MONSIEUR RENAN.


Paris, 15 septembre 1848.

Bien vainement, mon Ernest, je chercherais des expressions pour te dire ce que j’éprouve on apprenant ton second, ton double et si beau succès. Le cœur plein de ta pensée et de la plus douce émotion, je ne sais, depuis deux heures que je relis ta lettre, que verser des larmes de joie, que remercier Dieu des dons qu’il t’a accordés, que t’adresser intérieurement tout ce que la tendresse la plus vive peut inspirer en satisfaction et presque en reconnaissance. Ah ! mon ami, ne te récrie pas à ce dernier mot : laisse-moi croire que souvent mon souvenir t’a animé dans tes cruelles angoisses, laisse-moi me dire qu’il t’a aidé à les soutenir et à les vaincre, laisse-moi par conséquent te parler de gratitude pour ton courage et tes affectueux efforts… Quels travaux, quelle persévérance ! mais aussi quelle réussite, quelle moisson ! — Ernest, mon frère chéri, que ne puis-je te voir dans de pareils instants ! que ne peux-tu lire dans tout mon être ce que je ne saurais rendre ici, l’impression de bonheur qui m’agite, et qui te ferait certainement du bien si tu en pouvais comprendre l’étendue !… Ah ! que le ciel place dans ta vie de pareils dédommagements ! Il me semble que c’est aujourd’hui la meilleure prière que je puisse lui adresser. Que notre vieille mère va être heureuse ! — Jouis, mon Ernest, jouis pleinement de ces joies que tu nous donnes, car elles sont bien réelles ; elles sont, sois-on sûr, bien senties. — Depuis que je savais le concours ouvert, un tel poids m’oppressait en prévoyant tes fatigues et tes craintes, que je faisais des vœux continuels pour en voir arriver le terme, pour en connaître le résultat, quel qu’il pût être. Juge par là ce que je ressens en voyant tout terminé plus tôt que je ne l’espérais, et d’une manière si brillante, si heureuse, que je n’eusse jamais permis à mon imagination elle-même de s’y arrêter… Merci, mon Dieu, de m’avoir donné quelques joies ! Merci surtout d’avoir choisi mon Ernest si cher pour en être l’instrument !… Oh ! pourquoi dois-je passer seule la soirée de ce jour ?

Il m’est bien difficile, mon ami, de te donner un conseil juste, et surtout éclairé, sur la question de savoir si tu dois tenir invariablement à habiter Paris, ou si tu dois accepter une place en province. Il y a un an, mon premier cri eût été certainement : Paris, Paris ! Mais ce qui s’est passé depuis cette époque a nécessairement beaucoup modifié mes idées à ce sujet. La ville qui a fait ou laissé faire ce dont nous venons d’être les témoins, ne peut plus m’inspirer la moindre confiance, la plus légère sécurité. Je crois d’ailleurs, quoique ce soit avec une douleur profonde, je crois, dis-je, qu’elle a connu ses plus beaux jours,… Que la province terrifiée n’accordera plus une si grande force, ni morale, ni matérielle, à celle qui a fait un si triste usage de l’immense ascendant qu’on lui avait laissé prendre. — Donc je prévois que les départements garderont désormais chez eux, autant que possible, ce qu’ils donnaient depuis longtemps à Paris, et puiseront dans ce principe une plus grande dose de vie… Je n’ose dire ni oui ni non jusqu’à ce que tu aies pris quelques avis encore et que tu me les aies communiqués.

Que pense de ceci M. Soulice ? N’y aura-t-il aucune place vacante à Paris ? je pense que s’il y en avait, toute incertitude serait finie. — que pense aussi M. Burnouf de cette question ? — Il doit, lui, t’engager à rester à Paris, et ceci est à mes yeux un grand argument. — Oui, je conçois que s’il faut en province se concentrer tout entier dans l’enseignement, ce serait à refuser ; jamais, mon ami, je n’aurai l’odieux courage de t’imposer le sacrifice de tes études de choix, de ta vie de goût… Ainsi, mon Ernest, si les départements te répugnent, s’il t’en coûte de quitter Paris, restes-y, mon bien-aimé : nous ne vivons qu’un temps, qu’un temps fort court, pourquoi nous torturer quand cela n’est pas nécessaire ?… Avant tout, je te demande de faire ce qui te sourit le plus ; en pareille matière, le goût personnel est très fort à consulter. J’ai, tu le sais, une foi entière dans ta raison ; je serai bien convaincue. Que tu auras choisi le meilleur parti, quel que soit celui qui t’arrête. Je crains qu’il ne soit difficile d’obtenir quelque chose à Paris, lorsqu’une fois l’on a été envoyé dans les départements ; et je ne voudrais pas entrevoir la province pour toujours. Rennes et Strasbourg seraient, après Paris, des villes propres à tenter ; ce sont de grands centres d’instruction ; elles possèdent l’une et l’autre des Facultés ; — et pourtant je m’arrête quand il s’agit de t’y envoyer, tant j’ai peur de nuire à ton avenir en t’éloignant de Paris… — Écris-moi en détail, mon ami, le résultat de tes recherches et de tes démarches ; tout ceci me préoccupe beaucoup. — Pauvre esprit humain ! pauvre cœur de femme ! il faut toujours qu’ils s’agitent de quelque chose : hier, c’était le concours, — aujourd’hui, c’en est la suite, — Tâche de voir MM. Garnier et Burnouf ; sans les connaitre, j’ai une grande confiance en leur jugement ; n’ont-ils pas été les premiers à comprendre ce qu’il y a de supérieur et de distingué dans ton esprit, toi si modeste, toi qu’au premier instant il faut presque deviner ! je souffre en pensant qu’il te faudra peut-être t’éloigner de pareils hommes. — Au nom de notre amitié, mon Ernest, je te supplie une fois encore de ne pas t’imposer là-dessus de pénibles sacrifices. Consulte tes goûts, et pour le présent et pour l’avenir ; en le faisant tu seras bien certain de compléter les grandes joies que tu me donnes en ce moment et dont je te remercie avec une si rare et si vraie affection. O mon Ernest, que n’as-tu pas été dans ma vie ! Non, non, non, sois-en bien assuré, je n’ai jamais douté de toi !

J’ai reçu, très cher ami, le rapport de l’Académie ; ai-je besoin d’ajouter que ç’a été avec un bien sensible plaisir ? — Les barbares au milieu desquels je vis, avaient pesé cet imprimé comme si c’était une lettre, et me l’ont fait payer en conséquence ; mais n’importe, envoie-moi toujours le rapport de la commission du concours : j’obtiens de moi d'être économe en toutes choses, excepté quand il s’agit des joies qui me viennent de mon Ernest. — Le Journal des Débats a reproduit le rapport de l’Académie, ce qui m’a valu pour toi d’aimables compliments de tout mon entourage ; il en sera certainement de même du rapport de M. Ozaneaux. Très cher Ernest, qu’est-ce qui luirait dans ma vie si tu n’y étais pas ? qu’ost-ce qui animerait mon cœur si tu ne le remplissais ?

J’ai passe à l’écrire, mon ami, cette soirée qu’il m’eût été pénible de consacrer à d’autres soins : depuis que j’ai ta lettre, toutes mes actions ont été purement mécaniques, car ma pensée ne t’a pas quitté un instant. Viendra-t-il un temps où nous partagerons de moins loin et nos satisfactions et nos craintes ? Oh ! Dieu le veuille ! — En attendant, aimons-nous toujours, car il n’y a que cela de stable et de consolant dans ce pauvre monde. Encore une fois, mon Ernest bien-aimé, merci de ta tendresse, merci des joies que tu me donnes.

H. R.