MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 4 septembre 1848.
Ma chère amie,

Le succès a dépassé toute mon attente. Je suis le premier sur la liste des agrégés, et mes épreuves m’ont valu les témoignages les plus satisfaisants des juges du concours. Le rapport officiel doit être adressé aujourd’hui au ministre ; il sera publié dans quelques jours, et immédiatement je te le ferai passer. Les sujets des compositions écrites se rencontrèrent parfaitement avec ma manière et mes études spéciales. D’une part le Droit de propriété, sujet délicat, que j’ai pu et dû traiter avec la plus parfaite franchise sans me compromettre : « Droit fondé sur le travail, qui a semé doit moissonner. — Héritage, pure mesure de législation, non de droit naturel. — Limites de la propriété : le travail ne produit qu’avec tous et suppose la société, comme l’abeille ne fait pas seule son alvéole. Donc la société a un droit sur le travail individuel, droit qui ne peut jamais aller jusqu’à la spoliation. » Telle est, telle a été ma doctrine, laquelle n’a pas semblé trop hérétique. J’ai été le deuxième dans cette première composition. — L’autre sujet fut l’École écossaise et son influence sur la philosophie française. La philosophie écossaise est celle que je connais le mieux » Mais la seconde partie de la question étant toute d’histoire contemporaine, devenait fort délicate. J’ai encore été le second. Mais comme le premier de chacune des compositions était assez bas dans l’autre, je me suis trouvé de fait le premier sur la liste des admissibles.

Sont venues les argumentations. Ici, chère amie, je le dirai franchement, je suis très mécontent de moi-même. Le sort m’a peu favorisé. Il m’a donné des antagonistes peu aimables et peu capables, des questions d’un médiocre intérêt et ne prêtant pas à la discussion (la morale de Locke et la logique d’Aristote). D’ailleurs cette guerre simulée ne m’allait pas, cette forme me gênait ; enfin pour comble de malheur, j’étais à ce moment fort découragé. Toutes les fois que j’ai fait quelque chose, il est immanquable que le lendemain je le trouverai détestable. Cela m’arriva pour mes compositions, je croyais être mal placé. — Enfin est arrivée l’épreuve de la leçon. Ici, chère amie, laisse-moi te dire avec franchise des choses qui, dites à d’autres, ne seraient que ridicule et fatuité. Cette leçon, je t’assure, m’a révélé à moi-même pour la parole improvisée. Le sort m’avait donné pour sujet : la Providence et le gouvernement de l’univers. Ce magnifique sujet rentrait fort bien dans mes pensées habituelles, j’y ai rattaché toutes mes vues originales, surtout en ce qui concerne l’histoire et le développement de l’humanité. Ç’a été un vrai succès, et à ma sortie j’ai reçu les félicitations les moins suspectes de personnes qui pour la plupart ne me connaissaient pas. Une tirade demi-railleuse contre les partis qui exploitent à leur profil la Providence, qui veulent que Dieu ait aussi un drapeau et une cocarde, et font de leurs favoris des Joas et des Dieudonné, m’a valu de nombreux bravos. Enfin, chère amie, tous les juges du concours que j’ai entretenus, M. Jacques surtout, M. Ozaneaux lui-même m’ont exprimé la plus haute satisfaction. Cette épreuve, la plus importante de toutes, et où j’ai ou une très grande supériorité sur tous les autres candidats, a décidé ma primauté définitive. J’en suis moins touché, je te l’assure, que de la conscience de ce que j’ai fait ; car cette leçon m’est chère au cœur, et c’est ce que j’ai fait de mieux dans ma vie.

Voilà donc terminées à ma plus grande satisfaction, excellente sœur, ces épreuves qui me préoccupaient depuis si longtemps. Je n’ai réellement qu’à me louer de M. Ozaneaux ; ce n’est certes pas un génie, mais c’est un bon homme, dans toute la force de l’expression. Je l’ai vu longuement ce matin. Il ne voit rien au delà du professorat, et m’a fortement dissuadé de rester a Paris. Il m’a promis tout son appui (qui est grand en qualité d’inspecteur général) pour une place de province. C’est là maintenant la grande affaire. Je vais à l’heure même voir M. Soulice, puis tout mon monde. En qualité de premier, j’aurai le choix des places vacantes. Que faire ! Écris-moi immédiatement sur ce point important. M. Ozaneaux me parlait de Rennes, peut-être Strasbourg. La tentation est délicate. Je vais ces jours-ci agir de tous les côtés. Je te ferai connaître les premiers résultats quand le rapport sera publié.

Le temps me manque pour prolonger cette conversation, chère amie. Les journaux et le rapport que je t’ai expédié (l’as-tu reçu ?) te parleront de la séance de l’Académie. Excellente sœur, puissent ces bonnes nouvelles adoucir ta tristesse ; que ton désespoir m’afflige, excellente amie ! Que je voudrais pouvoir te rapprocher des faits, afin qu’ils te parussent moins effrayants ! Compte au moins, chère amie, sur l’éternelle amitié de ton frère ; quelquefois tu parais si désespérée que tu as l’air de douter de moi-même. O ma sœur bien-aimée, comment te dirai-je tout ce qu’il y a pour toi au fond de mon cœur d’amour et de reconnaissance ?

Adieu, amie chérie,
E. RENAN.