MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 16 décembre 1848.

Excellente amie, que les intervalles de notre correspondance me paraissent longs, depuis que je m’étais habitué à voir chaque semaine quelques mots de toi ! Ton silence et la lettre récente de mademoiselle Ulliac m’ont fait conclure que ta santé était enfin rétablie ou du moins que l’amélioration dont tu m’assurais dans chacune de tes lettres, continue lentement. Et pourtant nos journaux parlent toujours du choléra comme sévissant à Cracovie. Quant à Varsovie, si quelque chose pouvait faire comprendre le mur de séparation qui existe entre le pays que tu habites et le nôtre, c’est le silence qu’ils ont tenu, faute de renseignements sans doute, sur les ravages du fléau dans cette ville. À peine parlaient-ils d’un fait, qui ou temps ordinaire et dans un pays européen, eût été un événement.

Voilà donc la grande folie accomplie, chère amie ! Louis-Napoléon Bonaparte est président de la République française. Il est certes difficile d’être plus désintéressé que je ne le suis dans cette affaire. J’avais une antipathie naturelle pour Cavaignac, à tel point que je n’ai pas voulu le faire bénéficier de ma voix, et que j’ai préféré me donner le plaisir innocent de voter pour Lamartine. J’en suis presque fâché à la vue de ce qu’on nous prépare. Quel avenir, grand Dieu ! Cela va être pis que sous la Restauration. On donne pour certaine la nomination de M. de Falloux au ministère de l’Instruction Publique. Imagines-tu la portée d’un tel acte ? M. de Falloux, tu le sais, n’est qu’à une nuance de M. de Montalembert. Ce qu’il y aurait de plus désirable, ce serait qu’ils fussent assez imprudents pour frapper un grand coup ; alors nous leur ferions une croisade en règle. Mais ils s’en garderont ; ils nous mineront sourdement, ils nous épargneront des persécutions, qui seraient des titres à valoir à la prochaine révolution. Rien ne peut dépeindre la débâcle du parti Jeune Université (École Normale, Liberté de Penser, etc.). La plupart de ces jeunes gens avaient voulu faire les personnages publics, et s’étaient fort avancés en articles de journaux, brochures, discours de clubs, etc. Certes, je peux m’en laver complètement les mains ; car j’ai toujours trouvé cette misérable petite action de détail indigne de l’homme intellectuel. Le vrai penseur a sa mission bien plus haute. Il doit s’adresser aux idées, chercher a modifier le tour d’imagination généralement répandu, mais mépriser ces misérables questions de personne. Je souffre vivement toutefois de voir l’échec que vont recevoir de cette plate restauration les idées libérales. Et si un tel régime devait durer, j’en souffrirais plus que personne ; car je suis engagé, et je suis résolu à marcher hardiment, sauf les conseils de prudence, pour lesquels tu peux compter sur moi. Si la réaction intellectuelle (je parle de celle-là seulement) était trop forte, il se pourrait que je rompisse le silence, et qu’interrompent mes arides recherches, je reprisse un cadre que je manie et remanie depuis fort longtemps (je t’en ai parlé, je crois, je le désigne par ces mots : de l’avenir de la science) afin de dire hautement et largement ma pensée. Je ne le ferais qu’au cas où je serais sûr qu’un vif écho me répondrait dans un monde assez étendu. — Une nouvelle société d’actionnaires vient d’être formée pour notre Revue, l’ancienne ayant été dissoute, par suite de dissentiments sur la direction » M. Lamartine est en tête de la nouvelle liste. Ces messieurs m’ont proposé d’y figurer, en changeant en une action de cinq cents francs les sommes qui m’étaient dues pour les articles que je leur ai donnés. J’ai accepté ; c’est, je crois, un très mauvais placement au point de vue financier ; mais je n’y devais point regarder avec ces messieurs qui m’ont accueilli avec tant d’empressement et de bienveillance. On se réunit tous les jeudis soirs chez Jules Simon. J’y vais quelquefois. Ce n’est pas précisément une société de mon goût ; Jules Simon lui-même n’est pas l’homme idéal que j’aime, et dont je trouve tant de traits dans M. Cousin et M. Burnouf et même M. Garnier ; mais enfin nous sympathisons sur une foule de points, et je trouve parmi eux une franchise et un libéralisme de très bon aloi, joints à beaucoup d’esprit.

L’avenir, ces jours-ci, m’attriste beaucoup. On a mis les rênes de la France, la direction de la pensée entre les mains d’une masse aveugle, arriérée de deux ou trois siècles, et la sotte bourgeoisie, qui a peur de ses propres principes, laissera faire. Car elle préfère ses écus à ses principes et à la culture intellectuelle. Je crains beaucoup plus la barbarie cette fois que je ne la craignais en face du débordement démocrate-socialiste. La majorité est trop lourde pour gouverner ; la majorité ne veut que repos, bien-être, sécurité. Or repos, bien-être, sécurité sont inconciliables avec le progrès. Celui-ci ne s’obtient qu’en sacrifiant un peu des premiers. Pour faire marcher l’humanité, il faut la traîner ; elle est naturellement lourde et endormie. Le rôle des minorités est de la secouer, de l’empêcher de prendre trop ses aises ; car elle s’y corromprait. C’est ce rôle des minorités qu’on a rendu terriblement difficile par cette grande absurdité du suffrage universel. Rendre l’humanité digne d’une telle institution devrait être le but de tout gouvernement, et le crime du régime déchu est d’avoir fait tout le contraire ; mais la lui donner avant le temps, c’est pure folie, et nous allons en éprouver les tristes conséquences.

Je continue activement mes thèses : c’est un immense travail et des plus arides ; mais je suis certain qu’il aura du prix au moins aux yeux des personnes qui en seront les juges. Il m’en coûte infiniment de renfermer dans ce cadre étroit mon activité intellectuelle, qui est maintenant à sa plus grande énergie. Les travaux accessoires dont j’entremèle mon œuvre du moment ne me soulagent même pas suffisamment. Que je te voudrais auprès de moi ! Cette pensée me poursuit sans cesse ; elle résume tous les besoins de mon cœur. J’ai éprouvé ces jours-ci une affliction des plus vives. Il vient d’arriver un terrible accident à mon excellent ami Berthelot. Il travaillait cette année au laboratoire de chimie de M. Pelouze ; mais cette ardeur à chercher, qui est le trait de son esprit, ne put se contenter des heures régulières. Il voulut faire dans sa chambre une suite d’expériences fort dangereuses. Après s’être blessé plusieurs fois, et malgré mes supplications (car je connaissais sa maladresse), il s’obstina à continuer. Enfin un accident plus grave que les autres a failli, il y a quelques jours, lui coûter la vie. Il est maintenant rétabli, mais un de ses yeux est presque perdu, et il est bien à craindre que peu à peu cet œil ne s’éteigne entièrement. Cet admirable jeune homme me parlait encore sur son lit de souffrances des découvertes qu’il croyait avoir faites dans l’expérience qui lui a coûté si cher, et ne paraissait préoccupé que du soin de les continuer ! Adieu, excellente amie. Écris-moi bientôt ; j’ai besoin de ta voix douce et chérie ; car je ne sais pourquoi, je suis triste,

Tout à toi, chère sœur,
E. R.