MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 23 avril 1848.

Excellente amie,

A combien d’angoisses je suis encore livré sur ton compte, et combien je regrette que tu aies cru devoir différer ton départ ! Ce n’est pas que j’ajoute une foi entière à tout ce qu’on nous raconte. Mais c’est précisément ce qui fait ma peine  ; je ne sais à la lettre à quoi m’en tenir. Mon Dieu ! ma sœur bien-aimée, réfléchis-y pendant qu’il est temps encore. Ne vaut-il pas mieux faire dès à présent ce qu’il faudra faire dans un délai assez court, et peut-être avec beaucoup plus de difficulté que maintenant ? Je sais que toi seule, chère amie, peux porter un jugement sur tout ceci avec connaissance de cause : mais je redoute que ton dévouement ne t’aveugle et ne te fasse oublier la prudence. Que veux-tu dire, chère amie, quand tu me dis dans ton dernier billet que tu ne peux que partager le sort de cette famille ? Qu’y a-t-il sous ces mots ? Veux-tu exprimer un fait malheureusement trop vrai pour le moment, ou une résolution pour l’avenir ? Les assurances que tu m’as données dans tes lettres précédentes me font espérer que ce n’est pas ce dernier sens que tu y attaches. Plus encore, ton bon sens m’assure que tu n’as pu nous oublier à tel point. Je comprends parfaitement, chère amie, tout ce que peut avoir d’inconvénients le retour dans un pareil moment. Je ne te l’aurais peut-être pas conseillé, si je n’avais eu d’autres motifs que ceux tirés de la conduite du comte à ton égard, bien que ceux-ci fussent sans doute plus que suffisants pour décider ton départ. Ce sont d’autres considérations qui me déterminent, tu le comprends, et contre celles-là nulle autre ne peut tenir. Qu’il me tarde de savoir si de nouveaux événements n’ont pas changé à cet égard tes résolutions ! Nos journaux ont parlé d’arrêtés concernant les Français dans le pays que tu habites, mais d’une manière si contradictoire et si obscure, que je ne sais que croire. Selon quelques-uns, les Français qui n’auraient pas profité immédiatement de la facilité de départ qui leur était offerte, devraient être à l’avenir considérés comme sujets russes. Tu ne m’as pas encore répondu sur cette question que je t’adressais : Le consul français et le médecin sont-ils partis ?

Un événement assez heureux pour moi s’est passé depuis ma dernière lettre. M. Jacques, qui se porte comme candidat à l’assemblée nationale dans le département de Seine-et-Oise, et qui, pour soutenir cette candidature, a été obligé de quitter Paris, m’a choisi pour son suppléant dans sa chaire de philosophie au Lycée Descartes (Collège Louis-le-Grand), et je remplis cette fonction depuis quinze jours. S’il est élu (ce qui malheureusement me semble peu probable), je pourrai obtenir une nomination officielle pour cet emploi et par conséquent le traitement fixe. Il me l’a lui-même assuré, bien que cela ne dépende pas uniquement de lui. Quant à la difficulté dont tu m’as souvent parlé et dont je suis tombé d’accord, celle d’accepter quoi que ce soit sous l’administration actuelle, elle n’existerait pas, tu le comprends, pour une fonction où j’aurais été porté par le titulaire, et où je n’aurais besoin que de l’agrément du ministre, lequel dans ce cas suit presque toujours celui du proviseur. En tout cas, j’aurai toutes les suppléances éventuelles, et M. Jacques, qui s’occupe beaucoup des affaires, ne se fera pas faute de m’en laisser. Cela m’exerce pour la prochaine agrégation. Mes élèves, dont quelques-uns sont fort intelligents, paraissent très contents, et moi, de mon côté, je suis bien aise de voir levée une appréhension que j’avais toujours eue et qui m’inspirait de l’aversion pour le professorat des collèges ; celle de ne pouvoir maintenir la discipline dans une classe de cinquante grands gamins. Je n’ai pas ou le moindre sujet de plainte, et pourtant la position du suppléant est sous ce rapport dès plus épineuses, et le collège susdit était, il y a quelques jours, en pleine révolte.

Cette occupation m’a empêché de remettre aussitôt que je l’aurais voulu le supplément à mon travail de l’Institut. J’en suis pourtant à mes dernières pages, et j’irai le porter demain ou après-demain. Un autre travail de circonstance dont je suis chargé pour notre Revue Philosophique, et qui doit être fini de toute nécessité dans dix jours, me tient en haleine, et m’oblige encore bien malgré moi à réduire les proportions de cette lettre. — Pas de nouvelle bien entendu du travail envoyé ; le bureau n’est pas encore formé. Il est question d’une réorganisation de l’École des Langues Orientales sur un pied plus satisfaisant. Que je regrette de ne pouvoir te parler plus longuement de ce qui s’est fait pour le Collège de France ! Je ne puis résister répondant au désir de t’en faire au moins l’historique. Dès les premiers instants de la nouvelle organisation, on conçut le plan et on annonça la réalisation prochaine d’une École d’administration, ayant pour but de fournir aux carrières administratives, comme l’École Polytechnique fournit au génie militaire, aux Ponts-et-chaussées, etc. Jean Reynaud, le président de la commission des études, homme assez distingué, et qui est beaucoup plus ministre que le ministre lui-même, fit à ce sujet un rapport ou il proposait d’annexer la nouvelle école au Collège de France, mais sans détruire le caractère libre et scientifique des cours actuels. Ces cours seraient suivis faculttativement par les élèves, et on y adjoindrait sept nouveaux cours, qui constitueraient à vrai dire la nouvelle école. Cela était sans doute attaquable ; c’était briser l’unité de cet établissement célèbre ; mais aussi c’était le sauvegarder contre l’inintelligence, peut-être la barbarie populaires, en lui donnant un air officiel et pratiquement utile. Car on ne conçoit plus que cela. M. Burnouf, qui connaît intimement Jean Reynaud, m’a assuré que cette pensée conservatrice avait été celle qui en effet l’avait dirigé. Malheureusement M. Carnot n’a pas été aussi intelligent : quelques jours après le projet, parut un déplorable arrêté, dans lequel tout l’esprit de la proposition était faussé. Ce n’est plus une école annexée au Collège, mais c’est le Collège qui devient école d’administration. Des cours sont supprimés (cours de poésie latine, d’économie politique, de législation comparée, de turc) sous les prétextes les plus frivoles ; mais en réalité par animosité personnelle contre les professeurs qu’on ne pouvait briser qu’en brisant leurs chaires ; les nouveaux cours sont établis, et remplis presque tous par des membres du gouvernement provisoire. Enfin l’institution nouvelle est présentée comme une réorganisation, c'est-à-dire une désorganisation de l’ancien établissement. L’enseignement scientifique n’est plus là évidemment qu’une superfétation, un appendice inutile qu’on conserve pour la forme. Il n’y a plus de Collège de France. Un règlement ultérieur a cherché, il est vrai, à rattacher l’une à l’autre ces deux parties trop disparates. Il a été réglé que tous les professeurs de littératures anciennes feraient un nombre déterminé de leçons (quinze pour le sanscrit, cinq pour le persan, quinze pour l’hébreu, etc.) accessibles au commun, et où les élèves de l’école pussent assister. Mais ce n’est qu’un expédient ridicule, dont on s’est moqué. Que signifie d’obliger des futurs employés du ministère, à écouter quinze leçons sur Rama et Vischnou ? Évidemment, cela n’est établi que pour mettre un lien artificiel entre les deux parties de l’école, dont l’une tendra toujours à expulser l’autre. Pour ma part, chère amie, je serais désolé de cette nouvelle institution, si je croyais qu’elle dût durer. Mais je ne le pense pas, et peut-être aura-t-il été utile que le Collège de France ait traversé l’orage sous le couvert d’un nom protecteur aux yeux de nos barbares.

Adieu, excellente amie, tu sais avec quelle affection je suis ton frère et meilleur ami.

E. RENAN.