MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski ; au château de Clemensow, près Zamosc, (Pologne).


Rome, 16 décembre 1849.

Que nos correspondances deviennent lentes et incertaines, chère amie ! je n’ai rien reçu de toi depuis la lettre qui m’est parvenue par l’entremise de mademoiselle Ulliac. Je me décide d’autant plus volontiers à devancer la réception de ta réponse que je viens d’apprendre par notre frère qu’une grande peine t’a été réservée ces jours derniers. Hélas ! je ne prévoyais que trop ce coup douloureux, et je ne pouvais entrevoir sans une profonde tristesse le jour où tu aurais à pleurer une amie. Que te dirai-je, ma bien-aimée ? je sais trop bien ce que c’est que l’amitié, et je connais trop combien madame Gauguin méritait d’être aimée pour ne pas comprendre tes vifs regrets. La plus douloureuse impression qu’on éprouve en avançant dans la vie est sans doute de voir ainsi tomber autour de soi ceux en qui l’on avait placé une partie de soi-même. D’autres amitiés ne te manqueront jamais, chère amie ; mais rien ne remplace, je le Sais, ces douces affections formées dès l’enfance par le seul attrait de la sympathie. Puissions-nous te faire oublier bientôt ta peine par nos soins et nos embrassements !

Le jour ne peut être éloigné, chère amie, où nous nous trouverons définitivement réunis. Je n’ai jamais envisagé ce voyage d’Italie que comme un acheminement à regagner ensemble notre patrie. Pourquoi ne m’en parlais-tu pas dans ta dernière lettre ? Garderais-tu encore quelque arrière-pensée ? Cela ne se peut, chère amie. Ç’a toujours été une chose entendue, et il ne peut être question entre nous que de la manière de l’exécuter. Il est temps, grand temps que nous commencions à en conférer. Le terme légal de notre mission me porte jusqu’au 15 avril. Mais le séjour de l’Italie m’étant à la fois agréable et utile, j’espère me faire accorder une prolongation de deux ou trois mois, et ne rentrer en France qu’avec les fortes chaleurs. Ce serait alors vers le mois d’avril que je me dirigerais vers le nord de l’Italie. Cette époque me semble aussi la meilleure pour le voyage que tu devrais entreprendre de ton côté. C’est à toi à décider si nous nous rejoindrions à Vienne ou Venise. Je préférerais pour ma part la première de ces villes, puisque ainsi se trouverait avancée l’époque tant et que d’ailleurs la route que tu devrais parcourir seule s’en trouverait abrégée. Toutefois je laisse cela à ton arbitrage. Toi seule aussi peux fixer la date précise de notre bonheur ; il me semble toutefois que tu ne peux le retarder au delà du mois d’avril ou mai. Nous parcourrons ensemble après notre réunion les villes de la Lombardie et du Piémont, où j’aurai à faire quelque séjour. Daremberg m’aura certainement quitté à cette époque. Il n’achèvera pas ses six mois ; ses affaires et plus encore madame Daremberg le rappellent instamment. Nous nous dirons probablement adieu à Florence. Il est impossible, ma chère amie, que tu m’objectes contre ce retour tes engagements avec le comte ; car à une époque aussi avancée de l’année, il ne s’agira plus que de quelques mois plus tôt ou plus tard, et s’il est raisonnable, il ne peut manquer de comprendre que l’occasion de mon voyage est plus que suffisante pour expliquer ce départ un peu anticipé.

J’aurai bien besoin de toi, chère amie, et je n’augure pas bien du temps que je passerai seul en ce pays. Durant les premières semaines de mon séjour, la grande excitation produite par le spectacle de cette vie nouvelle suffit à m’entretenir sur un diapason fort élevé. J’ai produit eu ces premiers jours plus que je n’eusse fait en une année. Puis il s’est fait en moi une réaction singulière ; j’ai eu des jours désagréables, je me suis trouvé comme épuisé d’intelligence, incapable de produire. Cela s’explique en ce pays, où la vie s’opère bien plus par périodes d’action et de réaction que chez nous. L'amitié de Daremberg et l’intérêt de son commerce ont seuls empêché que, pour la première fois de ma vie, je n’aie ressenti quelque chose qui ressemble à de l'ennui. Notre idéalisme en ce pays devient subtilité, il s’évapore, l’objet de l’esprit se volatilise à tel point qu’il devient insaisissable, ce qui occasionne une étreinte fausse très pénible. Il faut se faire un peu sensualiste en ce pays sous peine de se voir écartelé, l’âme en haut, le corps en bas. Le P. Theiner nous expliquait cela hier d’une façon bien spirituelle et nous a révélé aujourd’hui même un remède des plus pittoresques. Il nous a invités à une réunion à la Vigne de l’Oratoire sur le Monte Mario, cette belle colline, tu sais, qui domine Rome du côté du Vatican et de la Place du Peuple. En chemin, il nous a appris comme quoi cette vigne avait été donnée au cardinal Baronius par Sixte V, en récompense de ses grands travaux sur l’histoire de l’Église. Il ne fallait rien moins pour nous préparer aux scènes édifiantes qui nous attendaient. Nous nous sommes trouvés à la Vigne au milieu d’une vraie colonie d’Allemands, la plupart novices ou élèves de l’Oratoire, qui sans vergogne faisaient de larges sacrifices aux nécessités du pays. Tout cela se passait chez le vigneron ; car la casa a été dévastée de la cave au grenier par Cicernacchio. Le Père n’en faisait que rire, et excitait par ses épigrammes l’ardeur des chanteurs et des buveurs, et quand notre puritanisme français sembla s’étonner de cette étrange scène, il nous expliqua avec une naïveté vraiment amusante comme quoi ces diversions étaient tout ft fait nécessaires à celui qui veut mener en ce pays une vie de travail intellectuel. Quoi qu’il en soit de sa théorie, i| est certain que la bande descendit le Monte Mario au sein d’une gaîté oui ne s’était pas ralentie à l’entrée de la Porte Angélique, et à laquelle les philosophes prenaient part comme les autres. Nous sommes tombés d’accord que cette journée a été la plus originale de celles que nous avons passées a Rome. Elle a tout à fait dissipé mes humeurs noires, et les derniers restes en disparaîtront, je pense, jeudi prochain, jour pour lequel nous sommes invités de nouveau pour faire connaissance avec le savant M. Boehmer, l’archiviste de Francfort, qui est actuellement à Rome pour sa belle collection des documents originaux de l’histoire des Hohenstaufen.

Nous partons le jeudi 27 de ce mois pour Naples. Nous aurons peu à y travailler ; cette partie de notre voyage est plutôt pour l’agrément que pour la science. Il se peut que nous allions jusqu’à Palerme ou Messine, afin de voir les beaux rivages de Sicile. La longue quarantaine qu’il faut faire en entrant par mer dans les États napolitains nous empêche de prendre la voie de mer. Nous irons donc par Terracino. Au retour, nous passerons par le Mont-Cassin Cassin. Nous comptions séjourner plusieurs semaines dans cette savante abbaye, pour en examiner les manuscrits. Mais le P. Tosti, auquel nous étions recommandés, est en prison à Naples, et toute l’abbaye est en quarantaine, à cause de l’ardeur avec laquelle ces moines avaient embrassé les idées nouvelles. Je ne sais donc si nous y trouverons toutes les facilités désirables. Nous retournerons ensuite à Rome, où nous séjournerons encore quelques jours avant de partir pour Florence. Je crois qu’il vaut mieux, chère amie, que tu continues à m’écrire à Rome, à la Minerve, d’où on m’enverra tes lettres là où je me trouverai. Il est décidé que nous serons logés à Naples à l’hôtel de Genève ; ainsi, si tu le préfères, tu peux m’y adresser au moins tu prochaine lettre.

Adieu, ma bien-aimée. La pensée de notre prochaine réunion m’occupe tout entier. Parle-m’en bien longuement, ne me parle que de cela, et surtout sans retard. Que je souffre de rester si longtemps sans lettre de toi ! je ne t’ai jamais tant aimée, je n’ai jamais tant rêvé de toi qu’en Italie.

Ton frère,
E. RENAN.