MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 3 avril 1848.

Tes deux dernières lettres m’ont un peu rassuré, chère amie, bien qu’elles soient loin d’avoir calmé toutes mes inquiétudes. Je ne serai tranquille, que quand tu seras près de nous. Dans ces jours de bouleversement, il ne reste qu’à se serrer l’un contre l’autre, et à attendre le sort commun. Je sais, chère amie, combien l’éloignement grossit les terreurs, et nos journaux, il faut l’avouer, exercent terriblement sous ce rapport nos imaginations. Il y a quelques jours, on nous contait avec détail comment Varsovie avait été bombardée et était en cendres. Par un rare bonheur, j’avais ton avant-dernière datée du jour même ou avait dû se passer cette terrible catastrophe. Je fais justice de ces bruits sans autorité qu’on sème pour éveiller notre public, ou promettant la confirmation au lendemain ; mais avoue toutefois, chère amie, que sans être alarmiste, il y a de quoi s’effrayer. Je persiste, chère Henriette, à regarder comme impossible la prolongation de ton séjour dans le pays que tu habites. Le voyage s’effectuerait-il plus facilement en ce moment qu’un peu plus tard ? je reconnais que tu es sur ce point meilleur juge que nous. Je te l’abandonne ; mais au nom du ciel, bonne amie, ne te laisse arrêter par aucune considération dans de pareilles circonstances, et ne laisse pas arriver les choses au point extrême, oh les difficultés seraient peut-être insurmontables. Il est trop tard pour échapper au tremblement de terre, quand on ressent déjà les premières secousses. Ce qui me rassure, excellente amie, c’est que tout cela n’est que du simple bon sens, et que tu le comprends tout aussi bien que moi.

Notre patrie continue à être calme, au moins en apparence. La situation financière et commerciale est seule des plus alarmantes : les capitaux se cachent, et on ne conçoit que trop pourquoi. C’est pourtant là un fort mauvais calcul. L’atteinte à la propriété viendra le jour où le peuple se fâchera décidément de cette mauvaise humeur trop peu dissimulée, et ira chercher sous les verrous l’or qu’on y recèle. La plus grande difficulté vient des promesses imprudemment fuites aux travailleurs, promesses qu’il sera également impossible et de retirer et de réaliser. Le dissentiment de la province et de Paris est fort sensible, mais ne se traduit par aucune hostilité. Les élections de Paris seront des plus démocratiques : l’aristocratie et le clergé ont pris une immense influence sur celles des provinces : tu ne saurais croire à quel point le second de ces corps est redevenu puissant. Il est indubitable qu’un grand nombre d’évêques et de prêtres siégeront à l’assemblée. Il n’est aussi que trop vraisemblable que cette assemblée ne sera pas du goût des clubs de Paris, et qu’elle sera traitée comme le furent nos premières assemblées délibérantes par la commune. Qu’en résultera-t-il ? Une pétition se couvre de signatures dans l’Ouest, à l’effet d’obtenir que l’assemblée ne siège pas à Paris, et qu’elle soit protégée par des délégués de toutes les gardes nationales du pays. C’est une bien malheureuse idée : mais il est sûr qu’il y a là un danger réel et une difficulté presque insoluble. L’enthousiasme du peuple de Paris est impossible à décrire. C’est un délire, auquel rien ne résisterait.

Ces circonstances sont bien mauvaises pour nous tous, chère amie. Je suis aussi fort inquiet des affaires de notre frère. Ses lettres sont sur ce point très laconiques : il me dit seulement qu’il n’a ressenti aucun contre-coup des sinistres commerciaux qui ont affligé le pays, mais que toute affaire est impossible. Ce que me dit maman est moins rassurant, et sans qu’il ait fait de pertes directes, la position de notre frère serait fort difficile, les capitalistes retirant leurs fonds, et les débiteurs ne pouvant payer. J’espère toutefois que si la crise ne continue pas trop, la prudence de notre ami le préservera de tout malhaur. — L'enseignement continue à se désorganiser de la manière la plus déplorable. La philosophie est très sérieusement menacée dans les collèges, où déjà il avait été question de la supprimer. L’agrégation aura pourtant lieu comme d’ordinaire. Je vais commencer bientôt ma préparation immédiate. Lors même que la philosophie serait supprimée, il serait pourvu d’une façon équivalente à la position des agrégés. Si la désorganisation était complète, chère amie, que forions-nous ? Une pensée m’est souvent venue, et bien que je m’y arrête peu, je te la communiquerai. Un établissement particulier, où se continuerait la tradition des bonnes études et de la culture libérale au milieu du bouleversement, serait sans doute une noble et honorable création. Les fonctions de chef d’institution dans l’état ordinaire des choses seraient sans doute celles qui me seraient le plus antipathiques : mais tu conçois que dans de telles circonstances le point de vue serait tout autre, et que de telles fonctions pourraient être singulièrement relevées aux yeux de la morale et de l’intelligence. Pourquoi ne nous réunirions-nous pas pour cela ? Tu dirigerais la maison, et moi je dirigerais les études. Si tes fonds ne suffisaient pas, nous trouverions, je pense, des actionnaires parmi les hommes instruits. M. Garnier, j’en suis sûr, nous arrangerait cela. Mais tout ceci ne serait qu’au cas où l’enseignement classique serait entièrement interrompu : car en toute autre. circonstance, ces sortes d’établissements ne sont qu’une vile exploitation de cuisine.

J’ai porté aujourd’hui moi-même mon mémoire à l’Institut. Je suis le seul, non seulement pour le concours prorogé, mais pour le prix courant de cette année, Je ne sais trop quels sont dans ce cas les règlements ; mais il est bien probable que l’Académie décerne le prix au concurrent quoique unique, lorsqu’elle juge la question suffisamment traitée. J’ai donc de nombreuses chances de réussite. J’ai été admis d’ailleurs à présenter un supplément après le terme. Tout sera terminé dans quinze jours ; encore ce qui me reste à faire est-il fort peu important. Le prix est de deux mille francs. — Mon article sur la philosophie du langage sera inséré dans le prochain numéro de la Liberté de Penser. Tiré à part, il formera une brochure d’une quarantaine de pages compactes. — Les cours ont recommencé la semaine dernière d’une manière à peu près régulière. M. Burnouf est membre de la nouvelle commission des études. Mais l’esprit de ceux qui la composent est si peu libéral, les tendances du ministre sont si grossièrement populacières qu’il s’abstient d’y aller. Je le vis le jour de la fameuse circulaire qui a soulevé ton indignation, ainsi que celle de tous les esprits éclairés : il était hors de lui. Ce M. Carnot[1] est un homme fort ignorant et sans idées, ne voyant d’autre but à l’instruction publique que de républicaniser les masses.

Adieu, excellente et bien chère amie : écris-moi fréquemment : à bientôt peut-être ; tu connais ma tendresse.

E. RENAN.


Le médecin français de la maison du comte est-il parti ? Et le consul de France ?

  1. Lazare-Hippolyte Carnot, fils du grand Carnot.