MADEMOISELLE RENAN
chez Mme la comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


12 février 1847.

Cette fois, bonne amie, je serai encore réduit au laconisme ; mais c’est, j’espère, la dernière lettre que je t’écris dans ces proportions. Tout va bien, très bien même, chère amie. J’ai fait l’autre jour à M. Reinaud une visite des plus fructueuses. Je désirais lui demander s’il était possible d’obtenir un sursis au terme fixé pour la remise des compositions, sursis que l’on m’avait dit au secrétariat de l’Institut impossible à obtenir. Il a trouvé un excellent moyen pour tout concilier : je remettrai à terme la partie de l’ouvrage terminée (et ce sera presque le tout), et ensuite je lui remettrai en mains propres tous les suppléments que je jugerai à propos. Néanmoins je tiens à ce que tout soit au complet vers le 10 mars ; des additions trop tardives, et n’arrivant que quand le jugement serait déjà formulé, seraient comme non avenues. Cet excellent homme me témoigne réellement un intérêt qui me ravit. Croiras-tu quelle est la question qu’il a abordée, immédiatement après celle du concours ? Celle assurément que j’aurais le moins osé entamer, la future succession du cours d’hébreu au Collège de France ! et cela dans des termes d’une précision qui m’étonne encore. Cet important entretien m’a prouvé au moins deux choses : 1o que nul choix n’est arrêté, puisque M. Reinaud, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et cette année président, chargé en outre de toute la direction de la Société et du Journal asiatiques, et par conséquent mieux à portée que qui que ce soit de connaître tous les concurrents, me déclarait en termes exprès qu’il n’en voyait pas un seul, qui pût se mettre sur les rangs ; 2o que l’on a déjà songé à l’Institut a la future élection, puisqu’il m’énumérait avec un ton très significatif tous les différents partis que l’on avait déjà songé à prendre, et qui se réduisaient à ces trois-ci, appeler un Allemand, ou un juif, ou un ecclésiastique, contre lesquels il me déduisait au long des séries de difficultés que j’étais assez disposé à comprendre. Il faut te dire que ces élections se font par le ministre, sur la présentation du Collège de France et de l’Institut (classe des Inscriptions et Belles-Lettres). Celui qui réunit les deux présentations est sûr d’être élu. Sur l’observation que je lui fis que j’avais déjà pris quelques grades universitaires, et que je prendrais bientôt celui de docteur, il s’est émerveillé, et m’a dit que dès lors j’étais sûr d’avoir pour moi tous les anciens universitaires, soit de l’Institut, soit du Collège de France. Enfin, bonne amie, j’ai pu tirer de tout ce que j’ai appris depuis quelques jours, plusieurs inductions importantes, dont je raisonnerai plus tard plus au long avec toi. Il faut tout dire pourtant ; tout ce que j’avais pu tirer de mes rapports avec M. Quatremère m’avait amené à un résultat contraire. Je ne dois pas désirer qu’il se choisisse un suppléant. Je lui ai parlé l’autre jour de mon travail, et il en a paru satisfait.

Il m’a de plus appris un fait important. Le ministre a dû le consulter sur les moyens de relever en France les études orientales, et lui, avec sa manière toujours aigrie, a dû répondre qu’il n’y en avait pas, ce dont il m’a fort au long exposé les raisons. Ceci prouve au moins qu’on y a songé, et que des connaissances dans cette partie seront une bonne recommandation même dans l’Université. Je ne te parle que de moi, bonne amie, et j’aurais pourtant tant à te demander sur ton propre compte. L’empressement que tu mets à envoyer tes articles à mademoiselle Ulliac, me fait craindre qu’il ne soit question d’un départ prochain. Éclaircis-moi, je te prie, sur ce point inquiétant. Se pourrait-il, pauvre amie, que tu fusses encore obligée de rentrer dans ce malheureux pays ! Amie chérie, que ne puis-je des à présent ce que j’espère pouvoir un jour ! Tout à toi de cœur et de pensée.

E. RENAN.