MONSIEUR ERNEST RENAN
recommandé aux soins et à l’obligeance de M. Daremberg, rue d’Enfer, 53.


Varsovie, 10 avril 1850.

Ah ! mon Ernest chéri, que de tristes choses se sont passées depuis que ma voix n’a pu arriver jusqu’à toi ! je voudrais retenir ces lignes, quand je songe à l’impression douloureuse qu’elles vont te causer, — et pourtant il faut que je te les adresse. Il y a quinze jours, je t’écrivis il Rome que j’étais malade et privée de tout secours dans le désert de Clemensow. Depuis, j’ai été dans le plus pénible état ; et maintenant je suis à Varsovie et un peu mieux, mon bon et mille fois cher ami. Il s’agit d’un mal de gorge, dans les voies de la respiration. J’en ai ressenti quelque chose pendant l’hiver affreux qui vient de s’écouler, mais depuis un mois, c’est devenu très violent. Dès que le temps m’a permis de me mettre en voyage, je suis partie pour Varsovie, en dépit de tous les obstacles. Le médecin français que j’ai enfin vu ici, a trouvé le mal de la plus haute gravité, mais conserve toujours une grande espérance de le guérir. C’est une irritation de la gorge poussée à de très hautes limites ; cependant, je le répète à dessein, mon bien-aimé frère, il m’autorise à te dire qu’il conserve tout espoir de guérison. Il a attaqué, à l’aide d’un acide, des boursouflures énormes qu’il y avait dans cette malheureuse gorge, et maintenant je parle et je respire plus librement. — Mon Ernest, mon frère chéri, je n’ai qu’un sentiment, qu’un désir, c’est de me rapprocher de toi, de notre mère, de notre patrie, d’aller chercher enfin un ciel moins rigoureux. Le médecin m’a formellement déclaré que, lors même que j’obtiendrais maintenant une guérison, je ne dois pas m’exposer à passer ici un nouvel hiver. D’un autre côté, il s’oppose aussi à ce que je parte tout de suite, à cause de l’état humide et encore froid de l’atmosphère ; rien ne me serait, dit-il, plus nuisible. Il me faut donc attendre, très cher ami ; mais j’espère, oh ! oui, j’espère que l’attente ne sera plus très longue. Je t’assure, mon bien-aimé, que pour bien des motifs je voudrais l’abréger. Je suis seule à la ville, tous les autres sont restés à Clemonsow. Le voyage (cinquante lieues) m’a un peu fatiguée ; mais que je suis contente d’être venue, d’avoir enfin les conseils d’un homme qui m’inspire de la confiance ! — Ami, ami, sois courageux on lisant ces tristes lignes, Espère, oh ! espère que le Ciel te conservera ta vieille amie, celle qui t’a toujours si tendrement aimé. Il ne s’agit pas d’une maladie aiguë ; ce que j’ai a très vite passé à l’état chronique. Il me faudrait du soleil et de la chaleur, mais le moyen de m’en procurer ? — A mains jointes, ma douce idole, je te supplie de supporter courageusement ma destinée  ; tout n’y a pas été rigueur : je l’ai si tendrement chéri !… Nuit et jour je cause avec toi dans mon cœur et ma pensée. Au milieu de ma solitude, solitude sans égale, je ne me sépare pas un instant de ton souvenir, et c’est en te prenant idéalement la main que je supporte les remèdes douloureux qu’on emploie contre mon mal. On me souffle maintenant, trois fois par jour, de la poudre d’alun dans la gorge ; c’est très désagréable, mais je trouve que cela me fait du bien. J’ai un très bon médecin, cher ami ; les premiers docteurs de Paris, au milieu desquels il s’est formé, ne m’inspireraient pas plus de confiance. Sois donc tranquille sur ce point, mon Ernest, et aie du courage pour les autres. Ah ! si je pouvais te revoir !

Le médecin m’a interrompue, très cher ami ; il sort de ma chambre après m’avoir dit plusieurs paroles rassurantes que je m’empresse de te transmettre. Il n’y a pas d’aggravation dans l’état de ma gorge ; pourvu que le larynx ne soit pas profondément affecté, le médecin espère une guérison, et jusqu’à présent il ne croit pas que cet organe ait beaucoup souffert. Je tousse peu, ce qui est sous ce rapport un bon symptôme. Mon bon frère, espère, mais réunissons-nous ; le revoir est mon vœu de tous les instants ! — le médecin m’a déclaré qu’à la fin de mai ou dans le courant de juin je pourrai soutenir le voyage.

Très cher ami, ta mission te permettra-t-elle de venir à cette époque ou un peu plus tard me chercher à Berlin ? Si j’étais certaine que cette lettre te parvînt, j’y renfermerais à cet effet un billet de cinq cents francs ; mais si elle se perdait dans les détours si multipliés et si déplorables que notre correspondance doit subir ? Écoute : je vais tâcher, avant quelques jours, d’envoyer cette somme a M. Daremberg, en le priant de la tenir à ta disposition ; j’espère qu’il te sera possible de la faire venir promptement de Paris au lieu où tu te trouveras, cher et bon Ernest. Tout mon être se ranime à l’idée de te revoir ; oh ! puisse le Ciel réaliser cette dernière espérance ! Lors même que ta mission t’obligerait à retourner a Paris, tu viendrais ensuite à Berlin. Le comte me fera conduire chez sa fille mariée, le mari de cette dernière m’accompagnera à Berlin, et s’il t’est possible, mon bien-aimé, de venir on cette ville, je ne ferai plus un pas sans appui.

12 avril. — Un petit mieux, mon Ernest, mais un mieux marqué dans ma malheureuse gorge. Mon docteur a été content ce matin de l’état ou il l’a trouvée. Je suis loin d’être bien, mais rattachons-nous à l’espérance. O mon frère, ô ma chère âme, ô mon plus doux lien ici-bas, sois courageux quoi qu’il m’arrive, mais crois bien surtout que c’est pour toi que je me rattache à la vie. — je t’assure, mon Ernest, que je suis mieux ; je ne puis pas encore parler, ou du moins je ne parle que peu, mais je n’ai plus dans la gorge les déchirements continuels que j’y ressentais. Achève ta mission, cher ami, et tâche d’être à Berlin au commencement ou dans le courant de juin. Il me semble que près de toi, sous un chaud rayon de soleil, je reviendrai encore à l’existence. Le médecin qui me traite ne pense pas que je doive passer l’hiver prochain même à Paris, il serait d’avis que j’allasse dans le midi de la France ; mais nous en parlerons plus tard. Si je ne puis pas envoyer à M. Daremberg les cinq cents francs dont je te parle, j’espère, cher ami, que tu pourras faire venir cette somme de Saint-Malo ; j’aurai à Berlin tout ce qu’il nous faudra pour aller jusqu’à Paris. Te revoir, mon Ernest, voyager avec toi ! ah ! mon cœur bat encore à cette douce idée ! — Il faut fermer cette lettre, mon Ernest ; mais je t’assure que je l’achève avec une espérance bien plus vive que celle que j’avais en commençant. Te revoir dans deux mois ! Cette pensée me fait oublier que mon cruel mal me menacera longtemps. — Ah ! qui dira jamais avec quelle tendresse je t’embrasse et je soupire vers toi !

H. RENAN.