MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Timbre de la poste, 30 septembre 1848.

Mon Dieu  ! ma sœur bien-aimée, dans quelles angoisses me jettent les quelques lignes que je reçois à l’instant. Je savais bien, excellente amie, que le choléra était à Varsovie ; mais nos journaux étaient loin de nous le représenter comme aussi terrible, et en voyant sa marche rapide vers l’Occident, je ne savais si, en te suppliant de revenir, je ne te ferais pas quitter un pays où il cessait pour un autre où il allait commencer. Que ta lettre me terrifie ! Et encore qui sait si tu nous dis tout ! Voilà, chère amie, ce à quoi aboutissent ces fatales réticences que tu gardes envois moi pour ne pas m’effrayer. Maintenant, durant des semaines, je vais être dans des angoisses sans remède, puisque tes lettres elles-mêmes, j’en suis sùr, ne seront pas l’expression pure de ce qui est. Au nom du ciel, ma fille bien-aimée, au nom de notre amitié, ne me cache rien, jure-moi que tu n’adoucis pas de cruelles vérités, tu serais coupable de me le refuser, et après me l’avoir promis, de m’abuser encore. Écris-moi tous les trois ou quatre jours, quelques lignes seulement, mais n’y manque pas, à moi directement ; je t’en prie. Comment t’exprimer, ma chère fille, l’état d’esprit où je me trouve ! Te voir dans un état maladif, analogue à la contagion régnante, dans un pays infesté de cette contagion !… Fais-moi écrire, si tu ne le peux, si cela te fatigue ; mais que j’aie des nouvelles et des nouvelles vraies, durement vraies, s’il le faut, n’importe. Il est trop tard pour te dire de partir. Mais veux-tu que je parte ? je suis libre, rien ne me retient ; je t’en conjure, ne m’épargne pas. Oh ! si je venais a ne plus te revoir, Henriette bien-aimée, ma vie serait empoisonnée à tout jamais, je ne me le pardonnerais pas, je ne te le pardonnerais pas à toi-même. Faudra-t-il attendre une réponse à cette lettre ? Non, jamais les maux de l’absence ne m’avaient paru plus cruels.

Il est parfaitement faux, chère amie, que le choléra ait éclaté parmi nous. Quelques cas de choléra sporadique, tel qu’il s’en présente en tout temps, mais qui dans cette circonstance ont attiré davantage l’attention, ont seuls donné occasion à ce bruit. Que nous l’ayons tôt ou tard, c’est assez probable ; mais mon bon tempérament, ma sobriété habituelle, la salubrité de ce quartier, la bonté de la nourriture ici (et ce ne sera pas une des moindres raisons qui m’engageront à ne pas changer de domicile), les précautions que je peux prendre, grâce à Dieu, me mettent dans la position la plus favorable relativement à ce fléau. S’il sévissait d’une manière tout à fait exceptionnelle, je ferais le voyage de Saint-Malo, que maman me supplie de faire immédiatement, et que je m’efforce d’ajourner à Pâques ou au delà par tous les moyens possibles. Confie-toi à ma raison. Notre vie n’a-t-elle pas un double prix, du moment où par l’amitié elle se rattache intimement à celle de l’autre ?

Je ne te parlerai pas cette fois en détail de mes affaires. Tout va bien, très bien même. Je resterai à Paris, comme agrégé suppléant des collèges, et spécialement de ceux de la rive gauche. Ces classes sont bien payées ; j’aurai en outre mes six cents francs ; si un professeur s’absente pour un trimestre ou plus, j’aurai le traitement fixe, mais non l'éventuel du collège. Tout cela est peu déterminé, mais enfin suffisant pour cette année. J’ai fait une foule de connaissances depuis quelques semaines, soit par mon prix de l’Institut, soit par mon agrégation ; M. Guigniaut, sécrétaire général du Conseil de l’Université, Jules Simon, avec qui je suis devenu fort intime du premier coup, en qualité de collaborateur dans la Liberté de penser (il est député des Côtes-du-Nord, tu sais), M. Cousin, même, quoique d’un peu loin encore. Je te conterai tout cela plus tard. — J’avais d’abord songé au concours pour les Facultés qui aura lieu en novembre prochain. J’en ai parlé à M. Guigniaut, qui m’en a dissuadé par d’excellentes raisons, et en m’assurant expressément que dès à présent je pourrais obtenir ce à quoi ce titre donne droit, une suppléance de Faculté de province. — Mon plan est désormais irrévocablement fixé. Rester à Paris cette année, achever mes thèses ; puis, s’il n’y a pas de place vacante à Paris, demander une suppléance de Faculté en province. J’y aurai alors tout droit. Ces places sont de toutes les sinécures les plus agréables : parler deux heures par semaine devant cinq ou six désœuvrés, voilà tout. D’ailleurs les cours de Faculté ne durant que six mois environ, je serai libre de faire de longs séjours à Paris. Et quant à mes travaux favoris, j’aurai tout loisir. Mon travail sur l’histoire des études grecques peut parfaitement se revoir en province, d’autant plus que je ne tiens pas de cœur à cet essai comme à mon ouvrage sur les langues sémitiques. Si je peux éviter la province pour quelques années, assurément ce sera là, je crois, le meilleur moyen d’utiliser ce temps d’attente. Que dis-tu de ce plan ? Mais tu vois qu’il est de rigueur pour cela de rester à Paris cette année. Ce n’est pas certes sans y avoir sérieusement réfléchi que je m’y suis déterminé, tant les positions y sont précaires par suite des circonstances où nous sommes. Mais il faut risquer quelque chose : je ne pouvais en aucune façon achever mes thèses en province, et en supposant même (ce que j’ai peine à croire) que j’eusse pu obtenir ce que me disait M. Guigniaut, il m’eût été pénible d’ajourner ce travail. — Le rapport de M. Ozaneaux n’est pas encore imprimé. — J’ai touché les deux mille francs de l’Institut, et les ai déposés chez Alain. Excellente amie, je t’épargne tous les détails, j’aurais tant à te dire. Mais la tristesse où m’a plongé ta lettre ne me permet qu’une pensée. Faudra-t-il, grand Dieu ! rester quinze jours en cet état, jusqu’à ta prochaine lettre ! Oh ! mon Henriette chérie, que nous aurons chèrement acheté les jours de repos et de calme, si tant est que la Providence nous les destine. Pense à moi, ne me cache rien, aime-moi toujours.

E. RENAN.