pus même m’empêcher d’écrire à madame Catry[1], pour la supplier de me dire l’exacte vérité, quelle qu’elle fût. J’en ai reçu une lettre parfaitement bonne et aimable, ou elle s’étend avec une complaisance qui m’a ravi sur une foule de détails relatifs à toi, et dont je n’ai pas dû soupçonner l’exacte vérité.

Les deux lettres dont madame Catry est dépositaire, et qu’elle m’a promis de te faire passer, aussitôt qu’elle connaîtrait ton adresse définitive, t’auraient fait connaître, chère amie, les faits principaux qui, depuis mon entrée chez M. Crouzet, ont modifié ma position et mes projets. La première t’aurait appris les démarches que j’ai faites pour connaître quelles issues pouvait m’offrir la carrière des langues orientales, ou celle de l’École Normale. La seconde t’aurait annoncé un fait inattendu, qui m’aurait fait renoncer à tenter l’entrée de cette École, bien que je fusse admissible. Voici le fait en deux mots : on m’a fait des propositions extrêmement avantageuses pour la publication d’une grammaire hébraïque, que j’avais ébauchée à Saint-Sulpice, et dont l’essai a obtenu l’approbation des experts. Je n’ai pu résister à la tentation, chère amie, je me suis chargé du travail, et il est déjà vigoureusement entamé. Néanmoins, comme il est possible que de longtemps encore et peut-être jamais, ces études ne me créent une position proprement dite, je n’ai pas dû renoncer aux grades universitaires, qui me seront assurément nécessaires pour l’exécution de mes projets. La lettre où je te faisais part de ces nouveaux plans t’apprendra comment ces études en apparence si dissemblables pourront m’être également utiles pour me conduire à un seul et même but. D’ailleurs, je n’ai point à craindre que leur simultanéité nuise à l’une ou à l’autre, vu que j’ai résolu de subordonner le travail de ma grammaire hébraïque à ma préparation à la licence, jusqu’à ce que j’aie passé ce second examen. Quant au baccalauréat, chère amie, j’ai subi avant-hier cette première épreuve, avec un plein succès. J’y fais peu d’attention : car en vérité, c’est quelque chose de trop commun. Néanmoins, quand je songe aux difficultés extérieures dont cette première démarche a été hérissée pour moi, je n’y puis songer sans quelque sentiment de joie. D’ailleurs j’ai trouvé dans les examinateurs beaucoup de bienveillance, et certains égards qu’ils n’ont peut-être pas pour tout le monde. C’étaient tous des célébrités littéraires ou scientifiques de l’époque : M. Ozanam, M. Lacretelle, pour l’histoire ; M. Garnier et M. Damiron, pour la philosophie et la littérature, M. Lefébure de Fourcy, pour les mathématiques, la physique et la chimie. Je connaissais déjà M. Garnier  ; je te dirai tout à l’heure à quel propos, et j’ai pu m’apercevoir qu’il m’avait fait connaître aux autres. J’ai pris immédiatement mes premières inscriptions pour la licence, et j’espère que la concurrence du travail dont je t’ai parlé ne m’empêchera pas de passer ce nouvel examen à la [session] d’octobre prochain. Il est vrai que l’intervalle voulu entre le baccalauréat et la licence est d’un an ou de quatre inscriptions ; mais on obtient facilement une dispense sur ce point. Je me suis déterminé, chère amie, à pousser vigoureusement ce travail de préférence même à celui de ma grammaire, parce que ce titre m’est nécessaire pour me faire une position provisoire supportable. Alors il sera facile de faire une halte. Le doctorat, en effet, est après la licence le seul grade qui reste à prendre, et ce n’est plus qu’un travail d’amateur, abandonné au libre choix de chacun. De tous les grades, la licence est le seul réellement difficile à obtenir, à Paris surtout. Mais aussi c’est un titre fort honorable, et le prélude comme assuré de celui de docteur, qui est le sommet des honneurs académiques. Quant à l’agrégation, c’est une épreuve d’une autre nature, un concours et non plus un examen, et on ne s’y présente d’ordinaire, qu’après avoir déjà professé à titre de licencié. Tu vois donc, chère amie, que je ne suis pas aussi loin que j’aurais pu le croire de la fin de cette situation transitoire, qui du reste, à part ce qu’elle a de précaire, n’a rien pour moi de désagréable. Et puis, bonne Henriette, quand je t’aurai à côté de moi pour raviver mon âme, cela décuplera mes forces. Il n’y aura rien alors que je n’ose, et du reste, je vais tous les jours m’enhardissant, et appuyant le pied plus fortement sur le sol. — Il faut à ce propos, chère amie, que je te raconte la manière tout à fait distinguée dont j’ai fait la connaissance d’une de nos sommités philosophiques, M. Garnier, professeur de philosophie à la Sorbonne. Je me permis une fois de lui envoyer quelques observations sur un point important qu’il avait touché dans l’une de ses leçons. A la séance suivante, il eut la bonté de lire ma lettre et de la commenter de la manière la plus obligeante pour l’autour inconnu. Quelques jours après, je reçus de lui une lettre où, en me remerciant de mes premières observations, il me priait de continuer à lui en adresser, afin de relever par ces débats l’intérêt de ses sévères leçons ; il m’invitait en même temps à aller le voir, afin de faire plus ample connaissance avec moi. J’ai dû accéder aux deux invitations, et quelques jours après, je lui ai envoyé une seconde lettre philosophique sur une autre question fort importante, qui prêtait à de graves difficultés. La discussion de celle-ci a occupé deux séances, et ce n’est pas sans le plus vif intérêt que, perdu dans la foule de son nombreux auditoire, inconnu à tous et au professeur lui-même, j’observais les différents mouvements que faisait naître la lecture des divers passages de ma lettre. J’étais tout fier, moi si petit et si chétif, de m’entendre citer du haut d’une telle chaire, et d’occuper l’attention d’un si grave auditoire. — Quelques jours après, je lui ai rendu la visite, à laquelle il avait bien voulu m’inviter, et j’ai été ravi de l’amabilité et de la bonté qu’il m’a témoignées. Il s'attendait, je crois, à trouver un homme de trente ou quarante ans et mon air tout jeune (car tous me donnent dix-huit à vingt ans) l’a d’abord surpris  ; mais il ne m’en a témoigné que plus d’intérêt. Il a fallu comme d’ordinaire faire mon histoire ; elle lui a beaucoup plu, et il m'a félicité de ce que j’avais fait. Enfin, chère amie, j’ai passé avec lui une heure délicieuse, qui a suffi à m’élever et à m’exalter pendant plus de huit jours, et dont le souvenir me soutient, quand je tombe. Il est si nécessaire de trouver en dehors de soi quelque cause excitatrice. Le contact des esprits forme seul les esprits. Après m’avoir donné d’excellents conseils sur la direction de mes études philosophiques, et m’avoir surtout fortement engagé à m’agréger en philosophie, en me présageant les plus heureux succès, il m’invita à continuer de lui présenter de nouvelles observations, lorsque l’occasion s’en présenterait, et surtout à lui rendre de fréquentes visites, pour le tenir du courant de mes études.

J’ai dû t’apprendre dans une autre lettre comment j’avais fait connaissance d’une manière analogue avec M. Egger, professeur de littérature grecque à la Sorbonne, lequel m'a renouvelé à une seconde visite la promesse qu’il m’avait faite à une première de m'admettre à sa conférence de licence, aussitôt qu’elle offrirait une place vide. Tu vois donc, chère amie, que je ne suis pas complètement privé de tout appui extérieur. Et puis, chère amie, c’est là le fruit que j’ai retiré de ma vie solitaire et concentrée, c’est de trouver des forces en moi-même et de suppléer par l’activité intérieure à celle du dehors. Eh quoi ! suis-je seul, quand j’ai auprès de moi Kant, Herder, Platon, Leibnitz ? Où trouver des hommes comme ceux-là, et où parlent-ils plus intimement que dans leurs livres ? je m’écrie on conversant avec eux :


Que mon âme à les voir en moi-même s’exalte !


et dans ma pauvre petite chambre nue et déserte, je passe certains moments avec une incroyable plénitude de bonheur. Puis accourent les tristes réalités ; mais j’en fais peu de cas, quand je spécule. Ah ! que je remercie Dieu d’avoir mis mon bonheur à penser et à sentir ! — Une seule chose me désole, chère amie, c’est ma pauvre mère. J’avais voulu la préparer à ma sortie du collège Stanislas, et j’en reçois une lettre désolante. C’est qu’elle m’aime, cette pauvre mère, Dieu sait combien ! Mais moi, que pouvais-je contre ma conscience ? Ah ! je le répète du fond de mon âme, s’il n’eût été question que du bonheur de ma vie, je l’eusse sacrifié de grand cœur. Ton voyage sera sous ce rapport une providence ; j’espère qu’il guérira tout. Mon Dieu, devais-je penser que vous m’imposeriez pour devoir d’accabler de peine celle pour qui vous aviez mis tant d’amour en mon cœur ! — Il faut nous séparer, chère Henriette. Plusieurs passages de cette lettre seront peut-être pour toi des énigmes, faute de connaître les deux lettres qui l'ont précédée. La suite expliquera tout. Adieu, chère amie, adieu. Tu connais le cœur de ton frère et ami.

E. R.


Quant à ma position actuelle, les deux lettres que tu recevras te diront qu’elle est supportable. Je n'ai pas de désagréments ; on me prend peu de temps, et encore est-il employé à des occupations utiles. — Quelques répétitions, à moi particulières, me font un petit pécule mensuel assez honnête. Mais comme tous mes honoraires passent par les mains du maître de pension, le paiement n’en est pas fort régulier. Je n’ai pas encore touché la moindre chose. Cette circonstance, jointe aux dépenses nécessaires qui m’ont été imposées pour le baccalauréat, les inscriptions de licence, etc. et surtout pour les livres, qui sont ma ruine, mais aussi, tu le sens, ma première nécessité, m’ont forcé à faire plus d’emprunts que je n’aurais voulu à notre fonds commun. Tu sais ou tu sauras que notre Alain on est dépositaire, et que je touche et je verse tout chez Mollet frères. Je n’ai du reste pris que cent francs sur les quinze cents francs et j’espère que désormais je n’aurai plus qu’à verser.

  1. Amie d’Henriette Renan qui habitait Vienne. V. "Lettres Intimes, p. 303.