, dis-je, est digne du respect de tous ceux qui attachent encore un sens au mot vertu. Que ses idées soient étranges, folles même, que sa critique et son érudition atteignent le dernier degré du ridicule (il en est ainsi), je respecte au moins une conviction assez forte pour absorber si puissamment une vie. C’est là l’apôtre ; l’apôtre est à moitié fou, les gens pratiques le regardent comme idiot, parce qu’il n’a d’œil que pour le ciel ; le critique, sans se faire son disciple, tout on reconnaissant l’égarement inséparable d’une telle position intellectuelle, le respecte profondément comme une des plus énergiques manifestations des puissances de la nature humaine.

Henriette, il te manque une certaine impartialité, une certaine largeur, ou tolérance, qui fuit à toute chose sa part, qui ne s’attache à rien exclusivement, qui n’est d’aucun parti (tu es d’un parti, toi), mais qui voit dans chacun une face de vérité à côté d’une part d’erreur, qui n’a pour personne ni exclusion ni haine, parce qu’elle voit la nécessité de tous ces mouvements divers, et le droit qu’a chacun d’eux par la part de vérité qu’il possède, de faire son apparition dans le monde. L’erreur n’est pas sympathique à l’homme ; l’erreur n’est pas dangereuse : elle ne peut rien : une erreur dangereuse est une contradiction aussi bien qu’une vérité dangereuse. Car une pure erreur ne provoquerait de la nature humaine, qui après tout est bien faite, que dégoût et sentiment du ridicule. Ce qui fait le prosélytisme, ce qui entraîne le monde, ce sont les vérités incomplètes, partielles, les choses envisagées par un seul côté, avec négation du reste. C’est cette négation qui est l’erreur. Ce qu’un système affirme, c’est sa part de vérité, ce qu’il nie, c’est sa part d’erreur. Il n’erre que parce qu’il exclut ce qui n’est pas lui. L’erreur n’est que l’exclusion, la partialité, la négation de ce qu’on n’est pas. Le critique est celui qui prend toutes les affirmations, et qui, embrassant toutes choses, n’a d’exclusion pour aucune ; et c’est pour cela que le critique est peu fait pour le prosélytisme. Car ce qui est partiel est plus fort ; les hommes ne se passionnent que pour ce qui est incomplet, ou pour mieux dire, la passion les attachant exclusivement à un objet leur ferme les yeux sur tout le reste. C’est l’éternelle duperie de l’amour qui ne voit au monde que son objot. Amour exclusif est le parallèle de haine et d’anathème. C’est là ce qu’on appelle l’éclectisme, dans le bon sens. Voilé ce que disait M. Cousin dans ses beaux jours de jeunesse. Voilà ce que tu embrasseras avec la puissance de ta ferme intelligence, sitôt que de retour parmi nous, tu seras rendue au commerce vivant de notre mouvement intellectuel.

Un autre malentendu qui me fait peine encore, c’est que tu me jettes toujours comme objection les noms et les actes de ceux qui ont paru depuis février sur la scène politique, dont quelques-uns sont des noms odieux. Tu as l’air de supposer que j’ai avec eux quelque solidarité. Or ne t’ai-je pas mille fois répété que je n’avais nulle sympathie pour ces hommes, que je n’envisagerais jamais la question sous ce côté ? Les questions de principe m’occupent seules, je n’ai pas le temps de m’occuper de ces misérables personnes. Il n’y a que Lamartine auquel je tienne, parce qu’il est la personnification de mon idéal.


Paris, Dimanche 28.

Je relis encore ta lettre, ma bonne amie, chacune de ces lignes demanderait de ma part une page de réponse. Mais voici encore quelques passages que tu vas me permettre aussi de te citer il toi-même. « S’il m’a plu de placer en autrui le but de toutes mes espérances, de faire de toi le centre de ma vie, cette douce et si chère imprudence ne t’engage à rien… » et ailleurs tu reviens à diverses reprises sur ces espérances déçues, cette confiance trompée. — Mais tu as donc résolu de me percer le cœur !… Mon exégèse, chère amie, n’est pas aussi sévère que la tienne. Je veux interpréter ces paroles, et suppléer de mon cœur à ce que ne dit pas la lettre. Je suis convaincu que tu n’as pu douter un instant de mon amitié, je dirai mieux, de ma probité. Car que serais-je si je t’étais infidèle !… Non, tu n’as pu le penser. Tu as voulu dire sans doute que tu n’espères plus entre nous deux une pleine harmonie intellectuelle. Eh bien ! cette pensée, excellente amie, je ne puis davantage l’accepter. Il y a sans doute entre nos deux esprits (et je m’en réjouis pour le temps où nous vivrons ensemble), il y a, dis-je, entre nos deux esprits, de grandes différences dans lesquelles l’âge et l’expérience du monde ont une large part. Ton esprit exact et ferme, ton caractère aristocratique (dans le bon sens), ton admirable netteté, ton sens pratique si éminent, te rendent peu sympathique aux innovations hasardées et à tout ce qui sent l’exagération. Tout ce qui est hardi, aventureux, peu raisonné te déplaît. J’ai vu d’ailleurs peu d’esprits aussi dogmatiques que le tien, c’est-à-dire affirmant avec autant de fermeté ce qu’ils tiennent pour vrai. J’ai moins de fixité dans l’esprit, mon imagination m’emporte fort souvent, tout ce qui me parait humain et sensible m’entrainerait sans examen, si je n’y prenais garde. Chez toi, l’examen est la première chose ; chez moi, il ne vient qu’après le premier jugement porté par le cœur. De là une exagération générale dans mon expression. Il m’est extrêmement difficile de ne dire que juste ma pensée. Cela a de l’avantage pour |o style, et a vrai dire combien d’écrivains ne valent que par là ! Je vaux par ailleurs, je le dis sans modestie ni vanité ; mais j’avoue bien aussi que ce petit côté d’exagération et de verve a une bonne part dans ma manière. Cela me passera probablement, et je jure du fond de mon cœur qu’il n’y entre aucun calcul de charlatanisme. Il y a donc entre nos deux natures d’esprit de grandes différences ; mais ces différences ne sont-elles pas précisément la condition d’un commerce vivant et intimé ? On n’aime pas son semblable, on aime son égal. Qu’est-ce qui attire l’homme vers la femme et la femme vers l’homme ? les qualités que chacun d’eux n’a pas. Cela est si vrai que l’homme aime d’autant plus la femme, qu’elle est plus femme, et que la femme aime d’autant plus l'homme qu’il est plus homme. D’ailleurs je ne crois nullement que quand nous serons réunis, nous demeurions en désaccord sur des questions essentielles. Notre dissentiment à quatre cents lieues de distance n’a rien d’étonnant, et d’ailleurs à vrai dire, nous ne nous rencontrons pas sur les mêmes objets. Tu blâmes ce que je ne loue pas, je loue ce que tu ne blâmes pas. Suppose que nous soyons tous deux sur la colline qui domine Tréguier, au pied de la tour de Saint-Michel. Tu regardes du côté de la mer, et moi du côté de la terre, « je vois des champs, des vallées, une rivière, une petite ville sur le penchant, une montagne dans le lointain, dirais-tu. » — Et moi : « Je vois un clocher, des couvents, des maisons entourées de jardins, des navires et la mer. » Si une altercation s’élevait entre nous, pour savoir qui voit bien et qui voit mal, un tiers survenant pourrait sagement nous conseiller de regarder du même côté. Il est infiniment probable que nous verrions alors de la même manière.

N’avais-je pas raison par exemple de te dire de te mettre en garde contre toutes les nouvelles que tu ne verras pas dans les journaux français, quand je vois par le supplément de ta lettre qu’on a pu t’alarmer sérieusement par des puff comme celui-ci : le canon tiré pour une dispute de marchands de vin, dont j’avais à peine pour mu part entendu parler. Tu ne veux juger que les faits, dis-tu ; oh bien ! chère amie, ce témoignage-là, je le récuse encore. Il faut juger le résultat final, ou pour mieux dire, il faut l’attendre. Les émigrés de 91 prétendaient aussi qu’ils ne jugeaient que les faits. Mais certes qui n’aurait jugé la révolution d’alors que par les faits, l’aurait bien mal jugée, et comment en effet la jugèrent tant d’hommes éminents de l’Allemagne ? Certes je suis loin de te comparer, excellente amie, toi qui adores la France, à ses plus mortels ennemis, exilés de leur patrie par haine contre elle. Je veux dire seulement qu’il ne faut pas juger les révolutions par les faits de détail. Ainsi jugée, que serait celle de 89 ? un amas de crimes. Que serait celle de 1830 ? des barricades suivies d’une curée. Que serait celle de 48 ? Des barricades élevées par des gamins, suivies de pitoyables pugilats et d’une pluie de sang. Voilà les révolutions vues à la loupe. Vues de haut, au télescope, quelle différence ! Ce sont les grands pas de l’humanité, les jours critiques de sa vie, les ébranlements d’Encelade se tournant d’un côté sur l’autre, quand l’Etna pèse trop fort.

Tu me recommandes la prudence dans ce que j’écris, excellent conseil, chère amie. Mais je vais, je t’assure, te rassurer. Je n’écris plus absolument que dans le Journal de l’Instruction Publique et la Liberté de Penser. Le premier étant le Journal officiel du ministère, je ne peux, tu penses bien, y commettre de compromettantes hardiesses. Et quant à la Liberté de Penser, ses rédacteurs ont tout intérêt à ne pas se rendre impossibles. J’y prends d’ailleurs fort souvent le pseudonyme ou l’anonyme. J’ai résolu de faire l’essai dont je t’avais parlé sous le titre de : De l’Avenir de la science, titre qui est devenu mauvais avec les modifications que j’ai fait subir à mon plan. Je l’ai soumis à M. Egger qui l’a fort approuvé. Si tu avais besoin d’être rassurée sur ce nouvel essai, voici le gage le plus sûr que je puisse t’offrir, chère amie. Je compte lui donner la forme d’une lettre adressée à M. Eugène Burnouf, comme à mon idéal scientifique, à celui qui a confirmé A jamais ma vocation à la science. Tu comprends bien que je n’irai pas lui débiter des impertinences. J’attends toutefois à lui en parler, que je puisse lui présenter plusieurs pages, afin qu’il prenne une idée de l’ouvrage. Cette question de forme n’est même pas, je dois le dire, tellement arrêtée, que je ne me réserve de revenir sur ce point, si quelques idées refusaient absolument de se prêter à ce cadre. Je te donnerai dans ma prochaine lettre la table analytique des paragraphes. Je suis assuré que Joubert, l’éditeur philosophique, avec qui j’ai eu plusieurs fois affaire pour des articles tirés à part de la Liberté de Penser, acceptera le manuscrit à de bonnes conditions. Et dussé-je faire les avances, elles ne dépasseraient pas cinq à six cents francs, que dis-je ? peut-être pas quatre cents francs, que je serai assuré de couvrir par la vente. M. Egger, qui s’entend très bien en librairie, m’a assuré que j’en écoulerais environ cinq cents exemplaires. D’ailleurs j’envisage ce premier essai beaucoup moins comme une spéculation commerciale que comme un premier titre, une première manifestation de ma pensée intime. C’est pour cela que je désire l’émettre avant mes thèses. Ma vie ne sera jamais absorbée par l’érudition aride et sans vie. Je ne veux pas être confondu dans la foule de ces grimauds de compilateurs, qui passent leur vie sans remuer une idée. Je veux dire dès le début le sens que j’attache à la science, comment elle est à mes yeux inséparable de la philosophie, comment elle n’a de valeur que par la philosophie qu’elle renferme, comment la science est une religion, sacrée au même titre qu’elle, puisque seule elle peut résoudre à l’homme le grand problème des choses, etc. Ce sera ma profession de foi scientifique, mon Discours de la Méthode, mon Novum Organum. Je voudrais que l’effroyable réaction intellectuelle à laquelle nous sommes en proie sous ce néo-féodal M. de Falloux continuât jusqu’au moment de la publication. Cela lui donnerait un petit vernis d’opposition et d’actualité fort prisé en France, Malheureusement cela ne sera pas, à moins que pis n’arrive. J. Simon, que je vis jeudi dernier, nous assura que les batteries contre le ministère auraient un immanquable succès les premiers jours de la semaine prochaine. Je ne puis le dire à quelle exaspération tout ce parti est en proie. On complote beaucoup, et des choses de toutes sortes. L’agitation est d’ailleurs assez vive dans Paris. Le légitimisme ne cache plus ses batteries, M. de Falloux marche à visage découvert, et c’est lui qui est l’âme du cabinet. Il se peut qu’avant un mois les coups de fusil recommencent. Je te répète, chère amie, quoi que tu apprennes, ne crains rien pour moi. Je serai pour les révolutions de l’avenir ce que j’ai été pour celles du passé, spectateur curieux, rien de plus. Et ce que je dis pour les coups de fusil, je le dis pour les manifestations de toute espèce et pour quelque but que ce soit, même contre Henri V. Ma petite nature retirée et peu communicative me rend insupportables ces masses où disparaît l’individualité personnelle.

Quelle longue et douce causerie, excellente sœur ! Oui, douce, en ces dernières pages, car le sentiment pénible qui résulte pour moi de la lecture de ta lettre s’efface aussitôt que j’ai causé quelques instants avec toi. Cela me fait penser aux jours de l’avenir ! L’espace me manque complètement pour te parler des faits importants survenus au département de l’Instruction Publique. D’ailleurs en peut se demander s’ils auront quelque suite.

Lundi soir. — Étrange journée, telle que nous n’en avions pas vu depuis les jours néfastes de juin. Partout des canons, des troupes se croisant, le rappel, l’alerte sur tous les visages, ces bizarres accoutrements qui ne nous font plus rire depuis que nous y sommes habitués, sabres suspendus sur de vieux habits râpés, mines grotesques, le fusil sur l’épaule, uniformes de fantaisie. Et pourquoi tout cela ? C’est une énigme. Je viens de voir le journal du soir. Il semble que ce soit un 18 brumaire avorté. Les sympathies pour l’assemblée et la république sont universelles. Ce soir toutes les troupes sont rentrées. Il n’y a ni exaspération, ni agitation trop forte. Le gai Parisien ne fait encore que rire. Il y a des groupes, et un lecteur au milieu qui lit le journal. Les commentaires ne sont que malins. Ce matin, la physionomie de Paris était effrayante. Il a passé dans la rue d’Enfer plus de vingt pièces de canon. Ce soir au contraire, elle n’est qu’animée. On ne sait le résultat de la séance. Je regretterai ce bon M. de Falloux. J’aime à avoir ainsi quelqu’un contre qui je m’aiguise ou je m’agace. Il me faisait l’effet de ces petits corps d’ivoire qu’on donne aux enfants pour s’irriter les gencives et aider les dents à percer.

Mardi. — Tout est calme. Évidemment on a supposé un complot, et voulu provoquer une émeute. Et puis on jette toute cette agitation sur ceux qui n’y sont pour rien et qui en souffrent. Et on dit que ce sont eux qui empêchent le commerce par le trouble qu’ils entretiennent dans la rue. Voilà les gens comme il faut à l’œuvre.

Berthelot va beaucoup mieux : la guérison est meilleure qu’on n’aurait pu l’espérer. Il ne lui reste plus qu’un point noir dans le champ de la vision, lequel pourra disparaître avec le temps.

Adieu, bonne et chère amie : réponds-moi le plus tôt possible, rassure-moi sur les dispositions de ton cœur. Le mien sera toujours à toi sans réserve.

E. RENAN.


Mercredi midi. L’agitation sourde s’accroît. Au nom du ciel, ne crois pas à ces complots. Il n’en est rien. Ce sont des machines du ministère pour faire perdre l’assemblée et faire retomber sur le parti républicain l’odieux du désordre. J’y suis bien désintéressé, car je le répète mille fois, je n’ai pas de parti politique. Si Henri V pouvait rendre la France plus éclairée, plus morale, et par là plus heureuse, je serais pour lui.