POUR MON FRÈRE.


1er juillet 1848.

O mon Ernest, à quelle existence suis-je donc désormais condamnée !… Toujours trembler pour toi, ne plus connaître une ombre de sécurité ! La nouvelle des événements effroyables du 23, 24 et 25 juin arrive jusqu’à moi, essaierai-je de te dire dans quel état elle me laisse ?… Existes-tu, mon pauvre ami, et faudra-t-il que je sois encore plusieurs jours dans cet état d’atroces angoisses ? On s’est horriblement battu dans le quartier que tu habites ; qu’es-tu devenu au milieu de ces boucheries ?… Infortuné Paris !… Pauvre France !… Tout est donc fini pour elle ; — nous avons vu ses derniers jours de grandeur ; — le reste ne sera désormais que les convulsions de l’agonie, — de l’agonie du suicide. — Ah ! quel état social, grand Dieu ! Mort et pillage ! voilà désormais le cri de deux cent mille de nos concitoyens, et l’on ne peut s’applaudir d’une victoire que sur des flots de sang français ! — Jamais aucune expression ne rendra la douleur dont mon âme est saisie. — Mon Ernest, que ne puis-je obtenir de toi de t’éloigner de Paris ? — Que peux-tu faire au milieu de ces scènes de destruction et d’horreur ? Quelle place peut-il y avoir pour les travaux de la pensée, dans une malheureuse ville ou tout est chaque jour soumis a une question de force ou de hasard ?… Aujourd’hui l’ordre, ou plutôt l’esprit d’ordre, reste maître du champ de bataille, un autre jour ce sera le triomphe de la violence, et alors tout sera dit : de Paris, de la merveille de l’Europe moderne, il ne restera qu’un monceau de ruines. Quel problème que ces sociétés humaines qui tendent sans cesse à la grandeur, et qui ne semblent songer qu’à la détruire dès qu’elles l’ont entrevue ou atteinte ! — La province, me diras-tu, ne t’offre aucune ressource ; hélas ! Paris t’en offrira-t-il longtemps ? La plus épouvantable misère ne plane-t-elle pas sur celle qui était, il y a six mois, l’une des plus riches cités du monde ?… Je ne t’impose rien, mon Ernest bien-aimé ; je n’ai désormais foi qu’en ton cœur et en ta raison ; — mais laisse-moi te dire encore une fois que je suis bien a plaindre.

Je t’écris par une occasion que je n’ai connue qu’au moment de son départ ; aussi ne puis-je que t’adresser quelques mots a la hâte. Ai-je besoin de te prier de m’écrire ? Serait-il possible que je dusse attendre une réponse à cette lettre pour avoir de tes nouvelles ?… Je ne saurais le croire : ce serait, en vérité, trop souffrir… Adieu, mon pauvre ami, adieu ! Ton nom est toujours présent à ma pensée, et Dieu seul peut savoir ce qu’il y rappelle !

H. R.


Je le prie, très cher ami, de donner de mes nouvelles à notre pauvre mère, et de dire à notre bon Alain qu’il m’est absolument impossible de lui faire maintenant la remise dont je lui parlais dans ma dernière lettre. On me demande 12 % d’escompte pour une lettre de change sur Paris ; et encore on est loin de m’en garantir le paiement. Les maisons de banque d’ici n’offrent plus aucune sécurité en cas de retour ; et d’ailleurs il faudrait toujours perdre l’escompte, ce qui serait insensé. La maison de banque de Paris où le père de mes élèves avait des fonds, a suspendu ses paiements ; mais le comte m’a assuré que, dès que le dividende des créanciers serait fixé, il me ferait recevoir par cette voie, et sans frais, ce que je veux faire parvenir en France. Seulement, cela pourra être fort long ; car au lieu d’aller de mieux en mieux, les affaires de finance vont encore bien souffrir des derniers événements. — Quel temps ! quelle vie ! — Envoie, je te prie, ces mots à notre bon frère ; qu’il comprenne les obstacles qu’il y a sous mes pas, et l’état où sont les affaires dans toute l’Europe.

Mes chers amis, je vous conjure de n’être pas trop inquiets pour moi si les troupes russes viennent à passer la frontière prussienne, c’est-à-dire si la guerre éclate sur les territoires qui nous séparent[1]. J’espère toujours pouvoir vous donner de mes nouvelles par une autre voie ; et lorsqu’il n’y aura plus de communications possibles, je me rapprocherai, soyez-en certains. D’ailleurs rien de positif n’annonce encore que cette guerre doive éclater. Courage donc et résignation ! — A vous tous de cœur et toujours !

H. R.

  1. La situation était tendue entre les deux États, du fait des bonnes relations entre les libéraux allemands et prussiens, et les nationalistes polonais.