MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, 2 Attmarkt, Dresde (Saxe).


Paris, 25 mars 1847.

Voilà déjà quelques jours, chère amie, que j’ai remis définitivement les dernières parties de mon travail, sans qu’il m’ait été possible de trouver le temps nécessaire pour m’entretenir quelques instants avec toi, tant j’avais laissé s’accumuler les affaires les plus importantes, qui n’étaient point l’objet direct de mon travail. Je puis enfin respirer quelques instants, et j’en profite pour renouer ces chères confidences, dont la douceur m’était même depuis quelque temps refusée. Il me sera impossible, chère amie, d’épuiser cette fois tout l’arriéré de nos causeries ; je réserve à compléter le reste à la lettre pour laquelle je t’annoncerai le résultat définitif de mon travail, et qui peut-être ne tardera pas longtemps.

Ce n’est que le 15 de ce mois, chère amie, que j’en ai remis les dernières parties à M. Reinaud. C’est d’après son invitation même que j’ai tardé si longtemps. Aussitôt qu’il a vu les premiers cahiers, il m’a invité à achever sans me gêner ce qui me restait à faire, et j’en ai profité pour vider entièrement ma pensée sur ce sujet. Je n’ai strictement rien omis de ce que je voulais y insérer, et contre mon attente, je n’ai eu aucune élimination à opérer dans les innombrables paillettes que j’avais recueillies. Je ne puis t’exprimer la joie que j’ai éprouvée, chère amie, quand le lundi 15 mars, à trois heures du matin, j’ai complètement achevé ce premier-né de mon travail, qui m’a coûté trop de peine pour qu’il ne me soit pas bien cher. Appendices, additions, notes explicatives, tables analytiques, rien n’y manque, et quel qu’en soit le succès, j’aurai au moins la satisfaction d’avoir conduit à son complet achèvement une œuvre de patience. Il se compose de quatre cahiers, formant en tout mille cinq cent dix-huit pages, grand in-4o. Le titre sous lequel je l’ai fait inscrire est : Essai historique et théorique sur les langues sémitiques en général et la langue hébraïque en particulier. Après de longues hésitations, chère amie, je me suis décidé à y mettre mon nom en toutes lettres. Il est important que l’on sache qu’il existe quelqu’un capable d’exécuter sur la langue hébraïque un travail considérable, quel que soit d’ailleurs le résultat comparatif de ce travail.

Bien que nulle décision n’ait encore été prise par la commission, tu conçois que je puis déjà tirer bien des inductions sur le succès futur. Aucune pourtant n’est assez péremptoire pour m’ôter tout espoir ou toute crainte. Je me suis d’abord informé, lorsque la liste a été close, du nombre et de la nature des ouvrages concourants. J’en ai vu la série complète, et voici le résultat de cette première recherche, comme tu le conçois, la plus importante de toutes. Les ouvrages présentés sont au nombre de huit, en y comprenant le mien. — Tous les auteurs, à l’exception d’un seul, sont complètement inconnus dans la science. — Enfin, parmi les mémoires présentés, il en est trois ou quatre qui ne paraissent nullement redoutables, et que plusieurs paroles de M. Reinaud me prouvent avoir été écartés de prime abord. Mais il en est un, chère amie, dont la présence fut pour moi un coup de foudre, qui m’ôta d’abord toute espérance, et maintenant encore ne m’en laisse que bien peu. C’est un ouvrage de M. Pillon, Bibliothécaire à la Bibliothèque Royale, helléniste célèbre, vieil érudit de soixante ans, et dont les travaux sont devenus classiques. En vérité, chère amie, j’ai joué de malheur, et je puis t’assurer que jamais pareil fait ne s’est produit dans les annales de ce concours. Un savant, dont la réputation est faite, se présentant pour un prix destiné surtout à encourager les débutants ! C’est à peu près comme si M. Cousin se présentait au concours de philosophie. Si je n’étais partie intéressée, je dirais que c’est de fort mauvais goût. Il est clair, chère amie, que ce nom m’écrasera. Car tu comprends bien que les considérations étrangères sont aussi puissantes dans ces sortes de concours que l’examen intrinsèque des ouvrages présentés, et ceci à vrai dire peut n’être pas une injustice. Or M. Pillon est un savant honorable et laborieux s’il en fut jamais. Une vie entière de travaux, signalée par la production des ouvrages les plus utiles, est assurément plus qu’il n’en faut pour décider la préférence dans un pareil concours, ajouté à cela ce que je sais d’ailleurs, que M. Pillon est très peu favorisé du côté de la fortune, et cette démarche seule en serait une preuve : car ce ne peut sans doute être l’honneur qu’il a recherché dans ce concours, après tant d’autres témoignages qui lui rendaient celui-ci très superflu. — D’ailleurs, je dois l’avouer, quel que soit le mérite de mon travail, mérite dont je ne suis point le juge, il est bien évident que celui de M. Pillon est le résultat de plus longues et plus mûres recherches que les miennes, et je suis persuadé que s’il remporte, ce sera justice sous tous les rapports.

Voilà donc un côté, chère amie, sous lequel les probabilités ne nous sont guère favorables. Mais il en est un autre qui ferait renaître en moi quelques espérances, si je pouvais m’habituer à ne pas regarder comme un phénomène impossible celui d’un nom inconnu placé avant celui de M. Pillon, devenu si justement honorable. Dès les premiers instants, chère amie, M. Reinaud me témoigna la plus grande satisfaction de mon travail. Depuis, à mesure qu’il en prend une connaissance plus étendue, ses compliments deviennent de plus en plus flatteurs, et sont même quelquefois si significatifs que je serais tenté de concevoir des espérances qu’un instant après je traite de chimériques. Un seul point a suscité quelques nuages, je t’en parlerai tout à l’heure. Du reste, je le répète, il est impossible de recevoir de témoignages plus honorables d'un homme qui n'est pas prodigue d’expressions admiratives. Aujourd'hui surtout, il m’a dit très positivement que deux ouvrages seulement disputaient le prix, et a ajouté immédiatement : si vous remportiez, ce serait fort honorable à votre âge. Une autre question qu’il m’avait également adressée il y a quelques jours, et dont je ne vis pas d'abord toute la portée m’a semblé aussi très significative, rapprochée de ce qu’il ne cesse depuis de me répéter. Il me demanda quand je songeais à publier mon travail. — Je répondis que c’était une question sur laquelle je ne pouvais avoir rien d’arrêté, que très probablement je mettrais peu d’empressement à le faire. — Mais, ajouta-t-il vivement, l’Académie ne peut pas couronner un ouvrage qui serait destiné à rester indéfiniment en manuscrit. — A quoi je me hâtai de répondre qu’un jugement favorable de la part de la commission changerait entièrement mes dispositions à cet égard. Depuis, il ne cesse de me répéter avec une persistence qui m’étonne, et comme s’il voulait sonder mes dispositions sur ce point, que je dois publier mon travail le plus tôt possible, qu’il peut m’être très honorable, que ce sera un titre scientifique, qu’il y a très peu de chose il y faire pour l’amener à sa perfection. Enfin, chère amie, je suis au moins assuré par ce côté qu’une partie de mon but est atteinte, et que mon travail a mérité l’estime de ses juges. Tout cela ne suffit point à vaincre dans mon esprit la suprême invraisemblance que je vois à ce qu’il obtienne la première place ; mais je crois pouvoir au moins sans présomption me tenir assuré de la mention honorable.

Je t’ai dit, bonne amie, qu’un seul point avait fait difficulté aux yeux de M. Reinaud. Oui, chère amie, et ç’a été pour moi la source de réflexions bien pénibles, beaucoup moins pour le présent que pour l’avenir. Il faut te dire que ce cher M. Reinaud est bien le meilleur homme du monde, comme il me l’a surabondamment prouvé ; c’est même un érudit fort estimable ; mais pour de la fine critique et de la philosophie, ce n’est guère chez lui qu’il en faut chercher, et j’ai souvent pu m’apercevoir que ce qu’il apprécie surtout dans mon travail n’est guère ce qui à mes yeux a le plus de valeur. Avec cela il est très fortement attaché à l’orthodoxie, comme la plupart des savants de cette trempe. Or, chère amie, je me suis trouve amené par la nécessité de mon sujet, et tout en écartant avec le plus grand soin toute apparence d’antagonisme, à énoncer certains résultats qui ne sont que critiques, mais qui aux yeux de l’étroite orthodoxie française passeraient pour des hardiesses. Je le répète, chère amie, j’ai cherché à fuir ces occasions périlleuses, et depuis longtemps, je me suis assez accoutumé a garder pour moi seul les résultats qui me sont acquis avec le plus de certitude pour que ce ne soit plus la pour moi un sacrifice. Mais enfin il est certains points que je n’ai pu éviter, et du moment ou j’en parlais, je n’ai pas dû fausser ma pensée pour débiter de fausses et insignifiantes vieilleries. Aussi bien étais-je certain que ma méthode critique plairait beaucoup aux autres membres de la commission et spécialement a M. Burnouf, le plus influent de tous. La plupart de ces prétendues hardiesses étaient assez finement voilées sous une expression respectueuse pour qu’elles aient échappé à la censure ; une seule, et heureusement la moins importante et la plus facile à corriger, a offensé les oreilles pieuses du correcteur. Du reste il est impossible de trouver une bonté plus paternelle que celle que m’a témoignée en cette occasion cet excellent homme. Il m’a proposé de me rendre le manuscrit, et m’a indiqué les corrections à faire. Je me suis généreusement exécuté, mais juge de mon plaisir en effaçant les deux ou trois pages que je jugeais les plus délicates de mon travail et en placardant à leur place les plus insignes platitudes. Je souffrais d’autant plus que j’étais certain que ce passage serait parfaitement vu des autres membres de la commission, et spécialement de M. Burnouf, qui dans la lettre qu’il m’avait adressée, m’avait conseillé tout à fait dans ce sens, Néanmoins, chère amie, comme il ne s’agissait que d’un point purement scientifique et ne tenant nullement à des convictions trop intimes pour souffrir la moindre dissimulation, j’ai cru devoir céder, et M. Reinaud en a paru enchanté. — Tout ceci n’est qu’enfantillage, chère amie ; mais m’effraie, en me révélant l’immenso difficulté qui entourera pour l’avenir tous mes travaux dans cette partie. Mentir à ma pensée, et taire des résultats fins, nouveaux, intéressants, pour répéter d’insupportables vieilleries, me sera toujours impossible ; et d’ailleurs ce serait mal calculer, puisque je me priverais par la des suffrages auxquels je tiens avant tout, ceux des hommes vraiment philosophes et critiques, qui après tout sont les plus influents dans le présent, et le seront surtout dans l’avenir. D’un autre côté quelque modération que j’emploie, je m’expose, si je dis toute ma pensée, à de furieuses attaques, et ils s’imagineraient faire une bonne œuvre en entravant toute ma carrière. Leurs injures m’effraient peu ; mais hélas ! je dois redouter des effets plus réels. — Le mieux, n’est-ce pas, serait de me taire ? Mais, pauvre amie, c’est au contraire le pire de tout, puisque c’est le moyen de rester dans l’ombre, et d’empêcher qu’on ne songe à moi. Je serai condamné par ma position à me montrer de bonne heure. Il n’est guère probable qu’on vienne me chercher, si je n’avertis point de mon existence. Il y a là une immense difficulté, chère amie. Mais à vrai dire, elle est peut-être plus grave encore du côté de la philosophie que du côté des langues orientales.

Je craindrais, chère amie, de grossir outre mesure ma lettre, en entamant un autre sujet important, le plan d’étude que j’adopterai pour la fin de cette année scolaire, et les démarches que je compte faire pour mon placement de l’année prochaine. D’ailleurs je ne puis avoir rien de bien arrêté sur ces deux points, avant de connaître définitivement le résultat du concours. Je remets donc à t’en parler à ma prochaine lettre, qui t’annoncera le résultat définitif. Malheureusement les vacances de Pâques qui vont intervenir rendront mes entrevues avec M. Reinaud moins fréquentes. Du reste, chère amie, j’attends, je le l’assure, ce résultat avec beaucoup de calme, et sois bien persuadée qu’un mauvais succès n’influencera on rien sur ma conduite à venir. Mes résolutions sont prises, irrévocablement prises. Rien ne saurait désormais me les faire changer. Le succès définitif ne saurait être qu’à la condition de ne point se décourager des revers.

Mademoiselle Ulliac te dit sans doute que la proposition relative à l’action du journal ne peut plus avoir lieu. Je ne le regrette pas, chère amie, bien que je t’eusse engagée à accepter. Mais en vérité l’incertitude de toutes ces spéculations compense abondamment ce qu’elles peuvent avoir d’avantageux. — La nouvelle du retour en Pologne m’a désolé, chère amie, bien que la cause m’en ait été agréable. J’imagine, chère amie, que la cause des principaux désagréments du passé est désormais enlevée. Soutiens-moi toujours par la promesse, chère amie, que tu ne laisseras point ces désagréments et surtout la fatigue de la santé dépasser une certaine limite. Hélas ! que ne puis-je te dire quelque chose de plus efficace ! Toute mon espérance est de le pouvoir un jour ! Adieu, très chère amie. Appuie-toi sur la tendresse sans bornes de ton frère et ami,

E. RENAN.