MONSIEUR RENAN,
Rue des Deux-Églises, 8, à Paris (France).


Dresde, 29 décembre 1846.

Je viens encore te tourmenter, très cher ami ; mais cette fois du moins je ne pousserai la tracasserie qu’à moitié, car je commence par te supplier de ne point me répondre, de ne pas détourner en taa faveur un seul des instants que tu emploies si utilement, si bien, et qui sont d’une si grande valeur dans la conjoncture où tu te trouves. Dieu me préserve de mettre jamais ma propre satisfaction en parallèle avec tes plus visibles intérêts ! — Ceci posé, mon Ernest, je te demande de vouloir bien remettre encore à mademoiselle Ulliac la lettre et les récits ci-joints. Ne te donne pas la peine de lire de pareils enfantillages : ce serait te prendre dix minutes, et tes minutes sont précieuses, pauvre cher ami, Si je pouvais faire autrement, sois bien sûr que je ne te prendrais pas le temps qu’il faudra pour aller faire cette commission. — Sur les mêmes frais, mon bon Ernest, rends-moi un autre service. Dans une note du « Carnaval à Rome », je parle de cet homme d’esprit dont Voltaire disait « le président Desbrosses et sa Sallusterie[1] ». de mémoire, j’ai écrit Desbrosses ; et depuis j’ai vu dans une autre citation Desbrosses. Vois, je te prie, dans le Cours de M. Villemain si c’est moi qui me suis trompée ; et corrige, s’il y a lieu. Je ne sais pourquoi, je crois encore que c’est Desbrosses. Pardonne, mon bon ami ; il m’en coûte de te détourner pour de pareilles misères, mais je n’ai que toi à qui je puisse m’adresser. Tu t’étonnes peut-être du peu d’intervalle que je mots entre mes envois à mademoiselle Ulliac. C’est que, mon Ernest, une fois en Pologne je ne pourrai que bien difficilement lui rendre ce petit service, et que je tiens au moins à faire preuve de bonne volonté avant d’aller plus loin encore. La pauvre amie ! que ne puis-je faire mieux pour elle ! — Elle me dit dans sa lettre que tu ne lui parles jamais de ce qui te concerne : je le comprends facilement, cher ami, d’après le peu de mesure qu’elle met trop souvent dans son désir d’obliger. Il m’a été bien douloureux, pendant mon séjour à Paris, de voir les immenses changements que les six années de notre séparation ont amenés dans le jugement de cette femme excellente et distinguée. C’est un déclin dont je m’apercevais sans cesse, et qui me cause une bien vive peine, car je l’aime sincèrement… Son coeur seul est toujours parfait. — Ne laisse subsister aucune trace de ces tristes mots, je t’en conjure : c’est à peine si je puis convenir avec moi-même que cette chère amie n’est plus ce qu’elle a été. — Ce que tu me dis de ton maître de pension me désole. Dieu seul sait ce que tu éprouves de dégoûts dans cette maison, ce que tu y souffres de froid, d’ennuis, d’injustices ! — Depuis que le temps est rigoureux, je pense à toi sans cesse. De grâce, ami, allège mes tourments en t’entourant de ce qui peut au moins diminuer ces souffrances. Dis-moi que tu réchauffes un peu cette chambre où tu travailles tant, que tu t’es mis, autant, hélas ! qu’il t’est possible, à l’abri de ce froid si cruel. Ma pensée est bien triste quand je te vois ainsi livré à la plus grande fatigue de l’esprit, sans que personne songe à adoucir celle du corps… Oh ! Ernest, fortifions-nous souvent par la pensée de jours meilleurs ! Pour toi surtout, ceux-ci me semblent bien rudes à passer. — Encore une fois, je t’en conjure, je t’en supplie, achète des vêtements chauds, ménage une santé qui est mon bien le plus cher et de laquelle je me préoccupe sans cesse. — je suis très aise, mon ami, que tu aies fait la connaissance de quelques Allemands. Je pense souvent que dès que tu pourras t’absenter un peu sans nuire à les travaux d’avenir, tu devras voyager dans leur patrie  ; en conséquence, il est bon que tu y aies quelques visages et quelques esprits connus à retrouver. En général, les Allemands sont d’une bonne et loyale nature. J’ai toujours eu beaucoup à me louer de mes rapports avec eux ; malheureusement, quoique au sein de l’Allemagne, je n’en vois et n’en connais ici presque aucun.

Si matériellement je ne te voyais si mal, je ne cesserais, mon ami, de me féliciter du raisonnable parti que tu as pris pour tes études de cette année. Oui, c’était là le seul moyen d’arriver à ce que nous désirons ; mais qu’il t’en coûte, mon pauvre Ernest ! — je te vois en excellent chemin ; et pourtant mon cœur n’est pas pleinement satisfait, car il renferme une rude épine. O mon ami, puisse l’année qui commence avancer ton avenir autant que l’a fait celle qui s’enfuit, et puisse-t-elle en même temps te procurer une situation plus douce et plus convenable ! je termine ces lignes dans la dernière nuit de cette année qui nous a momentanément réunis, et j’ai beau sonder mon cœur, je n’y trouve pas un vœu plus ardent que celui que je viens de t’exprimer. Adieu et courage, mon bon Ernest ! Pour réussir au gré de toutes nos espérances il ne te faut plus que continuer, et je sais que tu n’es pas de ceux qui se lassent. Vois, ami, que de choses ont été faites eu quinze mois et par la seule force de la volonté ! Après un tel début, qui pourrait s’effrayer du reste ? Dis-moi, mon bien cher, et sans une hésitation qui me serait douloureuse, dis-moi si la somme qui était chez les Mallet a besoin d’être renouvelée. Je tiens pour cela en réserve un billet de mille francs dont je puis me départir sans la moindre gêne. Me parler de ceci à cœur ouvert serait me prouver que tu as compris l’affection sans limites de ta sœur et amie.

As-tu reçu les cent francs que j’ai chargé notre frère de te rembourser ?

J’ai vu que le nom de la rue que tu habites doit être changé. Faut-il dès maintenant mettre sur ton adresse rue de l’Abbé-de-l’Épée ?

  1. Le président de Brosses, auteur des Lettres historiques et critiques, écrites d’Italie, avait reconstitué une certaine époque de l’histoire romaine à l’aide de Sulluste.