Traité sur les apparitions des esprits/I/Texte entier

Traité sur les apparitions des esprits
et sur les vampires ou les revenants de Hongrie, de Moravie, etc.
1
Scipione.
TRAITÉ
SUR LES
APPARITIONS
DES ESPRITS,
ET
SUR LES VAMPIRES,
OU LES REVENANS
de Hongrie, de Moravie, &c.

Par le R. P. Dom Augustin Calmet,
Abbé de Sénones.

Nouvelle édition revûe, corrigée & augmentée
par l’Auteur.

TOME I.


A PARIS,
Chez Debure l’aîné, Quai des Auguſtins,
à l’Image S. Paul.
M. D. C C. L I.
Avec Approbation & Privilege du Roi.

Quemadmodùm multa fieri non poſſe, priuſquam facta ſunt, judicantur : ita multa quoque, quæ antiquitùs facta, quia nos ea non vidimus, neque ratione aſſequimur, ex iis eſſe, quæ fieri non potuerunt, judicamus. Quæ certè ſumma inſipientia eſt. Plin. Hiſtor. natur.

lib. vij. C. I.

PRÉFACE.



LE grand nombre d’Auteurs qui ont écrit ſur les Apparitions des Anges, des Démons & des Ames ſéparées du corps, ne m’eſt pas inconnu ; & je ne préſume pas aſſez de ma capacité, pour croire que j’y réuſſirai mieux qu’ils n’ont fait, & que j’enchérirai ſur leurs lumieres & ſur leurs découvertes. Je ſens bien que je m’expoſe à la critique, & peut-être à la riſée de bien des Lecteurs, qui regardent cette matiere comme uſée & décriée dans l’eſprit des Philoſophes, des Savans, & de pluſieurs Théologiens : je ne dois pas compter non plus ſur l’approbation du peuple, que ſon peu de diſcernement empêche d’être Juge compétent dans cette matiere. Mon but n’eſt point de fomenter la ſuperſtition, ni d’entretenir la vaine curioſité des Viſionnaires, & de ceux qui croyent ſans examen tout ce qu’on leur raconte, dès qu’ils y trouvent du merveilleux & du ſurnaturel. Je n’écris que pour des eſprits raiſonnables & non prévenus, qui examinent les choſes ſérieuſement & de ſang froid ; je ne parle que pour ceux, qui ne donnent leur conſentement aux vérités connues, qu’avec maturité, qui ſçavent douter dans les choſes incertaines, ſuſpendre leur jugement dans les choſes douteuſes, & nier ce qui eſt manifeſtement faux.

Pour les prétendus Eſprits forts, qui rejettent tout pour ſe diſtinguer & pour ſe mettre au-deſſus du commnun, je les laiſſe dans la ſphere de leur élévation : ils penſeront de mon ouvrage ce qu’ils jugeront à propos ; & comme il n’eſt pas fait pour eux, apparemment ils ne prendront pas la peine de le lire.

Je l’ai entrepris pour ma propre inſtruction, & pour me former à moi-même une idée juſte de tout ce qu’on dit ſur les Apparitions des Anges, du Démon, & des Ames ſéparées du corps. J’ai voulu voir juſqu’à quel point cette matiere étoit certaine ou incertaine, vraie ou fauſſe, connue ou inconnue, claire ou obſcure.

Dans ce grand nombre de faits & d’exemples que j’ai ramaſſés, j’ai tâché d’apporter du choix, & de n’en pas entaſſer une trop grande multitude, de peur que dans le trop grand nombre d’exemples, les douteux ne nuiſiſſent aux certains, & qu’en voulant trop prouver, je ne prouvaſſe abſolument rien. Il s’en rencontrera même entre ceux que j’ai cités, qui ne trouveront pas aiſément créance parmi pluſieurs Lecteurs ; & je conſens qu’ils les tiennent comme non rapportés.

Je les prie cependant de faire un juſte diſcernement des faits & des exemples, après quoi ils pourront avec moi porter leur jugement, affirmer, nier, ou demeurer dans le doute.

Il m’a paru très-important par le reſpect que tout homme doit à la vérité, & par la vénération qu’un Chrétien & un Prêtre doit à la Religion, de détromper le monde de l’opinion qu’il a ſur les Apparitions, s’il les croit toutes vraies ; ou de l’inſtruire, & de lui montrer la vérité & la réalité d’un grand nombre, s’il les croit toutes fauſſes. Il eſt toujours honteux de ſe tromper ; & il eſt dangereux en fait de Religion, de croire légerement, de demeurer volontairement dans le doute, ou de s’entretenir ſans raiſon dans la ſuperſtition & dans l’illuſion : c’eſt déja beaucoup de ſçavoir douter ſagement, & de ne porter pas ſes jugemens au-delà de ſes connoiſſances.

Je n’ai jamais eu la penſée de traiter à fond la matiere des Apparitions ; je n’en ai traité, pour ainſi dire, que par hazard & par occaſion. Mon premier & principal objet a été de parler des Vampires de Hongrie. En ramaſſant mes matériaux ſur ce ſujet, il s’en eſt trouvé beaucoup qui concernoient les Apparitions ; leur grand nombre cauſoit de l’embarras à ce traité des Vampires. J’en ai détaché une partie, & en ai compoſé cette Diſſertation ſur les Apparitions ; il en reſte encore un bon nombre que j’aurois pû en détacher, & mettre plus d’ordre & de ſuite dans ce Traité. Bien des gens ont pris ici l’acceſſoire pour le principal, & ont fait plus d’attention à la premiere partie, qu’à la ſeconde, qui étoit toutefois la premiere & la principale dans mon deſſein.

Car j’avoue que j’ai toujours été fort frappé de ce qu’on raconte des Vampires, ou des Revenans de Hongrie, de Moravie, de Pologne, des Broucolaques de Grece, des Excommuniés qu’on dit qui ne pourriſſent point : j’ai crû devoir y donner toute l’attention dont je ſuis capable ; & j’ai jugé à propos de traiter cette matiere dans une Diſſertation particuliere. Après avoir bien étudié la choſe, & m’en être fait inſtruire autant que j’ai pû, j’y ai trouvé peu de ſolidité & peu de certitude ; ce qui joint aux avis de quelques perſonnes ſages & reſpectables que j’ai consultées, m’avoit fait entierement abandonner mon deſſein, & renoncer à travailler ſur un ſujet qui ſouffre tant de contradictions, & renferme tant d’incertitude.

Mais regardant la choſe ſous un autre aſpect, j’ai repris la plume, réſolu de détromper le Public, ſi je trouvois que ce qu’on en dit fût abſolument faux, faiſant voir que tout ce qu’on débite ſur ce ſujet eſt incertain, & qu’on doit être très-réſervé à prononcer ſur ces Vampires, qui ont fait tant de bruit dans le monde depuis un certain tems, & qui partagent encore aujourd’hui les eſprits, même dans les pays qui ſont le théatre de leur prétendu retour & de leurs Apparitions : ou de montrer que ce qu’on a dit & écrit ſur ce ſujet, n’eſt pas deſtitué de probabilité, & que la matiere du Retour des Vampires eſt digne de l’attention des curieux & des Savans, & mérite qu’on l’étudie ſérieuſement, qu’on examine les faits qu’on en rapporte, & qu’on en approfondiſſe les cauſes, les circonſtances & les moyens.

Je vais donc examiner cette queſtion en Hiſtorien, en Philoſophe, en Théologien. Comme Hiſtorien, je tâcherai de découvrir la vérité des faits ; comme Philoſophe, j’en examinerai les cauſes & les circonſtances ; enfin les lumieres de la Théologie m’en feront tirer des conſéquences par rapport à la Religion. Ainſi je n’écris point dans l’eſpérance de convaincre les Eſprits forts & les Pyrrhoniens, qui ne conviennent pas de l’exiſtence des Revenans, des Vampires, ni même des Apparitions des Anges, des Démons & des Ames, ni pour intimider les Eſprits foibles & crédules, en leur racontant des Apparitions extraordinaires. Je ne compte pas auſſi guérir les Superſtitieux de leurs erreurs, ni le peuple de ſes préventions, pas même de corriger les abus qui naiſſent de cette créance peu éclairée, ni de lever tous les doutes qu’on peut former ſur les Apparitions : je prétends encore moins m’ériger en Juge & en Cenſeur des ouvrages & des ſentimens des autres, ni me diſtinguer, me faire un nom, ou me divertir en répandant de dangereux doutes ſur une choſe qui regarde la Religion, & dont on pourroit tirer de fâcheufes conſéquences contre la certitude des Ecritures, & contre les dogmes inébranlables de notre créance. Je la traiterai auſſi ſolidement & auſſi ſérieuſement qu’elle le mérite ; & je prie Dieu de me donner les lumieres néceſſaires pour le faire avec ſuccès.

J’exhorte mon Lecteur à diſtinguer ici les faits racontés d’avec la maniere dont ils ſont arrivés. Le fait peut être certain, & la maniere très-inconnue. L’Ecriture nous raconte certaines Apparitions d’Anges & d’Ames ſéparées du corps : ces exemples ſont indubitables, & fondés ſur la révélation des ſaintes Lettres ; mais la maniere dont Dieu a operé ces réſurrections, ou dont il a permis ces Apparitions, eſt cachée dans ſes ſecrets. Il nous eſt permis de les examiner, d’en rechercher les circonſtances, de propoſer quelques conjectures ſur la maniere dont le tout s’eſt paſſé ; mais il y auroit de la témérité de décider ſur une matiere, que Dieu n’a pas jugé à propos de nous révéler. J’en dis autant à proportion des Hiſtoires rapportées par des Auteurs ſenſés, contemporains & judicieux, qui racontent ſimplement les faits ſans entrer dans l’examen des circonſtances, ni dans la maniere dont les choſes ſont arrivées, & dont peut-être ils n’étoient pas bien informés eux-mêmes.

On m’a déja objecté, que je citois des Poëtes & des Auteurs peu accrédités, pour ſoutenir une choſe auſſi ſérieuſe & auſſi conteſtée que les Apparitions des Eſprits : ces ſortes d’autorités, dit-on, ſont plus propres â rendre douteuſes les Apparitions, qu’à établir leur vérité.

Mais je cite ces Auteurs comme témoins de l’opinion des peuples ; & je compte que ce n’eſt pas peu, dans l’extrême licence d’opinions qui regne aujourd’hui dans le monde parmi ceux mêmes qui font profeſſion du Chriſtianiſme, que de montrer que les anciens Grecs & Romains penſoient que les Ames étoient immortelles, qu’elles ſubſiſtoient après la mort du corps, & qu’il y avoit une autre vie, où elles recevoient la récompenſe de leurs bonnes actions, ou le châtiment de leurs crimes.

Ces ſentimens qu’on voit dans les Poëtes, ſont auſſi rapportés dans les Peres de l’Egliſe, & dans les Hiſtoriens Payens & Chrétiens ; mais comme ils n’ont pas prétendu leur donner du poids, ni les approuver en les rapportant, on ne doit pas m’imputer non plus de les vouloir autoriſer. Par exemple, ce que j’ai rapporté des Manes ou Lares, de l’évocation des Ames après la mort du corps, de l’avidité de ces Ames à venir ſucer le ſang des animaux immolés, de la figure de l’Ame ſéparée du corps, de l’inquiétude des Ames qui n’ont point de repos que leur corps ne ſoit mis en terre ; de ces ſuperſtitieuſes ſtatuës de cire dévouées & conſacrées ſous le nom de certaines perſonnes, à qui les Magiciens prétendoient donner la mort, en brûlant ou piquant leurs effigies faites en cire ; du tranſport des Sorciers & Sorcières par les airs, & de leurs aſſemblées au Sabbat ; tout cela eſt rapporté & dans les Philoſophes, & dans les Hiſtoriens payens, auſſi bien que dans les Poëtes.

Je ſçais ce que les uns & les autres valent, & j’en fais le cas qu’ils méritent ; mais je crois qu’il eſt important en traitant cette matiere, de faire connoître aux Lecteurs les anciennes ſuperſtitions, les opinions vulgaires, les préjugés des peuples, pour les réfuter & pour ramener les figures à la vérité, en les dégageant de ce que la Poëſie a pû y ajoûter pour l’embelliſſement du Poëme, & pour l’amuſement du Lecteur.

De plus je ne rapporte ordinairement ces ſortes de choſes qu’à propos de certains faits avoués par des Hiſtoriens & par d’autres Auteurs ſérieux & raiſonnables, & quelquefois plutôt pour l’ornement du diſcours, ou pour égayer la matiere, que pour en tirer des preuves certaines & des conſéquences néceſſaires pour le dogme, ou pour certifier les faits, & pour donner du poids à mon récit.

Je ſçais le peu de fond que l’on doit faire ſur ce que dit Lucien ſur cette matiere : il n’en parle que pour s’en railler. Philoſtrate, Jamblique & quelques autres ne méritent pas plus de conſidération ; auſſi ne les citai-je que pour les réfuter, ou pour faire voir juſqu’à quel point on a pouſſé la vaine & ridicule crédulité ſur ces matieres, dont les plus ſenſés d’entre les Payens ſe ſont mocqués eux-mêmes.

Les conſéquences que je tire de toutes ces Hiſtoires & de ces fictions poëtiques, & la maniere dont j’en parle dans le cours de cette Diſſertation, juſtifie aſſez, que je n’eſtime & ne donne pour vrai & pour certain, que ce qui l’eſt en effet ; & que je ne prétends point en impoſer à mon Lecteur, en racontant bien des choſes que moi-même je regarde comme fauſſes, ou comme très-douteufes, ou même comme fabuleuſes. Mais cela ne doit point préjudicier au dogme de l’immortalité de l’Ame, & à celui d’une autre vie, ni à la vérité de certaines Apparitions rapportées dans l’Ecriture, ou conſtatées d’ailleurs par de bons témoignages.

La premiere édition de cet ouvrage s’étant faite en mon abſence, & ſur une copie peu correcte, il s’y eſt gliſſé bon nombre de fautes d’impreſſion, & même d’expreſſions & de phraſes louches & ſuſpendues : j’ai tâché d’y remédier dans une ſeconde édition, & d’éclaircir les endroits qu’on m’a averti de demander explication, de corriger ce qui pourroit offenſer les Lecteurs ſcrupuleux, & de prévenir les mauvaiſes conſéquences qu’on pourroit tirer de ce que j’ai dit. J’ai même enchéri dans cette troiſiéme édition. J’en ai retranché pluſieurs endroits ; j’en ai ſupprimé quelques-uns ; j’en ai ajouté & corrigé d’autres : j’ai profité des avis que l’on m’a donnés ; & j’ai répondu aux objections qui m’ont été faites.

On s’eſt plaint de ce que je ne prends pas parti, & de ce que je ne me décide pas ſur pluſieurs difficultés que je propoſe, & que ſouvent je laiſſe mon Lecteur dans l’incertitude.

Je ne me défends pas beaucoup ſur ce reproche ; j’aurois beaucoup plus ſujet de me juſtifier, ſi je m’étois déterminé ſans une parfaite connoiſſance de cauſe à un parti, au hazard d’embraſſer l’erreur, & de tomber dans un plus grand inconvénient. Il eſt de la ſageſſe de ſuſpendre ſon jugement, juſqu’à ce qu’on ſoit parvenu à la vérité bien connue.

On m’a auſſi averti, que certaines perſonnes avoient fait des plaiſanteries de quelques faits que j’ai rapportés. Si je les ai rapportés comme certains, & qu’ils donnent juſte lieu à la plaiſanterie, je paſſe condamnation ; mais ſi je les ai cités comme fabuleux & comme faux, ils ne ſont pas matiere de plaiſanterie : falſum non eſt de ratione faceti.

Il y a certaines gens qui ſe plaiſent à tourner les choſes les plus ſérieuſes en badineries, qui n’épargnent ni le ſacré ni le profane. Les Hiſtoires de l’Ancien & du Nouveau Teſtament, les Cérémonies les plus ſacrées de notre Religion, les Vies des Saints les plus reſpectables, ne ſont point à l’abri de leurs fades plaiſanteries.

On m’a fait des reproches de ce que je rapporte pluſieurs Hiſtoires fauſſes, pluſieurs faits douteux, pluſieurs évenemens fabuleux : il eſt vrai ; mais je ne les donne que pour ce qu’ils ſont : j’ai déclaré pluſieurs fois que je n’en étois point garand, que je les rapportois pour en faire connoître le faux, le ridicule, & pour leur ôter le crédit qu’ils pourroient avoir dans l’eſprit du peuple ; & ſi je ne me ſuis pas beaucoup étendu à les réfuter, j’ai crû devoir laiſſer à mon Lecteur le plaiſir de le faire, & lui ſuppoſer aſſez de bon ſens & de ſuffiſance pour en porter lui-même ſon jugement, & en faire le mépris que j’en fais moi-même : ce feroit faire trop d’honneur à certaines choſes, que de les réfuter ſérieuſement.

Une autre objection, mais plus ſérieuſe, c’eſt, dit-on, que ce que je dis des illuſions du démon porte coup contre les vraies Apparitions rapportées dans l’Ecriture, comme contre les autres ſoupçonnées de fauſſeté.

Je réponds que les conſéquences que l’on tire des principes ne ſont bonnes, que quand les choſes ſont égales, & que les ſujets & les circonſtances ſont les mêmes : ſans cela point d’application de principes. Les faits auſquels s’applique mon raiſonnement ſont rapportés par des Auteurs de petite autorité, par des Hiſtoriens ordinaires, n’ayant aucun caractere qui mérite une créance au-deſſus de l’humaine. Je puis ſans donner atteinte à leur perſonne, ni à leur mérite, avancer qu’ils peuvent avoir été mal informés, prévenus, trompés ; que l’eſprit de ſéduction peut avoir été de la partie ; que les ſens, l’imagination, la ſuperſtition ont pû faire prendre pour vrai ce qui n’étoit qu’apparent.

Mais pour les Apparitions rapportées dans les ſaintes Ecritures, elles empruntent leur autorité infaillible des Auteurs ſacrés & inſpirés qui les ont écrites ; elles ſont vérifiées par les évenemens qui les ont ſuivis, par l’exécution des prédictions qui ont été faites pluſieurs ſiecles auparavant, & qui ne pouvoient être faites, ni prévûes, ni exécutées, ni par l’eſprit humain, ni par les forces de l’homme, pas même par l’Ange de ténebres.

Je ſuis aſſez peu touché du jugement que l’on a porté de ma perſonne & de mes intentions, dans la publication de ce Traité. Quelques-uns ont crû, que je l’avois fait pour détruire le ſentiment commun & populaire des Apparitions, & pour le traduire en ridicule ; & je reconnois, que ceux qui liront cet Ouvrage avec attention & ſans prévention, y remarqueront plus de raiſons de douter de ce que le peuple croit ſur cette matiere, qu’ils n’en verront pour favoriſer l’opinion contraire. Si j’ai traité ce ſujet ſérieuſement, ce n’eſt que dans ce qui concerne les faits, où la Religion & la vérité des Ecritures eſt intéreſſée : ceux qui ſont indifferens, je les ai abandonnés à la cenſure des perſonnes ſenſées, & à la critique des Sçavans & des Eſprits philoſophes.

Je déclare que je tiens pour vraies toutes les Apparitions rapportées dans les Livres ſacrés de l’Ancien & du Nouveau Teſtament, ſans prétendre toutefois qu’il ne ſoit pas permis de les expliquer, & de les réduire à un ſens naturel & vraiſemblable, en retranchant le trop grand merveilleux qui pourroit choquer les perſonnes éclairées. Je crois qu’en cela je dois appliquer le principe de S. Paul[1] : la lettre tue, & l’eſprit vivifie.

Quant aux autres Apparitions & viſions rapportées dans des Auteurs Chrétiens, ou Juifs, ou Payens, j’en fais autant que je puis le diſcernement, & j’exhorte mes Lecteurs à en faire de même ; mais je blâme & déſapprouve la critique outrée de ceux qui nient tout, & qui forment des difficultés ſur tout, pour ſe diſtinguer par leur prétendue force d’eſprit, & pour s’autoriſer à nier tout, & à conteſter les choſes les plus certaines, & généralement tout ce qui tient du miraculeux, & ce qui paroît au-deſſus des loix ordinaires de la nature. S. Paul permet d’examiner & d’éprouver tout : omnia probate ; mais il veut qu’on s’en tienne à ce qui eſt bon & vrai : quod bonum eſt tenete[2].


TABLE
DES CHAPITRES

Contenus dans ce premier Volume.


Chapitre. I. Apparitions des bons Anges prouvées par les Livres de l’Ancien Teſtament, 
 2

Chap. II. Apparitions des bons Anges prouvées par les Livres du Nouveau Teſtament, 
 5

Chap. III. Sous quelle forme les bons Anges ont-ils apparu, 
 12

Chap. IV. Sentimens des Juifs, des Chrétiens, des Mahométans & des Orientaux ſur les Apparitions des bons Anges, 
 20

Chap. V. Sentimens des Grecs & des Romains ſur les Apparitions des bons Génies, 
 26

Chap. VI. Des Apparitions des mauvais Anges prouvées par l’Ecriture : ſous quelle ferme ont-ils apparu, 
 35

Chap. VII. De la Magie, 
 51

Chap. VIII. Objections contre la réalité de la Magie 
 60

Chap. IX. Réponſe aux Objections, 
 64

Chap. X. Examen du fait de Hocque, Magicien, 
 74

Chap. XI. Magie des Egyptiens & des Chaldéens, 
 81

Chap. XII. Magie chez les Grecs & les Romains, 
 88

Chap. XIII. Exemples qui prouvent la réalité de la Magie, 
 94

Chap. XIV. Effets de la Magie, ſelon les Poëtes, 
 109

Chap. XV. Des Oracles des Payens, 
 114

Chap. XVI. La certitude de l’évenement prédit n’eſt pas toujours une preuve que la prédiction vienne de Dieu, 
 121

Chap. XVII. Raiſons qui peuvent perſuader que la plûpart des anciens Oracles n’étoient que des ſupercheries des Prêtres & des Prêtreſſes, qui feignoient d’être inſpirés de Dieu, 
 128

Chap. XVIII. Des Sorciers & Sorcieres, 
 137

Chap. XIX. Exemples de Sorciers & Sorcières ſoi-diſant tranſportés au Sabbat, 
 148

Chap. XX. Hiſtoire de Louis Gaufrédi, & de Magdelaine de la Palud, avoués Sorciers & Sorcieres par eux-mêmes, 
 158

Chap. XXI. Raiſons qui prouvent la poſſibilité du tranſport des Sorciers & Sorcieres au Sabbat, 
 167

Chap. XXII. Suite du même ſujet, 
 181

Chap. XXIII. Obſeſſions & Poſſeſſions du Démon, 
 187

Chap. XXIV. Vérité & réalité des Poſſeſſions & Obſeſſions du Démon prouvées par l’Ecriture, 
 194

Chap. XXV. Exemples de Poſſeſſions réelles cauſées par le Démon, 
 198

Chap. XXVI. Suite du même ſujet, 
 207

Chap. XXVII. Objections contre les Obſeſſions & Poſſeſſions du Démon. Réponſe aux Objections, 
 220

Chap. XXVIII. Suite des Objections contre les Poſſeſſions, & des Réponſes aux Objections, 
 230

Chap. XXIX. Eſprits folets, ou Eſprits familiers, 
 243

Chap. XXX. Autres exemples d’Eſprits folets, 
 254

Chap. XXXI. Eſprits qui gardent les tréſors, 
 269

Chap. XXXII. Autres exemples de tréſors cachés, & gardés par de bons ou de mauvais Eſprits, 
 278

Chap. XXXIII. Spectres qui apparoiſſent, & qui prédiſent des choſes futures & cachées, 
 285

Chap. XXXIV. Autres Apparitions de Spectres, 
 291

Chap. XXXV. Examen de l’Apparition d’un prétendu Spectre, 
 300

Chap. XXXVI. Spectres qui infeſtent les maiſons, 
 305

Chap. XXXVII. Autres exemples de Spectres qui infeſtent certaines maiſons, 
 316

Chap. XXXVIII. Effets prodigieux de l’imagination dans ceux ou celles qui croyent avoir commerce charnel avec le Démon, 
 322

Chap. XXXIX. Retour & Apparitions des Ames après la mort du corps prouvées par l’Ecriture, 
 330

Chap. XL. Apparitions des Eſprits prouvées par l’Hiſtoire, 
 340

Chap. XLI. Autres exemples d’Apparitions, 
 353

Chap. XLII. Apparitions d’Eſprits qui impriment leur main ſur des habits, ou ſur du bois, 
 363

Chap. XLIII. Sentiment des Juifs, des Grecs & des Latins, ſur les Morts qui ſont demeurés ſans ſépulture, 
 376

Chap. XLIV. Examen de ce que les Morts qui reviennent demandent ou révèlent aux vivans, 
 391

Chap. XLV. Apparitions d’hommes vivans à d’autres hommes vivans, abſens & fort éloignés, 
 400

Chap. XLVI. Raiſonnemens ſur les Apparitions, 
 428

Chap. XLVII. Objections contre les Apparitions, & réponſes aux Objections, 
 440

Chap. XLVIII. Autres Objections & réponſes, 
 448

Chap. XLIX. Les ſecrets de la Phyſique & de la Chymie pris pour choſes ſurnaturelles, 
 460

Chap. L. Concluſion du Traité ſur les Apparitions, 
 467

Chap. LI. Maniere d’expliquer les Apparitions, 
 476

Chap. LII. Difficulté d’expliquer la maniere dont ſe font les Apparitions, quelque ſyſtême que l’on propoſe ſur ce ſujet, 
 480

Fin de la Table des Chapitres du Tome
Premier.
TRAITÉ

TRAITÉ

SUR
LES APPARITIONS
DES ANGES, DES DÉMONS,
ET DES AMES
DES DÉFUNTS.

TOut le monde parle d’Apparitions d’Anges, de Démons, & d’ames ſéparées du corps. La réalité de ces Apparitions paſſe pour conſtante parmi pluſieurs perſonnes, tandis que pluſieurs autres s’en moquent, & les traitent de rêveries. Je me ſuis déterminé à traiter cette matiere pour voir à quel point de certitude on peut la porter. Je partagerai cette Diſſertation en quatre parties. Dans la premiere, je parlerai des bons Anges ; dans la ſeconde, des Apparitions des mauvais Anges ; dans la troiſiéme, des Apparitions des ames des trépaſſés ; & dans la quatriéme, des Apparitions d’hommes vivans à d’autres hommes vivans, abſens, éloignés, & à l’inſçû de ceux qui apparoiſſent. J’y joindrai par occaſion quelque choſe ſur la Magie, les Sorciers & les Sorcieres ; ſur le Sabbat, ſur les Oracles, ſur les obſeſſions & poſſeſſions du Démon.

CHAPITRE PREMIER.

Apparitions des bons Anges prouvées par
les livres de l’Ancien Teſtament
.

LEs Apparitions de bons Anges ſont fréquentes dans les livres de l’Ancien Teſtament : celui qui fut mis à l’entrée du Paradis terreſtre[3] étoit un Chérubin armé d’un glaive flamboyant ; ceux qui apparurent à Abraham, & qui lui promirent la naiſſance d’un fils[4] ; ceux qui apparurent à Loth, & lui prédirent la ruine de Sodome, & des autres Villes criminelles[5] ; celui qui parla à Agar dans le déſert[6], & lui ordonna de retourner dans la maiſon d’Abraham, & de demeurer ſoumiſe à Sara ſa maîtreſſe ; ceux qui apparurent à Jacob allant en Méſopotamie, qui montoient & deſcendoient l’échelle myſtérieuſe[7] ; celui qui lui enſeigna la maniere de faire naître de ſes brebis des moutons de différentes couleurs[8] ; celui qui lutta contre Jacob à ſon retour de la Méſopotamie[9], étoient des Anges de lumiere, & bien-faiſans, de même que celui qui parla à Moïſe dans le buiſſon ardent à Horeb[10], & qui lui donna les Tables de la Loi ſur le mont Sinaï. Cet Ange qui prend ordinairement le nom de Dieu, & agit en ſon nom, & avec ſon autorité[11] ; qui ſervit de guide aux Hébreux dans le déſert, caché dans une nuée ſombre & obſcure pendant le jour, & brillante pendant la nuit ; celui qui parla à Balaam, & qui menaça de tuer ſon âneſſe[12] ; celui enfin qui combattit contre Satan pour le corps de Moïſe[13] : tous ces Anges étoient ſans doute des bons Anges.

Il faut porter le même jugement de celui qui ſe préſenta en armes à Joſué dans la plaine de Jéricho[14], & qui ſe déclara chef de l’armée du Seigneur ; on croit avec raiſon, que c’étoit l’Ange S. Michel. Celui qui ſe fit voir à la femme de Manué[15] pere de Samſon, puis à Manué lui-même, & lui prédit la naiſſance de Samſon. Celui qui annonça à Gédéon qu’il délivreroit Iſrael de la ſervitude des Madianites[16]. L’Ange Gabriel apparut à Daniel à Babylone[17] ; & Raphael conduiſit le jeune Tobie à Ragès de Médie[18]. La prophétie du Prophete Zacharie eſt remplie de viſions d’Anges[19]. Dans les Livres de l’Ancien Teſtament on nous décrit le Trône du Seigneur poſé ſur les Chérubins ; & on nous repréſente le Dieu d’Iſrael ayant devant ſon Trône ſept Anges principaux[20], toujours prêts à exécuter ſes ordres ; & quatre Chérubins chantant ſes louanges, & adorant ſa Sainteté ſouveraine, le tout faiſant une eſpece d’alluſion à ce qu’on voyoit dans la Cour des anciens Rois de Perſe[21], où il y avoit ſept principaux Officiers, qui voyoient la face du Roi, qui s’approchoient de ſa perſonne, & qu’on appelloit les yeux & les oreilles du Roi.

CHAPITRE II.

Apparitions des bons Anges prouvées par
les Livres du Nouveau Teſtament
.

LES livres du Nouveau Teſtament ſont de même remplis de faits qui prouvent les Apparitions des bons Anges. L’Ange Gabriel apparoît à Zacharie pere de Jean-Baptiſte, & lui prédit la future naiſſance du Précurſeur[22]. Les Juifs qui virent ſortir Zacharie du Temple, après y avoir demeuré plus long-tems qu’à l’ordinaire, ayant remarqué qu’il étoit devenu muet, ne douterent pas qu’il n’y eût eu quelque Apparition d’Ange. Le même Gabriel annonça à Marie la future naiſſance du Meſſie[23]. Jeſus étant né à Béthleem, l’Ange du Seigneur apparut aux Paſteurs pendant la nuit[24], & leur déclara que le Sauveur du monde étoit né à Béthléem. Il y a tout lieu de croire que l’étoile qui apparut aux Mages en Orient, & qui les conduiſit droit à Jéruſalem, & de là à Béthléem, étoit dirigée par un bon Ange[25]. S. Joſeph fut averti par un Eſprit céleſte de ſe retirer en Egypte avec la mere & l’enfant Jeſus, de peur que Jeſus ne tombât entre les mains d’Hérode, & ne fût enveloppé dans le maſſacre des Innocens. Le même Ange informa Joſeph de la mort du Roi Hérode, & lui dit de retourner dans le pays d’Iſrael.

Après la tentation de Jeſus-Chriſt au déſert, les Anges vinrent lui ſervir à manger[26]. Le démon tentateur dit à Jeſus-Chriſt que Dieu a commandé à ſes Anges de le conduire, & d’empêcher qu’il ne ſe heurtât contre la pierre ; ce qui eſt tiré du Pſeaume xcij. & qui prouve la créance des Juifs ſur l’article des Anges gardiens. Le Sauveur confirme la même vérité[27], en diſant que les Anges des enfans voient ſans ceſſe la face du Pere céleſte. Au jugement dernier les bons Anges feront la ſéparation des juſtes[28], les conduiront au royaume des Cieux, & précipiteront les méchans dans le feu éternel.

A l’agonie de Jeſus-Chriſt dans le Jardin des Oliviers, un Ange deſcendit du Ciel pour le conſoler[29]. Après ſa réſurrection les Anges apparurent aux Saintes Femmes, qui étoient venues à ſon tombeau pour l’embaumer[30] : dans les Actes des Apôtres, ils apparurent aux Apôtres dès que Jeſus-Chriſt fut monté au Ciel ; & l’Ange du Seigneur vint ouvrir les portes de la priſon, où étoient enfermés les Apôtres, & les mit en liberté[31]. Dans le même livre, S. Etienne nous apprend que la Loi a été donnée à Moïſe par le miniſtere des Anges[32] ; par conſéquent ce ſont des Anges qui lui ont apparu à Sinaï & à Horeb, & qui lui ont parlé au nom de Dieu comme ſes Ambaſſadeurs, & comme revêtus de ſon autorité : auſſi le même Moïſe parlant de l’Ange du Seigneur, qui devoit introduire Iſrael dans la terre promiſe, dit que le nom de Dieu eſt en lui[33] ; & eſt nomen meum in illo.

S. Pierre étant en priſon, en eſt délivré par un Ange[34], qui le conduiſit à la longueur d’une rue, puis diſparut. S. Pierre frappant à la porte du logis, où étoient les Freres, on ne pouvoit ſe perſuader que ce fût lui : on crut que c’étoit ſon Ange qui frappoit & parloit. S. Paul inſtruit dans l’école des Phariſiens, penſoit comme eux ſur le ſujet des Anges ; il en croyoit l’exiſtence contre les Saducéens[35], & ſuppoſoit qu’ils pouvoient apparoître. Lorſque cet Apôtre ayant été arrêté par les Romains, raconta au peuple aſſemblé la maniere dont il avoit été renverſé à Damas, les Phariſiens qui ſe trouverent préſens, répondirent à ceux qui crioient contre lui : que ſçavons-nous, ſi un Ange ou un Eſprit ne lui a pas parlé ? Si Spiritus locutus eſt ei, aut Angelus ? S. Luc dit, qu’un Macédonien (apparemment l’Ange de la Macédoine) apparut à S. Paul, & le pria de venir annoncer l’Evangile dans ce pays.

S. Jean dans l’Apocalypſe parle des ſept Anges, qui préſidoient aux Egliſes d’Aſie. Je ſçais que ces ſept Anges ſont les Evêques de ces Egliſes ; mais la tradition Eccléſiaſtique veut, que chaque Egliſe ait ſon Ange tutélaire. Dans le même livre de l’Apocalypſe ſont racontées diverſes Apparitions des Anges : toute l’Antiquité Chrétienne les a reconnues ; la Synagogue les a reconnues de même ; enſorte que l’on peut avancer, que rien n’eſt plus certain que l’exiſtence des bons Anges, & leurs Apparitions.

Je range au nombre des Apparitions, non-ſeulement celles des bons ou des mauvais Anges, & des Ames des Défunts qui ſe font voir aux vivans, mais auſſi celles des vivans, qui ſe font voir aux Anges ou aux Ames des Trépaſſés : ſoit que ces Apparitions ſe faſſent en ſonge, dans le ſommeil, ou dans la veille ; ſoit qu’elles ſe manifeſtent à tous ceux qui ſont préſens, ou ſeulement aux perſonnes à qui Dieu juge à propos de les manifeſter. Par exemple, dans l’Apocalypſe[36] S. Jean vit les quatre animaux, & les vingt-quatre Vieillards qui étoient vêtus d’habits blancs, & portoient des couronnes d’or ſur leurs têtes, & étoient aſſis ſur des Trônes autour de celui du Tout-Puiſſant, & qui ſe proſternoient devant le Trône de celui qui vit éternellement, & jettoient leurs couronnes à ſes pieds.

Et ailleurs : je vis quatre Anges qui étoient debout ſur les quatre coins du monde[37], qui tenoient les quatre-vents, & les empêchoient de ſouffler ſur la terre ; puis je vis un autre Ange, qui ſe levoit du côté de l’Orient, & qui cria aux quatre Anges qui avoient ordre de nuire à la terre & à la mer : ne faites aucun mal, ni à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, juſqu’à ce que nous ayons imprimé un ſigne ſur le front des Serviteurs de Dieu ; & j’ouis que le nombre de ceux qui avoient reçû ce ſigne, étoit de cent quarante-quatre mille. Enſuite je vis une troupe innombrable de gens de toutes Nations, de Tribus, de Peuples & de Langues, qui étoient debout devant le Trône du Très-Haut vêtus de robes blanches, & ayant des palmes à la main.

Et dans le même Livre[38] S. Jean après avoir décrit la Majeſté du Trône de Dieu, & les adorations que lui rendent les Anges & les Saints proſternés devant lui, un des Anciens lui dit : ceux que vous voyez couverts de robes blanches, ſont ceux qui ont ſouffert de grandes épreuves & de grandes afflictions, & qui ont lavé leurs robes dans le Sang de l’Agneau : c’eſt pourquoi ils ſont devant le Trône de Dieu, & le ſeront nuit & jour dans ſon Temple ; & celui qui eſt aſſis ſur le Trône, régnera ſur eux, & l’Ange qui eſt au milieu du Trône, les conduira aux fontaines de l’eau vive. Et encore : j’ai vû ſous l’Autel de Dieu les ames de ceux qui ont été mis à mort[39] pour la défenſe de la parole de Dieu, & pour le témoignage qu’ils lui ont rendu ; ils crioient à haute voix, diſant : juſqu’à quand, Seigneur, ne vengerez-vous pas notre ſang contre ceux qui ſont ſur la terre, &c.

Toutes ces Apparitions, & pluſieurs autres ſemblables, que l’on pourroit rapporter tirées tant des livres Saints, que des Hiſtoires autentiques, ſont de véritables Apparitions, quoique ni les Anges, ni les Martyrs dont il eſt parlé dans l’Apocalypſe, ne ſoient pas venus ſe préſenter à S. Jean ; mais qu’au contraire cet Apôtre ait été tranſporté en eſprit au Ciel, pour y voir ce que nous venons de raconter. Ce ſont des Apparitions, qu’on peut appeller paſſives de la part des Anges & des SS. Martyrs, & actives de la part du S. Apôtre qui les voit.

CHAPITRE III.

Sous quelle forme les bons Anges ont-ils
apparu ?

LA maniere la plus ordinaire dont les bons Anges apparoiſſent dans l’Ancien & dans le Nouveau Teſtament, eſt ſous la forme humaine : c’eſt ſous cette forme qu’ils ſe ſont fait voir à Abraham, à Loth, à Jacob, à Moïſe, à Joſué, à Manué pere de Samſon, à David, à Tobie, aux Prophetes ; & dans le Nouveau Teſtament ils ont apparu ſous la même forme à la Sainte Vierge, à Zacharie pere de S. Jean-Baptiſte, à Jeſus-Chriſt après ſon jeûne de 40 jours, & au même dans le jardin des Oliviers dans ſon agonie : ils ſe montrent de même aux Saintes Femmes après la réſurrection du Sauveur. Celui qui apparut à Joſué[40] dans la plaine de Jéricho, ſe montra apparemment ſous la forme d’un Guerrier, puiſque Joſué lui demanda : êtes-vous des nôtres, ou de nos Ennemis ?

Quelquefois ils ſe cachent ſous quelque forme, qui n’a nul rapport à la figure humaine, comme celui qui apparut à Moïſe dans le buiſſon ardent[41], & qui conduiſit les Iſraélites dans le déſert ſous la forme d’une colonne de nuée obſcure & épaiſſe pendant le jour, & lumineuſe pendant la nuit[42]. Le Pſalmiſte nous dit, que Dieu ſe ſert de ſes Anges comme d’un vent ſubtil & d’un feu brûlant, pour exécuter ſes ordres[43]. Les Chérubins dont il eſt ſouvent parlé dans l’Ecriture, & qui ſont dépeints comme ſervant de Trône à la Majeſté de Dieu, étoient des figures Hiéroglyphiques, à peu près comme les Sphinx des Egyptiens : ceux qui ſont décrits dans Ezéchiel[44], ſont comme des animaux compoſés de la figure de l’homme, ayant les aîles d’un aigle, les pieds d’un bœuf ; leurs têtes étoient compoſées de la figure du viſage de l’homme, de celle d’un bœuf, d’un lion & d’un aigle ; deux de leurs aîles étoient étendues vers leurs ſemblables, & deux autres leur couvroient tout le corps ; ils étoient brillans comme des charbons ardens, comme des lampes allumées, comme le Ciel enflammé, lorſqu’il lance des éclairs. C’étoit un ſpectacle terrible à voir.

Celui qui apparut à Daniel[45] étoit différent de ceux que nous venons de décrire : il étoit ſous la forme d’un homme couvert d’une robe de lin, ayant ſur les reins une ceinture d’or très-fin ; ſon corps étoit auſſi brillant que la pierre Chryſolithe, ſa face éclatante comme un éclair ; ſes yeux jettoient un feu comme une lampe enflammée, ſes bras & tout le bas de ſon corps reſſembloient à l’airain fondu dans la fournaiſe, ſa voix étoit bruyante comme celle d’une multitude de perſonnes.

S. Jean dans l’Apocalypſe[46] vit autour du Trône du Très-Haut quatre animaux, qui étoient ſans doute quatre Anges : ils étoient couverts de quantité d’yeux devant & derriere. Le premier reſſembloit à un lion ; le ſecond à un bœuf ; le troiſiéme avoit la forme comme d’un homme ; & le quatriéme reſſembloit à un aigle ayant les aîles éployées : chacun d’eux avoit ſix aîles, & ils ne ceſſoient de crier nuit & jour ; Saint, Saint, Saint, le Seigneur Dieu Tout-puiſſant, qui étoit, qui eſt, & qui doit venir.

L’Ange qui fut mis à l’entrée du Paradis terreſtre, étoit armé d’une épée brillante[47], de même que celui qui apparut à Balaam[48], & qui menaçoit de le tuer lui & ſon âneſſe ; & apparemment celui qui ſe fit voir à Joſué dans la plaine de Jéricho[49], & l’Ange qui apparut à David diſpoſé à frapper tout Iſraël. L’Ange Raphaël conduiſit le jeune Tobie à Ragès ſous une forme humaine de voyageur[50]. L’Ange qui ſe fit voir aux Saintes femmes au ſépulcre du Sauveur, qui renverſa la groſſe pierre qui fermoit l’entrée du tombeau, & qui s’aſſit deſſus, avoit le viſage éclatant comme un éclair, & les habits blancs comme la neige[51].

Dans les Actes des Apôtres[52] l’Ange qui les tira de priſon, & leur dit d’aller hardiment prêcher Jeſus-Chriſt dans le Temple, leur apparut de même ſous la forme humaine. La maniere dont il les tira du cachot eſt toute miraculeufe : car les Princes des Prêtres ayant envoyé pour les faire comparoître en leur préſence, ceux qui furent envoyés trouverent les priſons bien fermées, les Gardes bien éveillés ; mais ayant fait ouvrir les portes, ils trouverent la priſon vuide. Comment un Ange a-t-il pû ſans ouverture, ni ſans fracture des portes, tirer ainſi des hommes de priſon, ſans que ni les Gardes, ni les Géoliers s’en ſoient apperçûs ? La choſe eſt au-deſſus des forces connues de la nature ; mais elle n’eſt pas plus impoſſible, que de voir notre Sauveur après ſa réſurrection revêtu de chair & d’os, comme il le dit lui-même, ſortir de ſon ſépulcre ſans l’ouvrir, & ſans en arracher les ſceaux[53], entrer dans une chambre où étoient ſes Apôtres ſans en ouvrir les portes[54], & parler aux Diſciples allant à Emmaüs ſans ſe faire connoître à eux, puis après leur avoir ouvert les yeux, diſparoître, & ſe rendre inviſible[55]. Pendant les quarante jours qu’il demeura ſur terre juſqu’à ſon Aſcenſion, il but & mangea avec eux, il leur parla, il leur apparut ; mais il ne ſe fit voir qu’aux témoins préordonnés du Pere éternel pour rendre témoignage à ſa réſurrection.

L’Ange qui apparut au Centenier Corneille, homme Payen, mais craignant Dieu, lui parla, répondit à ſes demandes, lui découvrit des choſes inconnues, & qui furent ſuivies de l’exécution.

Quelquefois les Anges, ſans prendre aucune figure ſenſible, donnent des preuves de leur préſence par des voix intelligibles, par des inſpirations, par des effets ſenſibles, par des ſonges, par des révélations de choſes inconnues, futures ou paſſées ; quelquefois en frappant d’aveuglement, ou répandant un eſprit de vertige & de ſtupidité dans l’eſprit de ceux à qui Dieu veut faire ſentir les effets de ſa colere : par exemple, il eſt dit dans l’Ecriture que les Iſraélites n’entendirent aucune parole diſtincte, & ne virent aucune figure à Horeb, lorſque Dieu parla à Moïſe, & lui donna ſa Loi :[56] non vidiſtis aliquam ſimlitudinem in die, quâ locutus eſt vobis Dominus in Horeb. L’Ange qui voulut frapper de mort l’âneſſe de Balaam, ne fut pas d’abord apperçû par ce Prophete[57]. Daniel fut le ſeul qui vit l’Ange Gabriel, qui lui révéla le myſtere des grands Empires, qui devoient ſe ſuccéder les uns aux autres[58] : l’orrò viri, qui mecum erant, non viderunt ; ſed terror nimius irruit ſuper eos.

Lorſque le Seigneur parla pour la premiere fois à Samuel, & lui prédit les maux dont il devoit frapper la maiſon du Grand Prêtre Héli, ce jeune Prophete ne vit aucune figure ſenſible : il ouit ſeulement une voix, qu’il prit d’abord pour celle du Grand Prêtre Héli, n’ayant pas encore l’habitude de diſſinguer la voix de Dieu de celle d’un homme. Les Anges qui tirerent Loth & ſa famille de Gomorre & de Sodome, furent d’abord apperçûs ſous une forme humaine par les citoyens de cette ville ; mais enſuite les mêmes Anges les frapperent d’aveuglement, & les empêcherent de trouver la porte de Loth, où ils vouloient entrer de force. Les Anges n’apparoiſſent donc pas toujours ſous une forme ſenſible, ni ſous une figure uniforme ; mais ils donnent des preuves de leur préſence par une infinité de manieres différentes, par des inſpirations, des voix, des prodiges, des effets miraculeux, des prédictions du futur, & d’autres choſes cachées & impénétrables à l’eſprit humain.

S. Cyprien raconte, qu’un Evêque Africain étant tombé malade pendant la perſécution, demandoit avec inſtance qu’on lui donnât le Viatique : en même tems il vit comme un jeune homme d’un air majeſtueux & brillant, d’un éclat ſi extraordinaire, que les yeux des mortels ne l’auroient pû voir ſans frayeur ; toutefois il n’en fut point troublé. Cet Ange lui dit comme en colere, & d’une voix menaçante : vous craignez de ſouffrir, vous ne voulez pas ſortir de ce monde ; que voulez-vous que je vous faſſe ? Ce bon Evêque comprit que ces paroles le regardoient de même que les autres Chrétiens, qui craignoient la perſécution & la mort. L’Evêque leur parla, les encouragea, & les exhorta à s’armer de force contre les tourmens dont ils étoient menacés : il reçut la Communion, & mourut en paix. On trouvera dans les Hiſtoires une infinité d’autres Apparitions d’Anges ſous une forme humaine.

CHAPITRE IV.

Sentimens des Juifs, des Chrétiens, des
Mahométans & des Orientaux ſur
les Apparitions des bons Anges
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APrès tout ce que nous venons de rapporter des livres de l’Ancien & du Nouveau Teſtament, on ne peut diſconvenir que le commun des Juifs, les Apôtres, les Chrétiens & leurs Diſciples n’ayent crû communément les Apparitions des bons Anges. Les Saducéens qui nioient l’exiſtence & les Apparitions des Anges, étoient conſiderés par le commun des Juifs comme des Hérétiques, & comme ſoutenant une doctrine erronée. Jeſus-Chriſt dans l’Evangile les a réfutés. Les Juifs d’aujourd’hui croyent à la lettre ce qui eſt raconté dans l’Ancien Teſtament des Anges qui ont apparu à Abraham, à Loth, aux autres Patriarches. C’étoit la créance des Phariſiens & des Apôtres du tems de notre Sauveur, comme on le voit par les écrits des Apôtres, & par l’Evangile.

Les Mahométans croyent comme les Juifs & comme les Chrétiens, que les bons Anges apparoiſſent quelquefois aux hommes ſous une forme humaine ; qu’ils ont apparu à Abraham & à Loth ; qu’ils ont puni les habitans de Sodome ; que l’Archange Gabriel a apparu à Mahomet[59], & lui a révelé ce qu’il débite dans ſon Alcoran ; que les Génies ſont d’une nature mitoyenne entre l’homme & l’Ange[60] ; qu’ils boivent, qu’ils mangent, qu’ils engendrent, qu’ils meurent, qu’ils prévoient les choſes futures. Par une ſuite de ce principe, ils croyent qu’il y a des Génies mâles & fémelles ; que les mâles, à qui les Perſes donnent le nom de Dives, ſont mauvais, fort laids & mal-faiſans, faiſant la guerre aux Peris, qui ſont les fémelles. Les Rabins veulent que ces Génies ſoient nés d’Adam ſeul, ſans le concours de ſa femme Eve, ni d’aucune autre femme, & qu’ils ſont ce que nous appellons Eſprits follets.

L’antiquité de ces opinions touchant la corporéité des Anges paroît dans pluſieurs Anciens, qui trompés par l’autorité du livre apocryphe qui paſſoit ſous le nom d’Enoch, ont expliqué des Anges ce qui eſt dit dans la Geneſe[61] : que les Enfans de Dieu ayant vû les filles des hommes, furent épris de leur beauté, les épouſerent, & en engendrerent les Géans. Pluſieurs des anciens Peres[62] ont embraſſé ce ſentiment, qui eſt aujourd’hui abandonné de tout le monde, à l’exception de quelques nouveaux, qui ont voulu faire revivre l’opinion de la corporéité des Anges, des Démons & des Ames : ſentiment qui eſt abſolument incompatible avec celui de l’Egliſe Catholique, qui tient que les Anges ſont d’une nature entiérement dégagée de la matiere.

Je reconnois que dans leur ſyſtême la matiere des Apparitions s’expliqueroit plus commodément : il eſt plus aiſé de concevoir qu’une ſubſtance corporelle apparoiſſe, & ſe rende ſenſible à nos yeux, que non pas une ſubſtance purement ſpirituelle ; mais il n’eſt pas queſtion ici de raiſonner ſur une queſtion philoſophique, ſur laquelle il eſt libre de propoſer différentes Hypotheſes, & de choiſir celle qui expliqueroit plus plauſiblement les apparences, & qui répondroit d’une maniere plus ſatisfaiſantes aux queſtions qu’on pourroit faire, & aux objections qu’on pourroit former contre les faits & contre la maniere propoſée.

La queſtion eſt réſolue, & la matiere décidée. L’Egliſe & les Ecoles Catholiques tiennent que les Anges, les Démons & les Ames raiſonnables ſont dégagées de toute matiere : la même Egliſe & les mêmes Ecoles tiennent pour certain, que les bons & les mauvais Anges, & les Ames ſéparées du corps, apparoiſſent quelquefois par la volonté ou par la permiſſion de Dieu ; il faut s’en tenir là : quant à la maniere d’expliquer ces Apparitions, il faut ſans perdre de vûe le principe certain de l’immatérialité de ces ſubſtances, les expliquer ſuivant l’analogie de la Foi Chrétienne & Catholique, reconnoître de bonne foi, qu’il y a dans cette matiere des profondeurs que nous ne pouvons pas ſonder, & captiver notre eſprit & nos lumieres ſous l’obéiſſance que nous devons à l’autorité de l’Egliſe, qui ne peut errer, ni nous tromper.

Les Apparitions des bons Anges, des Anges gardiens, ſont fréquentes dans l’Ancien comme dans le Nouveau Teſtament. Lorſque l’Apôtre S. Pierre fut ſorti de priſon par le miniſtere d’un Ange, & qu’il vint frapper à la porte de la maiſon où étoient les Freres, on crut que c’étoit ſon Ange, & non pas lui qui frappoit, Illi autem dicebant, Angelus ejes eſt[63] ; & lorſque Corneille le Centenier prioit Dieu dans ſa maiſon, un Ange (apparemment ſon bon Ange) lui apparut, & lui dit d’envoyer querir Pierre qui étoit alors à Joppé[64]. Saint Paul veut que dans l’Egliſe les femmes ne paroiſſent dans l’aſſemblée que le viſage couvert d’un voile, à cauſe des Anges, propter Angelos[65] ; ſans doute par reſpect pour les bons Anges, qui préſident à ces aſſemblées. Le même S. Paul raſſure ceux qui étoient comme lui en danger d’un naufrage preſque certain, en leur diſant que ſon Ange lui a apparu[66], & l’a aſſuré qu’ils arriveroient à bon port.

Dans l’Ancien Teſtament nous voyons de même pluſieurs Apparitions d’Anges, qu’on ne peut guere expliquer que des Anges gardiens ; par exemple, celui qui apparut à Agar dans le déſert, & lui ordonna de retourner dans la maiſon d’Abraham ſon Maître, & de demeurer ſoumiſe à Sara ſa Maîtreſſe[67] ; & l’Ange qui apparut à Abraham, comme il étoit prêt d’immoler Iſaac ſon fils, & lui dit que Dieu étoit content de ſon obéiſſance [68] ; & lorſque le même Abraham envoie ſon ſerviteur Eliézer en Méſopotamie, pour demander une femme à ſon fils Iſaac, il lui dit que le Dieu du Ciel, qui lui a promis de lui donner la terre de Chanaan, enverra ſon Ange[69] pour diſpoſer toutes choſes ſelon ſes deſirs. On pourroit multiplier les exemples de pareilles Apparitions des Anges tutélaires tîrés de l’Ancien Teſtament : mais la choſe ne demande pas un plus grand nombre de preuves.

Dans la nouvelle Alliance les Apparitions des bons Anges, des Anges gardiens, ne ſont pas moins fréquentes dans les Hiſtoires les plus autentiques ; il y a peu de Saints, à qui Dieu n’ait accordé de pareilles graces : on peut citer en particulier Sainte Françoiſe, Dame Romaine du ſeiziéme ſiécle, qui voyoit ſon Ange gardien qui lui parloit, l’inſtruiſoit, la corrigeoit.

CHAPITRE V.

Sentimens des Grecs & des Romains ſur
les Apparitions des bons Génies.
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JAmblique Diſciple de Porphyre[70] eſt celui des Auteurs de l’Antiquité qui a traité plus à fond la matiere des Génies, & de leurs Apparitions. Il ſemble à l’entendre diſcourir qu’il connoît & les Génies, & leurs qualités, & qu’il a avec eux un commerce intime & continuel. Il prétend que les yeux ſont réjouis par les Apparitions des Dieux ; que celles des Archanges ſont terribles : celles des Anges ſont plus douces. Mais lorſque les Démons & les Héros apparoiſſent, ils inſpirent de l’effroi ; les Archontes qui préſident à ce monde, font une impreſſion de douleur, & en même tems d’épouvante. L’Apparition des Ames n’eſt pas tout-à-fait ſi déſagréable que celle des Héros. Il y a de l’ordre & de la douceur dans les Apparitions des Dieux, du trouble & du déſordre dans celles des Démons, & du tumulte dans celles des Archontes.

Lorſque les Dieux ſe font voir, il ſemble que le Ciel, le ſoleil & la lune aillent s’anéantir ; on croiroit que la terre ne peut réſiſter à leur préſence. A l’Apparition d’un Archange, il y a tremblement dans quelque partie du monde ; elle eſt précédée d’une lumiere plus grande que celle qui accompagne les Apparitions des Anges : elle eſt moindre à l’Apparition d’un Démon ; elle diminue encore, lorſque c’eſt un Héros qui ſe fait voir.

Les Apparitions des Dieux ſont très-lumineuſes ; celles des Anges & des Archanges le ſont moins ; celles des Démons ſont obſcures, mais moins que celles des Héros. Les Archontes qui préſident à ce qu’il y a dans le monde de plus brillant, ſont lumineux ; mais ceux qui ne ſont occupés que des choſes matérielles, ſont obſcurs. Lorſque les Ames apparoiſſent, elles reſſemblent à une ombre. Il continue dans ſa deſcription de ces Apparitions, & entre dans un détail ennuyeux ſur tout cela : on diroit à l’entendre qu’il y a entre lui, les Dieux, les Anges, les Démons & les Ames ſéparées du corps, une liaiſon intime & habituelle. Mais tout cela n’eſt que l’ouvrage de ſon imagination : il n’en ſavoit pas plus qu’un autre ſur une matiere qui eſt au-deſſus de la portée des hommes. Il n’avoit jamais vû d’Apparitions des Dieux, ni des Héros, ni des Archontes ; à moins qu’on ne diſe que ce ſont de véritables Démons, qui apparoiſſent quelquefois aux hommes. Mais d’en faire le diſcernement, comme le prétend faire Jamblique, c’eſt une pure illuſion.

Les Grecs & les Romains ont reconnu comme les Hébreux & les Chrétiens deux ſortes de Génies, les uns bons & bien-faiſans, les autres mauvais & portant au mal. Les Anciens croyoient même que chacun de nous recevoit des Dieux en naiſſant un bon & un mauvais Génie : le bon nous portoit au bien, & le mauvais au mal : le premier nous procuroit du bon-heur & des proſpérités ; & le ſecond nous engageoit dans de mauvaiſes rencontres, nous inſpiroit le déréglement, & nous jettoit dans les derniers malheurs.

Ils aſſignoient des Génies non-ſeulement à chaque perſonne, mais auſſi à chaque maiſon, à chaque ville, à chaque Province. Horat. lib. I. Epiſt 7. v. 94.

 
Quod te per Genium, dextramque
Deoſque Penates,
Obſecro & obteſtor
.

Et Stac. lib. 5. Syl. I. v. 73.

 
— — Dum cunctis ſupplex advolveris
aris,
Et mitem Genium Domini prœſentis
adoras.

Ces Génies étoient cenſés de bons Génies, des Génies benins[71], & dignes du culte de ceux qui les invoquent. On les repréſentoit quelquefois ſous la figure d’un ſerpent, quelquefois ſous la forme d’un enfant ou d’un jeune homme. On leur offroit des fleurs, de l’encens, des gâteaux, du vin : funde merum Genio[72]. On juroit par le nom des Génies[73] : villicus jurat per Genium meum, ſe omnia feciſſe. C’étoit un grand crime de ſe parjurer après avoir juré par le Génie de l’Empereur, dit Tertullien[74] : Citiùs apud vos per omnes Deos, quàm per unicum Genium Cœſaris perjuratur. L’on voit aſſez ſouvent dans les médailles l’inſcription, Genium populi Romani ; & quand on abordoit dans un pays, on ne manquoit pas d’en ſaluer & d’en adorer le Génie, & de lui offrir des Sacrifices. Ils en uſoient de même, lorſqu’ils quittoient une Province ; ils en baiſoient la terre avec reſpect[75].

 
Troja, vale, rapimur, clamant ; dans oſcula terræ
Troades
.

Enfin il n’y avoit ni Royaume, ni Province, ni Ville, ni Maiſon, ni Porte, ni Edifices publics & particuliers, qui n’euſſent leur Génie[76].

 
Quamquam cur Genium Romæ mihi fingitis unum ?
Cùm portis, domibus ; thermis, ſtabulis ſoleatis
Aſſignare ſuos Genios ?

Nous avons vû ci-devant ce que Jamblique nous apprend des Apparitions des Dieux, des Génies, des bons & des mauvais Anges, des Héros, & des Archontes qui préſident au gouvernement de ce monde.

Homere le plus ancien des Ecrivains Grecs, & le plus célébre Théologien du Paganiſme, rapporte pluſieurs Apparitions, tant des Dieux que des Héros, & des hommes décédés : dans l’Odyſſée[77] il repréſente Ulyſſe qui va conſulter le Devin Tiréſias ; & ce Devin ayant préparé une foſſe pleine de ſang pour évoquer les Manes, Ulyſſe tire ſon épée pour les empêcher de venir boire ce ſang dont elles ſont altérées, & dont on ne vouloit pas qu’elles goûtaſſent, avant que d’avoir répondu à ce qu’on demandoit d’elles. Ils croyoient auſſi que les ames n’étoient point en repos, & qu’elles rodoient autour de leurs cadavres, tandis que leurs corps n’étoient pas inhumés.

Après même qu’ils étoient enterrés, on leur offroit à manger, ſur-tout du miel, comme ſi ſortant du tombeau, elles venoient goûter de ce qui leur étoit offert[78]. Ils étoient perſuadés que les Démons aimoient la fumée des ſacrifices, la mélodie, le ſang des victimes, le commerce des femmes ; qu’ils étoient attachés pour un tems à certains lieux, & à certains édifices qu’ils infeſtoient : ils croyoient que les ames ſéparées du corps groſſier & terreſtre, conſervoient après la mort un corps plus ſubtil & plus délié, ayant la forme de celui qu’elles avoient quitté ; que ces corps étoient lumineux, & ſemblables aux aſtres ; qu’elles conſervoient de l’inclination pour les choſes qu’elles avoient aimées pendant leur vie ; que ſouvent elles apparoiſſoient autour de leurs tombeaux.

Pour ramener tout ceci à la matiere que nous traitons ici, c’eſt-à-dire aux Apparitions des bons Anges, nous pouvons dire, que de même que l’on rapporte aux Apparitions des bons Anges les Eſprits tutélaires des Royaumes, des Provinces, des Peuples, & de chacun de nous en particulier ; par exemple, le Prince du Royaume des Perſes, ou l’Ange de cette nation, qui réſiſta à l’Archange Gabriel pendant vingt & un jours, comme il eſt dit dans Daniel[79] ; l’Ange de la Macédoine, qui apparut à S. Paul[80], & dont nous avons parlé ci-devant ; l’Archange S. Michel, qui eſt conſidéré comme le chef du peuple de Dieu & des armées d’Iſrael[81], & les Anges Gardiens députés de Dieu pour nous conduire & nous garder tous les jours de notre vie : ainſi nous pouvons dire que les Grecs & les Romains Gentils croyoient que certaines eſpeces d’Eſprits, qu’ils croyoient bons & bienfaiſans, protégeoient les Royaumes, les Provinces, les Villes, & les Maiſons particulieres.

Ils leur rendoient un culte ſuperſtitieux & idolâtre, comme à des Divinités domeſtiques : ils les invoquoient, leur offroient des eſpeces de ſacrifices & d’offrandes d’encens, de gâteaux, de miel, de vin, &c. mais non des ſacrifices ſanglans. [82] Forſitan quis quœrat, quid cauſœ ſit, ut merum fundendum ſit Genio, non hoſtiam ſaciendam putaverint… Scilicet ut die natali munus annale Genio ſolverent, manum à cœde ac ſanguine abſtinerent.

Les Platoniciens enſeignoient, que les hommes charnels & voluptueux ne pouvoient voir leurs Génies, parce que leur eſprit n’étoit pas aſſez épuré, ni aſſez dégagé des choſes ſenſibles : mais les hommes ſages, modérés, tempérans, qui s’appliquoient aux chofes ſérieuſes & ſublimes, les voyoient ; comme Socrate, qui avoit ſon Génie familier qu’il conſultoit, qu’il écoutoit, qu’il voyoit au-moins des yeux de l’eſprit.

Si les Oracles de la Grece & des autres pays ſont mis au nombre des Apparitions du mauvais Eſprit, l’on peut auſſi y rappeller les bons Eſprits qui ont annoncé les choſes futures, & ont aſſiſté les Prophetes & les hommes inſpirés tant de l’Ancien que du Nouveau Teſtament. L’Ange Gabriel fut envoyé à Daniel[83] pour l’inſtruire ſur la viſion des quatre grandes Monarchies, & ſur l’accompliſſement des ſeptante ſemaines qui devoient mettre fin à la captivité. Le Prophete Zacharie dit expreſſément que l’Ange qui paroit en lui[84], lui révéla ce qu’il avoit à dire ; & il le répete en cinq ou ſix endroits. S. Jean dans l’Apocalypſe[85] dit de même, que Dieu lui envoya ſon Ange pour lui inſpirer ce qu’il avoit à dire aux Egliſes. Ailleurs[86] il fait encore mention de l’Ange qui lui parloit, & qui prit en ſa préſence les dimenſions de la Jéruſalem céleſte. Et S. Paul aux Hébreux[87] : ſi ce qui a été prédit par les Anges doit paſſer pour certain ; ſi enim qui per Angelos dictus eſt ſermo, factus eſt firmus, &c.

De tout ce que nous venons de dire il réſulte, que les Apparitions des bons Anges ſont non-ſeulement poſſibles, mais auſſi très-réelles ; qu’ils ont ſouvent apparu, & ſous diverſes formes ; que les Hébreux, les Chrétiens, les Mahométans, les Grecs, les Romains les ont crûes ; que lorſqu’ils n’ont pas apparu ſenſiblement, ils ont donné des preuves de leur préſence en pluſieurs manieres différentes. Nous examinerons ailleurs de quelle façon on peut expliquer la maniere des Apparitions, tant des bons que des mauvais Anges, & des Ames ſéparées du corps.

CHAPITRE VI.

Des Apparitions des mauvais Anges
prouvées par l’Ecriture : ſous quelle
forme ont-ils apparu ?

LES livres de l’Ancien & du Nouveau Teſtament & les Hiſtoires ſacrées & profanes ſont remplies d’Apparitions des mauvais Eſprits. La premiere, la plus fameuſe & la plus fatale Apparition de Satan, eſt celle de ce mauvais Eſprit à Eve la premiere femme[88] ſous la figure du ſerpent, qui ſervit d’organe à cet Eſprit ſéducteur pour la tromper & l’induire au péché. Depuis ce tems-là il a toujours affecté de paroître ſous cette forme plûtôt que ſous une autre : auſſi dans l’Ecriture il eſt allez ſouvent nommé l’ancien ſerpent[89] ; & il eſt dit, que le dragon infernal combattit contre la femme, qui figuroit l’Egliſe ; que l’Archange Saint Michel le vainquit, & le précipita du haut du Ciel. Il a ſouvent apparu aux ſerviteurs de Dieu ſous la figure d’un dragon, & il s’eſt fait adorer par les Infideles ſous cette forme en un grand nombre d’endroits : à Babylone, par exemple, on adoroit un dragon vivant[90], à qui Daniel donna la mort, en lui faiſant avaller une boule compoſée d’ingrédiens mortels. Le ſerpent étoit conſacré à Apollon Dieu de la Médecine & des Oracles. Les Payens avoient une ſorte de divination par le moyen des ſerpens, qu’ils nommoient Ophiomanteia.

Les Egyptiens, les Grecs & les Romains adoroient les ſerpens, & les regardoient comme quelque choſe de divin[91]. On fit venir à Rome le ſerpent d’Epidaure, à qui l’on rendit des honneurs divins. Les Egyptiens tenoient les viperes pour des Divinités[92]. Les Iſraélites adorerent le ſerpent d’airain, que Moïſe avoit élevé dans le déſert[93], & qui fut dans la fuite mis en pieces par le S. Roi Ezéchias. S. Auguſtin[94] aſſure que les Manichéens tenoient le ſerpent pour le Chriſt, & diſoient, que cet animal avoit ouvert les yeux à Adam & à Eve par le mauvais conſeil qu’il leur donna. On voit preſque toujours la figure du ſerpent dans les figures magiques[95] d’Abraxas & d’Abrachadabra, qui étoient en vénération parmi les anciens hérétiques Baſilidiens, qui de même que les Manichéens reconnoiſſoient deux principes de toutes choſes, l’un bon, l’autre mauvais. Abraxa en Hébreu ſignifie ce mauvais principe, ou le pere du mal, ab-ra-achad-ab-ra, le pere du mal, le ſeul pere du mal, ou le ſeul mauvais principe.

S. Auguſtin[96] remarque, que nul animal n’a été plus ſujet à éprouver les effets des enchantemens & de la magie, que le ſerpent, comme pour le punir d’avoir ſéduit la premiere femme par ſon impoſture.

Pour l’ordinaire toutefois le Démon à pris la forme humaine pour tenter les hommes : c’eſt ainſi qu’il apparut à Jeſus-Chriſt dans le déſert[97] ; qu’il le tenta, & lui dit de changer les pierres en pain pour ſe raſſaſier ; qu’il le tranſporta au haut du Temple, & lui fit voir tous les Royaumes du monde, dont il lui promit la jouiſſance. L’Ange qui lutta contre Jacob à Mahanaïm[98] au retour de ſon voyage de Méſopotamie, étoit un mauvais Ange, ſelon quelques Anciens : d’autres, comme Severe Sulpice[99] & quelques Rabins, ont crû que c’étoit l’Ange d’Eſaü qui étoit venu pour combattre Jacob ; mais la plûpart croyent que c’étoit un bon Ange : & comment Jacob auroit-il voulu lui demander ſa bénédiction, s’il l’eût crû un mauvais Ange ? Mais de quelque maniere qu’on le prenne, il n’eſt pas douteux que le Démon n’ait apparu ſous la forme humaine.

On raconte pluſieurs Hiſtoires anciennes & modernes, qui nous apprennent que le Démon a apparu à ceux qu’il a voulu ſéduire, ou qui ont été aſſez malheureux pour l’invoquer, & pour faire pacte avec lui, ſous la figure d’un homme d’une taille au-deſſus de l’ordinaire, vêtu de noir, d’un abord diſgracieux, faiſant mille belles promeſſes à ceux à qui il ſe manifeſtoit, mais promeſſes toujours trompeuſes, & jamais ſuivies d’un effet réel : je veux même croire qu’elles voyoient ce qui ne ſubſiſtoit que dans leur idée troublée & dérangée.

On voit à Molsheim[100] dans la Chapelle de S. Ignace en l’Egliſe des P P. Jéſuites une Inſcription célebre, qui contient l’Hiſtoire d’un jeune Gentilhomme Allemand, nommé Michel Louis, de la famille de Boubenhoren, qui ayant été envoyé aſſez jeune par ſes parens à la Cour du Duc de Lorraine pour apprendre la langue Françoiſe, perdit au jeu de Cartes tout ſon argent. Réduit au déſeſpoir, il réſolut de ſe livrer au Démon, ſi ce mauvais Eſprit vouloit ou pouvoit lui donner de bon argent : car il ſe doutoit qu’il ne lui en fourniroit que de faux & de mauvais. Comme il étoit occupé de cette penſée, tout d’un coup il vit paroître devant lui comme un jeune homme de ſon âge, bien fait, bien couvert, qui lui ayant demandé le ſujet de ſon inquiétude, lui préſenta ſa main pleine d’argent, & lui dit d’éprouver s’il étoit bon. Il lui dit de le venir retrouver le lendemain.

Michel retourne trouver ſes Compagnons qui jouoient encore, regagne tout l’argent qu’il avoit perdu, & gagne tout celui de ſes Compagnons. Puis il revient trouver ſon Démon, qui lui demanda pour récompenſe trois gouttes de ſon ſang qu’il reçut dans une coquille de gland ; puis offrant une plume à Michel, il lui dit d’écrire ce qu’il lui dicteroit. Il lui dicta quelque termes inconnus qu’il fit écrire ſur deux billets différens[101], dont l’un demeura au pouvoir du Démon, & l’autre fut mis dans le bras de Michel au même endroit d’où le Démon avoit tiré du ſang. Et le Démon lui dit : je m’engage de vous ſervir pendant ſept ans, après leſquels vous m’appartiendrez ſans réſerve.

Le jeune homme y conſentit, quoiqu’avec horreur, & le Démon ne manquoit pas de lui apparoître jour & nuit ſous diverſes formes, & de lui inſpirer diverſes choſes inconnues & curieuſes, mais toujours tendantes au mal. Le terme fatal des ſept années approchoit, & le jeune homme avoit alors environ vingt ans. Il revint chez ſon pere : le Démon auquel il s’étoit donné, lui inſpira d’empoiſonner ſon pere & ſa mere, de mettre le feu à leur Château, & de ſe tuer ſoi-même. Il eſſaya de commettre tous ces crimes : Dieu ne permit pas qu’il y réuſſit, le fuſil dont il vouloit ſe tuer ayant fait faute juſqu’à deux ſois, & le venin n’ayant pas opéré ſur ſes pere & mere.

Inquiet de plus en plus, il découvrit à quelques Domeſtiques de ſon pere le malheureux état où il ſe trouvoit, & les pria de lui procurer quelques ſecours. En ce même tems le Démon le ſaiſit, & lui tourna tout le corps en arriere, & peu s’en fallut qu’il ne lui rompît les os. Sa mere qui étoit de l’héréſie de Suenfeld & qui y avoit engagé ſon fils, ne trouvant dans ſa Secte aucun ſecours contre le Démon qui le poſſédoit, ou l’obſédoit, fut contrainte de le mettre entre les mains de quelques Religieux. Mais il s’en retira bientôt & s’enſuit à l’Iſlade, d’où il fut ramené à Molsheim par ſon frere, Chanoine de Wirſbourg, qui le remit entre les mains des P. P. de la Société. Ce fut alors que le Démon fit de plus violens efforts contre lui, lui apparoiſſant ſous la forme d’animaux féroces. Un jour entr’autres le Démon ſous la forme d’un homme ſauvage & tout velu jetta par terre une cédule ou pacte différent du vrai qu’il avoit extorqué du jeune homme, pour tâcher ſous cette fauſſe apparence de le tirer des mains de ceux qui le gardoient, & pour l’empêcher de faire ſa confeſſion générale. Enfin on prit jour au 20 Octobre 1603, pour ſe trouver en la Chapelle de S. Ignace, & y faire rapporter la véritable cédule contenant le pacte fait avec le Démon. Le jeune homme y fit profeſſion de la Foi Catholique & Orthodoxe, renonça au Démon, & reçut la Sainte Euchariſtie. Alors jettant des cris horribles, il dit qu’il voyoit comme deux boucs d’une grandeur démeſurée, qui ayant les pieds de devant enhaut, tenoient entre leurs ongles chacun de leur côté l’une des cédules ou pactes. Mais dès qu’on eut commencé les Exorciſmes, & invoqué le nom de S. Ignace, les deux boucs s’enfuirent, & il ſortit du bras ou de la main gauche du jeune homme, preſque ſans douleur & ſans laiſſer de cicatrice, le pacte qui tomba aux pieds de l’Exorciſte.

Il ne manquoit plus que le ſecond pacte qui étoit reſté au pouvoir du Démon. On recommença les Exorciſmes, on invoqua S. Ignace, & on promit de dire une Meſſe en l’honneur du Saint : en même tems parut une grande Cigogne difforme, malfaite, qui laiſſa tomber de ſon bec cette ſeconde cédule, & on la trouva ſur l’Autel.

Le Pape Paul V. fit informer de la vérité de tous ces faits par les Commiſſaires Députés, ſçavoir M. Adam Suffragant de Straſbourg, & George Abbé d’Altorf, & un grand nombre d’autres témoins qui furent interrogés juridiquement, & qui aſſurerent que la délivrance de ce jeune homme étoit dûe principalement après Dieu à l’interceſſion de S. Ignace.

La même Hiſtoire eſt rapportée un peu plus au long dans un Livre intitulé : De Vitâ & Inſtituto Sancti Ignatii Societatis fundatoris Libri quinque, ex Italica R. P. Danielis Bartoli S. J. Romæ edito, Latinè reducti à P. Ludovico Janin ex eâdem Societate. Lugduni ſumptibus Laurentii Aniſſon, an. M.DCLXV. cum Privilegio.

Mélanchton reconnoît[102] qu’il a vû pluſieurs Spectres, & a diſcouru & converſé pluſieurs fois avec eux ; & Jérôme Cardan aſſure, que ſon pere Faſſius Cardanus voyoit les Démons quand il vouloit, apparemment en forme humaine.

Les mauvais Eſprits apparoiſſent auſſi quelquefois ſous la figure d’un lion, ou d’un chien, ou d’un chat, ou de quelqu’autre animal, comme d’un taureau, d’un cheval, ou d’un corbeau : car les prétendus Sorciers & Sorcieres racontent, qu’au Sabbat on le voit de pluſieurs formes différentes, d’hommes, d’animaux, d’oiſeaux ; ſoit qu’il prenne la forme de ces animaux, ou qu’il ſe ſerve des animaux mêmes comme d’inſtrumens pour tromper ou pour nuire ; ou qu’il affecte ſimplement les ſens & l’imagination de ceux qu’il a faſcinés, & qui ſe ſont donnés à lui : car dans toutes les Apparitions du Démon, on doit toujours être en garde, & ſe défier de ſes ruſes & de ſa malice. S. Pierre[103] nous dit que Satan eſt toujours autour de nous comme un lion rugiſſant, qui cherche à nous dévorer ; & S. Paul en plus d’un endroit[104] nous avertit de nous défier des pieges du Diable, & de nous tenir en garde contre lui.

Sulpice Severe[105] dans la vie de Saint Martin rapporte quelques exemples de perſonnes trompées par des Apparitions du Démon, qui ſe transformoit en Ange de lumiere. Un jeune homme de très-grande condition nommé Clarus, & qui fut dans la ſuite élevé à l’Ordre de Prêtriſe, s’étant donné à Dieu dans un Monaſtere, s’imagina d’avoir commerce avec les Anges ; & comme on ne vouloit pas l’en croire, il dit que la nuit ſuivante Dieu lui donneroit un habit blanc, avec lequel il paroîtroit au milieu d’eux. En effet ſur le minuit tout le Monaſtere fut comme agité de grands tremblemens, la cellule du jeune homme parut toute brillante de lumiére, & on ouit comme le bruit de pluſieurs perſonnes qui alloient, qui venoient, & qui parloient.

Après cela étant ſorti de ſa cellule, il montra aux Freres la tunique dont il étoit couvert : c’étoit une étoffe d’une blancheur admirable, brillante comme la pourpre, & d’une fineſſe ſi extraordinaire, qu’on n’avoit rien vû de ſemblable, & que perſonne ne pouvoit dire de quelle matiere elle étoit tiſſue.

On paſſa le reſte de la nuit à chanter des Pſeaumes en action de graces : le matin on le voulut mener à S. Martin ; il réſiſta tant qu’il put, diſant qu’on lui avoit expreſſément défendu de paroître en ſa préſence. Comme on le preſſoit d’y venir, cette tunique diſparut aux yeux des aſſiſtans ; ce qui fit juger que tout cela n’étoit qu’une illuſion du Démon.

Un autre Solitaire ſe laiſſa perſuader qu’il étoit Elie, & un autre qu’il étoit S. Jean l’Evangéliſte. Un jour le Démon voulut ſéduire S. Martin lui-même, s’étant apparu à lui ſous un habit royal, portant en tête un riche diadême orné d’or & de pierreries, ayant la chauſſure dorée, & tout l’appareil d’un grand Prince. Adreſſant la parole à Martin, il lui dit : reconnois-moi, Martin ; je ſuis J. C. qui voulant deſcendre en terre, ai réſolu premierement de me manifeſter à toi. S. Martin ſe tut d’abord craignant quelque ſurpriſe ; & le fantôme lui ayant répeté qu’il étoit le Chriſt, Martin répondit : Monſeigneur Jeſus n’a pas dit qu’il viendroit vêtu de la pourpre, & orné de diadême ; je ne le reconnoîtrai pas, à moins qu’il ne paroiſſe en la forme dans laquelle il a ſouffert la mort, & à moins que je ne le voie avec les ſtigmates de ſa Croix & de ſa Paſſion.

A ces mots le Démon diſparut ; & Sulpice Severe aſſure, qu’il tient de la bouche même de S. Martin ce qu’il en raconte en cet endroit. Il dit un peu auparavant, que Satan ſe montroit quelquefois à lui ſous la forme de Jupiter, ou de Mercure, ou de Vénus, ou de Minerve, & on l’entendoit quelquefois qui faiſoit de grands reproches à Martin, de ce qu’il avoit converti & régénéré par le Baptême tant de grands pécheurs. Mais le Saint le mépriſoit, le chaſſoit par le ſigne de la Croix, & lui répliquoit, que le Baptême & la Pénitence effacent tous les péchés dans ceux qui ſe convertiſſent ſincérement.

Tout cela prouve, d’un côté la malice, les fraudes, l’envie du Démon contre les Saints ; & de l’autre ſa foibleſſe, & l’inutilité de ſes efforts contre les vrais ſerviteurs de Dieu, & qu’il n’eſt que trop vrai qu’il apparoît ſouvent ſous une forme ſenſible.

On voit dans les Hiſtoires des Saints, qu’il s’eſt quelquefois caché ſous la forme d’une femme, pour tenter des Solitaires, & les engager dans le déſordre ; quelquefois ſous la figure d’un Voyageur, d’un Prêtre, d’un Religieux, d’un Ange de lumiere[106], pour ſéduire les ames ſimples, & les induire dans l’erreur : car tout lui eſt bon, pourvû qu’il exerce ſa malice & ſa haine contre les hommes.

Lorſque Satan parut devant le Seigneur au milieu des Saints Anges, & qu’il lui demanda la permiſſion de tenter Job[107], & d’éprouver ſa patience dans ce que le Saint homme avoit de plus cher, il s’y préſenta ſans doute dans ſon état naturel comme un ſimple Eſprit, mais rempli de rage contre les Saints, & dans toute la difformité de ſon péché & de ſa révolte.

Mais lorſqu’il dit dans les Livres des Rois qu’il ſera un Eſprit de menſonge dans la bouche des faux Prophetes[108] ; & que Dieu lui permet d’exécuter ſa mauvaiſe volonté : decipies & prœvalebis ; egredere & fac ita ; on ne doit pas s’imaginer qu’il ſe ſoit fait voir corporellement aux yeux des faux Prophetes du Roi Achab : il leur inſpira ſeulement le menſonge, ils le crurent, & le perſuaderent au Roi.

On peut mettre parmi les Apparitions de Satan les mortalités, les guerres, les tempêtes, les calamités publiques & particulieres que Dieu envoie aux Nations, aux Provinces, aux Villes, aux familles, à qui le Tout-puiſſant fait reſſentir les effets terribles de ſa colere & de ſa juſte vengeance. Ainſi l’Ange exterminateur fait mourir les premiers nés des Egyptiens[109]. Le même Ange frappe de mort les Habitans des Villes criminelles de Sodome & de Gomorre[110]. Il en uſe de même envers Onar, qui commettoit une action abominable[111]. Le méchant ne cherche que la diviſion & les querelles, dit le Sage ; & l’Ange cruel ſera envoyé contre lui[112]. Et le Pſalmiſte parlant des plaies dont le Seigneur frappa l’Egypte, dit qu’il envoya contre ce pays des Anges malfaiſans[113] : immiſſiones per Angelos malos.

Lorſque David eut fait faire par un eſprit de vanité le dénombrement de ſon peuple, Dieu lui fit voir un Ange placé ſur Jéruſalem, diſpoſé à la frapper & à la perdre[114]. Je ne décide pas ſi c’étoit un bon ou un mauvais Ange, puiſqu’il eſt certain que quelquefois le Seigneur emploie les bons Anges pour exercer ſa vengeance contre les méchans. Mais on croit que ce fut le Démon qui mit à mort cent quatre-vingt-cinq mille hommes de l’armée de Sennacherib[115]. Et dans l’Apocalypſe[116] ce ſont de même des Anges malfaiſans, qui répandent ſur la terre des phioles remplies du vin de la colere de Dieu, & y cauſent tous les fleaux énoncés dans ce ſaint livre.

Nous mettons au nombre des Apparitions & des opérations de Satan les faux Chriſts, les faux Prophetes, les Oracles des Payens, les Magiciens, les Sorciers & Sorcieres, ceux qui ſont inſpirés par l’eſprit de Python, les obſeſſions & poſſeſſions des Démons ; ceux qui ſe mêlent de prédire l’avenir, & dont les prédictions ſont quelquefois ſuivies de l’effet ; ceux qui font des pactes avec le Démon pour découvrir des tréſors, & pour s’enrichir ; ceux qui uſent de maléfices pour faire une diligence extraordinaire ; les Démons incubes & ſuccubes, les évocations par la voie de la Magie, les enchantemens, les dévouemens à la mort ; les ſupercheries des Prêtres Idolâtres, qui feignoient que leurs Dieux bûvoient & mangeoient, & recherchoient le commerce des femmes. Tout cela ne peut être que l’ouvrage de Satan, & doit être mis au rang de ce que l’Ecriture appelle les profondeurs de Satan[117]. Nous en dirons quelque choſe dans la ſuite de ce Traité.

CHAPITRE VII.

De la Magie.

BIen des gens regardent tout ce qu’on dit de la Magie, des Magiciens, des Sortilèges, des Maléfices, comme des fables, des illuſions, & des effets de l’imagination de certains eſprits foibles, qui ſottement prévenus de l’exceſſif pouvoir du Démon, lui attribuent mille choſes qui ſont purement naturelles, mais dont les raiſons phyſiques leur ſont inconnues, ou qui ſont les effets de la ſubtilité de certains charlatans, qui font métier d’en impoſer aux ſimples. On appuie ces ſentimens de l’autorité des principaux Parlemens du Royaume, qui ne reconnoiſſent ni Magiciens, ni Sorciers, & qui ne puniſſent jamais ceux qui ſont accuſés de Magie ou de Sorcellerie, à moins qu’ils ne ſoient convaincus de quelques autres crimes. Qu’enfin plus on punit, & plus on recherche les Magiciens & les Sorciers, plus il s’en trouve dans un pays ; & qu’au contraire on a l’expérience, que dans les lieux où on ne les croit point, il ne s’en trouve point, & que le moyen le plus efficace pour déraciner cette fantaiſie, c’eſt de la mépriſer, & de la négliger.

On dit que les Magiciens eux-mêmes & les Sorciers, lorſqu’ils tombent entre les mains des Juges & des Inquiſiteurs, ſont ſouvent les premiers à ſoutenir, que la Magie & la Sorcellerie ne ſont que des imaginations, & des effets de la prévention & des erreurs populaires. Sur ce pied-là Satan ſe détruiroit lui-même, & renverſeroit ſon Empire, s’il dècrioit ainſi la Magie dont il eſt l’auteur & le ſoutien. Si ce ſont les Magiciens qui de leur chef, & indépendamment du Démon, font cette déclaration, ils ſe trahiſſent de gayeté de cœur, & ne font pas leur cauſe meilleure, puiſque les Juges nonobſtant leur déſaveu, les pourſuivent, & les puniſſent toujours ſans miſéricorde, bien perſuadés que ce n’eſt que la crainte du ſupplice & l’eſpérance de l’impunité qui les font parler.

Mais ne ſeroit-ce pas plutôt une ruſe du malin Eſprit[118], qui s’efforce de rendre douteuſe la réalité de la Magie, pour mettre à couvert des ſupplices ceux qui en ſont accuſés, & pour en impoſer aux Juges, & leur faire croire que les Magiciens ne ſont que des inſenſés ou des hypocondriaques, plus dignes de compaſſion que de châtiment. Il faut donc toujours revenir à l’examen du fond de la queſtion, & prouver que la Magie n’eſt pas une chimere, ni un être de raiſon, puiſqu’on ne peut faire aucun fond, ni tirer aucun argument certain pour ou contre la réalité de la Magie, ni de l’opinion des prétendus Eſprits forts, qui la nient, parce qu’ils le jugent à propos, & que les preuves du contraire ne leur paroiſſent pas démonſtratives ; ni de la déclaration du Démon, des Magiciens ou des Sorciers, qui ſoutiennent que la Magie & la Sorcellerie ne ſont que des effets d’une imagination troublée, ou d’un eſprit ſottement & vainement prévenu ; que ces déclarations ne ſont produites que par la crainte des ſupplices de la part de ceux qui les font, ou par une ſoupleſſe du malin Eſprit, qui veut couvrir ſon jeu, & jetter de la poudre aux yeux des Juges & des témoins, en leur faiſant croire que ce qu’ils regardent avec tant d’horreur, ce qu’ils pourſuivent avec tant de vivacité, n’eſt rien moins qu’un crime puniſſable.

Il faut donc prouver la réalité de la Magie par l’Ecriture ſainte, par l’autorité de l’Egliſe, & par le témoignage des Ecrivains les plus ſérieux & les plus ſenſés ; & enfin montrer qu’il n’eſt pas vrai que les Parlemens les plus fameux ne reconnoiſſent ni Sorciers ni Magiciens.

Les Téraphims que Rachel Epouſe de Jacob enleva furtivement de la maiſon de ſon Pere Laban[119], étoient ſans doute des figures ſuperſtitieuſes, à qui la famille de Laban rendoit un culte ſemblable à peu près à celui que les Romains rendoient à leurs Dieux domeſtiques Penates & Lares, & qu’ils conſultoient ſur l’avenir. Joſué[120] dit bien clairement que Tharé Pere d’Abraham a adoré des Dieux étrangers dans la Méſopotamie. Et dans les Prophetes Oſée[121] & Zacharie, les Septante traduiſent Téraphims par des Oracles. Zacharie & Ezéchiel[122] montrent que les Chaldéens & les Hébreux conſultoient ces Téraphims pour connoître l’avenir.

D’autres croyent que c’étoient des Taliſmans ou préſervatifs. Tout le monde convient que c’étoient des figures ſuperſtitieuſes, que l’on conſultoit pour ſçavoir des choſes inconnues & futures.

Le Patriarche Joſeph parlant à ſes propres freres ſuivant l’idée qu’on avoit de lui dans l’Egypte, leur dit[123] : ne ſçavez-vous point qu’il n’y a pas dans tout le pays un homme qui m’égale dans l’art de deviner, & de prédire les choſes futures ? Et l’Officier du même Joſeph ayant trouvé dans le ſac de Benjamin la coupe de Joſeph qu’il y avoit cachée exprès, leur dit[124] ; c’eſt la coupe dont mon Maître ſe ſert pour découvrir les choſes ſecretes.

Les Magiciens de Pharaon imiterent par le ſecret de leur art les vrais miracles de Moïſe ; mais n’ayant pû comme lui produire des moucherons, ils furent contraints d’avouer que le doigt de Dieu étoit dans ce que Moïſe avoit fait juſqu’alors[125].

Après la ſortie des Hébreux de l’Egypte, Dieu défend expreſſément à ſon peuple toutes ſortes de Magie & de Divination[126] : il condamne à mort les Magiciens, & ceux qui uſent de ſortiléges ; Maleficos non patieris vivere[127].

Le Devin Balaam étant invité par le Roi Balac pour venir dévouer les Hébreux, Dieu lui mit dans la bouche des bénédictions au lieu de malédictions[128] ; & ce mauvais Prophete parmi les bénédictions qu’il donne à Iſrael, dit qu’il n’y a parmi eux ni augure, ni divination, ni magie : non eſt augurium in Jacob, nec divinatio in Iſrael.

Du tems des Juges l’Idole de Michas étoit conſultée comme une eſpece d’Oracle[129]. Gédéon fit dans ſa maifon & dans ſa ville un Ephod accompagné d’une figure ſuperſtitieuſe, qui fut pour ſa maiſon & pour tout le peuple un ſujet de ſcandale & de chûte[130].

Les Iſraélites alloient quelquefois conſulter Belzebub Dieu d’Accaron[131] pour ſçavoir s’ils releveroient de leurs maladies. L’Hiſtoire de l’évocation de Samuel par la Magicienne d’Endor[132] eſt connue. Je ſçais qu’on forme ſur cette Hiſtoire des difficultés : je n’en concluerai ici autre choſe, ſinon que cette femme paſſoit pour Magicienne, que Saul la tenoit pour telle, & que ce Prince avoit exterminé les Magiciens de ſes Etats, du moins il ne permettoit pas qu’ils y exerçaſſent leur art.

Manaſſé Roi de Juda[133] eſt blâmé pour avoir introduit l’Idolâtrie dans ſon royaume, & en particulier d’y avoir ſouffert les Devins, les Aruſpices, & ceux qui ſe mêlent de prédire l’avenir : obſervavit auguria, & fecit Pythones, & Aruſpices multiplicavit. Le Roi Joas au contraire détruiſit toutes ces ſuperſtitions[134].

Le Prophete Iſaïe qui vivoit dans ce même tems, dit qu’on voudra perſuader aux Juifs captifs à Babylone de s’adreſſer comme les autres Nations aux Devins & aux Magiciens ; mais qu’ils doivent rejetter ces pernicieux conſeils, & laiſſer ces abominations aux Gentils qui ne connoiſſent pas le Seigneur. Daniel[135] parle des Magiciens des Chaldéens, & de ceux qui ſe mêloient parmi eux d’interpréter les ſonges, & de prédire l’avenir.

Dans le Nouveau Teſtament, les Juifs accuſent Jeſus-Chriſt de ne chaſſer les Démons qu’au nom de Belzébud Prince des Démons[136] ; mais il les réfute, en diſant qu’étant venu pour détruire l’Empire de Belzébud, il n’étoit pas croyable que Belzébud fît des prodiges pour renverſer ſon propre Empire. S. Luc parle de Simon le Magicien, qui avoit pendant long-tems ſéduit les habitans de Samarie[137] ; & d’un certain Bar-Jeſus de Paphos, qui faiſoit profeſſion de Magie, & ſe vantoit de prédire l’avenir[138]. S. Paul fit brûler à Epheſe un grand nombre de livres de Magie[139]. Enfin le Pſalmiſte[140] & l’Auteur de l’Eccléſiaſtique[141] parlent des charmes avec leſquels on enchantoit les ſerpens.

Dans les Actes des Apôtres[142] la jeune fille de la ville de Philippes qui étoit inſpirée par l’eſprit de Python, rendoit hautement & pluſieurs jours de ſuite témoignage à Paul & à Silas, diſant qu’ils étoient ſerviteurs du Très-Haut, & qu’ils annonçoient aux hommes la voie du ſalut. Etoit-ce le Démon qui lui faiſoit tenir ces diſcours, pour détruire le fruit de la prédication des Apôtres, en faiſant croire aux peuples qu’ils agiſſoient de concert avec les mauvais Eſprits ? Ou étoit-ce l’Eſprit de Dieu qui mettoit ces paroles dans la bouche de cette fille, comme il mit dans la bouche de Balaam des Prophéties ſur la venue du Meſſie ? Il y a lieu de croire qu’elle parloit par l’inſpiration du mauvais Eſprit, puiſque S. Paul lui impoſa ſilence, & chaſſa l’eſprit de Python qui la poſſédoit, & qui lui inſpiroit les prédictions qu’elle faiſoit, & la connoiſſance des choſes inconnues. De quelque maniere qu’on l’explique, il s’enſuivra toujours que la Magie n’eſt pas une chimere, que cette fille étoit remplie d’un mauvais Eſprit, & qu’elle prédiſoit & révéloit les choſes cachées & futures, ce qui produiſoit un gain conſidérable à ſes Maîtres. Car ceux qui la conſultoient n’auroient pas ſans doute été aſſez ſots de lui payer ces prédictions, s’ils n’avoient eu l’expérience de leur vérité par le ſuccès & l’évenement.

De tous ces témoignages réunis il réſulte que la Magie, les Enchantemens, la Sorcellerie, la Divination, l’Interprétation des ſonges, les Augures, les Oracles, ou les figures magiques qui annoncent l’avenir, ſont choſes très-réelles, puiſque Dieu les condamne ſi ſévérement, & qu’il veut qu’on puniſſe de mort ceux qui les exercent.

CHAPITRE VIII.

Objections contre la réalité de la Magie.

ON ne manquera pas de me dire que tous ces témoignages de l’Ecriture ne prouvent pas la réalité de la Magie, de la Sorcellerie, des Divinations, & le reſte ; mais ſeulement que les Hébreux & les Egyptiens, je veux dire le commun du peuple parmi eux, croyoit qu’il y avoit des gens qui avoient commerce avec la Divinité, ou avec les bons & les mauvais Anges, pour prédire l’avenir, expliquer les ſonges, pour dévouer leurs ennemis aux derniers malheurs, cauſer des maladies, exciter des tempêtes, ſuſciter les ames des morts ; s’il y avoit de la réalité, elle n’étoit pas dans les choſes, mais dans leurs imaginations & leurs préventions.

Moïſe & Joſeph paſſoient pour de grands Magiciens parmi les Egyptiens. Rachel croyoit apparemment que les Téraphims de ſon pere Laban étoient capables de l’inſtruire des choſes cachées & futures. Les Iſraélites pouvoient conſulter l’idole de Michas, & Beelzebub Dieu d’Accaron ; mais les gens ſenſés & éclairés de ce tems-là, comme ceux d’aujourd’hui, regardoient tout cela comme des jeux & des fourberies des prétendus Magiciens, qui trouvoient leur compte à entretenir le peuple dans ces préjugés.

Moïſe n’a pas laiſſé d’ordonner très ſagement la peine de mort contre ces ſortes de gens, qui abuſoient de la ſimplicité des ignorans pour s’enrichir à leurs dépens, & qui détournoient les peuples du culte du vrai Dieu, pour les entretenir dans des pratiques ſuperſtitieuſes & contraires à la vraie Religion. Or il eſt du bon ordre, & de l’intérêt de la République & de la vraie piété, de réprimer les abus qui y ſont contraires, & de punir du dernier ſupplice ceux qui détournent les peuples du vrai & légitime culte de Dieu, pour les porter au culte du Démon ; à mettre leur confiance dans la créature, au préjudice des droits du Créateur ; à leur inſpirer de vaines frayeurs de ce qui n’eſt point à craindre, & à les entretenir dans des erreurs très-dangereuſes. Si parmi une infinité de fauſſes prédictions, ou de vaines interprétations des ſonges, il s’en trouve quelques-unes de vraies, ou c’eſt le hazard qui les a produites, ou c’eſt l’ouvrage du Démon, à qui Dieu permet aſſez ſouvent de tromper ceux qui ont la ſotiſe & l’impiété de s’adreſſer à lui, & de mettre en lui leur confiance ; ce que le ſage Légiſlateur animé de l’Eſprit ſaint a dû réprimer par les peines les plus rigoureuſes.

Les Hiſtoires & l’expérience font voir que ceux qui uſent de l’art magique, de ſortiléges, de maléfices, n’emploient leur art, leur ſecret & leur pouvoir que pour ſéduire, pour induire au crime & au déſordre ; ainſi on ne peut les rechercher avec trop de ſoin, ni les punir avec trop de ſévérité.

On peut ajouter, que ſouvent on prend pour Magie noire & diabolique ce qui n’eſt que Magie naturelle ou ſubtilité de la part de ceux qui font des choſes qui paroiſſent au-deſſus des forces de la nature. Combien d’effets merveilleux ne raconte-t’on pas de la baguette divinatoire, de la poudre de ſympathie, des Phoſphores, des ſecrets de Mathématiques ? Combien de fripponneries ne connoît-on pas de la part des Prêtres des Idoles & de ceux de Babylone, qui faiſoient accroire au peuple que le Dieu Bel buvoit & mangeoit ; qu’un grand Dragon vivant étoit une Divinité ; que le Dieu Anubis demandoit le commerce de certaines femmes, dont les Prêtres abuſoient ; que le bœuf Apis rendoit des Oracles ; que le ſerpent d’Alexandre d’Abonotiche connoiſſoit les maladies, & donnoit des remedes aux malades, ſans ouvrir le billet qui contenoit le détail de leurs maux ? Nous pourrons parler de tout cela plus au long ci-après.

Enfin les Parlemens les plus judicieux & les plus célebres ne veulent point reconnoître de Magiciens ni de Sorciers ; du moins ils ne les condamnent point à mort, à moins qu’ils ne ſoient convaincus d’autres crimes, comme de vol, de maléfices, de poiſon, de ſéduction en matiere grave & criminelle ; par exemple, dans l’affaire de Gofredi Prêtre de Marſeille, qui fut condamné par le Parlement d’Aix à être tenaillé & brûlé vif. Les chefs de cette Compagnie, dans le compte qu’ils rendent à M. le Chancellier de l’Arrêt par eux rendu, témoignent que ce Curé étoit à la vérité accuſé de Sortilège ; mais qu’il avoit été condamné au feu, comme atteint & convaincu d’inceſte ſpirituel avec Madeleine de la Palu ſa pénitente. De tout ceci on conclut qu’il n’y a rien de réel dans ce qu’on appelle Magie.

CHAPITRE IX.

Réponſe aux Objections.

JE réponds qu’à la vérité il y a ſouvent beaucoup d’illuſion, de prévention & d’imagination dans tout ce qu’on appelle Magie & Sortilége ; que quelquefois le Démon s’en mêle par ſes preſtiges pour tromper les ſimples ; mais que le plus ſouvent, ſans que le mauvais Eſprit ſoit autrement de la partie, des hommes méchans, corrompus, intéreſſés, ſubtils & trompeurs, abuſent de la ſimplicité des hommes & des femmes, pour leur perſuader qu’ils ont des ſecrets ſurnaturels pour interpréter les ſonges & prédire les choſes futures, guérir des maladies, découvrir les ſecrets inconnus aux hommes ; je n’aurai nulle peine à convenir de tout cela. Toutes les Hiſtoires ſont remplies de faits qui démontrent ce qu’on vient d’avancer. On impute au Démon mille choſes auſquelles il n’a aucune part : on lui fait honneur de prédictions, de révélations, de ſecrets, de découvertes, qui ne ſont nullement l’effet de ſa puiſſance, ni de ſa pénétration, de même qu’on l’accuſe d’avoir cauſé des maux, des tempêtes, des maladies, qui ſont de purs effets de cauſes naturelles, mais inconnues.

Toujours eſt-il vrai que réellement il y a pluſieurs perſonnes qui ſont perſuadées de la puiſſance du Démon, de ſon influence ſur une infinité de choſes & d’effets qu’on lui attribue ; qu’on l’a conſulté pour connoître l’avenir, pour découvrir des choſes ſecretes ; qu’on s’eſt adreſſé à lui pour réuſſir dans ſes projets, pour avoir de l’argent, de la faveur, pour jouir de ſes plaiſirs criminels. Tout cela eſt très-réel. La Magie n’eſt donc pas une ſimple chimere, puiſqu’il y a tant de gens infatués de la force des charmes, & convaincus de commerce avec le Démon, pour produire une infinité d’effets qui paſſent pour ſurnaturels. Or c’eſt la folie, la vaine crédulité, la prévention de ces ſortes de gens que la Loi de Dieu interdit, que Moïſe condamne à la mort, que l’Egliſe Chrétienne punit par ſes cenſures, que les Juges ſéculiers répriment avec la derniere rigueur. S’il n’y avoit en tout cela que maladie d’imagination, foibleſſe de cerveau, préjugé populaire, les traiteroit-on avec tant de ſévérité ? Fait-on mourir les hypocondriaques, les maniaques, les malades imaginaires ? On en a compaſſion, & on travaille à les guérir. Auſſi dans ces circonſtances, c’eſt l’impiété, c’eſt la ſuperſtition, c’eſt le crime de ceux & celles qui conſultent ou qui croyent conſulter le Démon, qui mettent en lui leur confiance, contre qui les loix ſéviſſent & ordonnent des châtimens.

Quand on pourroit nier & conteſter la réalité des Augures, des Devins, des Magiciens, & regarder toutes ces ſortes de gens comme des ſéducteurs, qui abuſent de la ſimplicité de ceux qui s’adreſſent à eux, pourroit-on nier la réalité des Magiciens de Pharaon, celle de Simon le Magicien, de Bar-Jeſus, de la Pythoniſſe, des Actes des Apôtres ? Les premiers ne firent-ils pas devant Pharaon un grand nombre de miracles ? Simon le Magicien ne s’éleva-t’il pas en l’air par l’opération du Démon ? S. Paul n’impoſa-t’il pas ſilence au Démon, qui parloit dans la Pythoniſſe de la ville de Philippes en Macédoine[143] ? Dira-t-on qu’il y avoit colluſion entre S. Paul & la Pythoniſſe ? Rien de tout cela ne peut raiſonnablement ſe ſoutenir.

Un Auteur nouveau qui s’eſt caché ſous ces deux lettres M. D. a fait imprimer à Paris en 1732. un petit volume, intitulé : Traité ſur la Magie, le Sortilége, les poſſeſſions, obſeſſions & maléfices, où l’on en démontre la vérité & la réalité. Il montre qu’il eſt de ſoi qu’il y a des Magiciens : il le prouve par l’Ecriture de l’Ancien & du Nouveau Teſtament, & par l’autorité des anciens Peres, dont les paſſages ſont rapportés dans l’ouvrage du P. Delrio, intitulé : Diſquiſitiones magicœ. Il le prouve par les Rituels de tous les Diocèſes, & par les examens qui ſe trouvent dans les Heures imprimées, où l’on ſuppoſe qu’il y a des Sorciers & des Magiciens.

Les loix civiles des Empereurs, tant Payens que Chrétiens, celles des Rois de France anciennes & modernes, les Juriſconſultes, les Médecins, les Hiſtoriens ſacrés & profanes concourent à ſoutenir la même vérité. On remarque dans toutes ſortes d’Ecrivains une infinité d’Hiſtoires de Magie, de Maléfices, de Sorcelleries. Les Parlemens de France, & les Tribunaux de Juſtice parmi les autres Nations ont reconnu les Magiciens, les pernicieux effets de leur art, & ont condamné leurs perſonnes aux peines les plus rigoureuſes.

Il rapporte au long[144] les remontrances faites au Roi Louis XIV. en 1670. par le Parlement de Rouen, pour prouver à ce Monarque que ce n’eſt pas ſeulement le Parlement de Rouen, mais auſſi tous les autres Parlemens du Royaume, qui ſuivent la même Juriſprudence ſur le fait de la Magie & du Sortilége ; qu’ils en connoiſſent, & qu’ils les condamnent. Cet Auteur cite pluſieurs faits & pluſieurs jugemens rendus ſur cette matiere dans les Parlemens de Paris, d’Aix, de Toulouſe, de Rennes, de Dijon, &c. & c’eſt ſur ces remontrances que le même Roi en 1682. donna ſa Déclaration touchant la punition de divers crimes, & en particulier des Sortiléges, Devins, Magiciens, & crimes ſemblables.

Il cite auſſi le Traité de la Police de M. de la Marre Commiſſaire au Châtelet de Paris, qui s’étend au long ſur la Magie, & en prouve la réalité, l’origine, le progrès, les effets. Seroit-il poſſible que les Auteurs ſacrés, les loix divines & humaines, les plus grands hommes de l’Antiquité, que les Juriſconfultes, les Hiſtoriens les plus éclairés, les Evêques dans les Conciles, l’Egliſe dans ſes déciſions, dans ſes pratiques & dans ſes prieres, auroient conſpiré à nous tromper, & à condamner la Magie, les Sortiléges, la Sorcellerie & les crimes de même nature à la mort, & aux plus rigoureux ſupplices, ſi tout cela n’étoit qu’illuſion, & l’effet d’une imagination gâtée & prévenue ?

Le P. le Brun[145] de l’Oratoire, qui a ſi bien écrit ſur les ſuperſtitions, prouve ſolidement que le Parlement de Paris reconnoît qu’il y a des Sorciers, & qu’il les punit ſévérement lorſqu’ils ſont convaincus. Il le prouve par un Arrêt rendu en 1601. contre quelques habitans de Champagne accuſés de Sortilége. L’Arrêt veut, qu’ils ſoient envoyés à la Conciergerie par les Juges ſubalternes, ſous peine de privation de leur Charge : il ſuppoſe qu’ils doivent être rigoureuſement châtiés ; mais il veut qu’on obſerve une procédure exacte & réguliere pour les découvrir & les punir.

M. Servin, Avocat Général & Conſeiller d’Etat, prouve au long par l’Ancien & le Nouveau Teſtament, par la Tradition, les Loix & les Hiſtoires, qu’il y a des Devins, des Enchanteurs & des Sorciers, & réfute ceux qui prétendent ſoutenir le contraire. Il montre que les Magiciens & ceux qui uſent de Sortiléges, doivent être punis & jugés exécrables ; mais il ajoute qu’il ne faut punir qu’après des preuves certaines & évidentes ; & c’eſt ce que le Parlement de Paris obſerve, de peur de punir des inſenſés pour des coupables, & de prendre des illuſions pour des réalités.

Le Parlement laiſſe à l’Eglife de frapper d’Excommunication ceux & celles qui ont recours aux Sortiléges, & qui croyent aller la nuit à des aſſemblées nocturnes, pour y rendre leurs hommages au Démon. Les Capitulaires des Rois[146] recommandent aux Paſteurs d’inſtruire & de déſabuſer les Fidéles ſur le ſujet de ce qu’on appelle Sabbat ; toutefois ils n’ordonnent point de peines corporelles contre ces ſortes de gens, mais ſeulement qu’on les déſabuſe, & qu’on empêche qu’ils n’en ſéduiſent d’autres.

Le Parlement en demeure là, tandis que la choſe ne va pas plus loin qu’à la ſimple ſéduction ; mais lorſqu’elle va à nuire aux autres, les Rois ont ſouvent ordonné aux Juges de punir ces ſortes de perſonnes de peines pécuniaires & de banniſſement. Les Ordonnances de Charles VIII. en 1490. & de Charles IX. dans les Etats d’Orléans en 1560. ſont formelles ſur ce point ; & elles ſe trouvent renouvellées par le Roi Louis XIV. en 1682. Au troiſiéme article ces Ordonnances portent, que s’il ſe trouvoit des perſonnes aſſez méchantes pour ajouter à la ſuperſtition l’impiété & le Sacrilége, ceux qui en ſeront convaincus ſeront punis de mort.

Lors donc qu’il eſt évident que quelque perſonne a porté préjudice au prochain par des maléfices, le Parlement les punit rigoureuſement juſqu’à la peine de mort, conformément aux anciens Capitulaires du Royaume[147], & aux nouvelles Ordonnances. Bodin qui écrivoit en 1680. a ramaſſé un grand nombre d’Arrêts, auſquels on peut ajouter ceux que le R. P. le Brun rapporte rendus depuis ce tems en 1585. 1591. 1593. 1602. 1604. 1609. 1611. 1617. 1684. 1687. 1691.

Il rapporte après cela un exemple remarquable d’un nommé Hocque, qui fut condamné aux Galeres le 2 Septembre 1687. par Sentence de la haute Juſtice de Paſſy, pour avoir uſé de maléfices envers les animaux, & en avoir fait mourir un grand nombre en Champagne. Hocque mourut ſubitement, miſérablement, & en homme déſeſperé, après avoir découvert dans le vin au nommé Béatrix le ſecret dont il ſe ſervoit pour faire mourir le bétail : il n’ignoroit pas que le Démon lui cauſeroit la mort, en haine de la découverte qu’il avoit faite de ce Sortilége.

Quelques complices de ce malheureux furent condamnés aux Galeres par divers Arrêts : d’autres ſurent condamnés à être pendus & brûlés par Sentence du Bailli de Paſſy le 26 Octobre 1691, laquelle Sentence fut confirmée par Arrêt du Parlement de Paris le 18 Décembre 1691. De tout cela il réſulte, que le Parlement de Paris reconnoît que les Sortiléges par leſquels on nuit au prochain doivent être rigoureuſement punis ; que le Démon a un pouvoir très-étendu, qu’il ne met que trop ſouvent en exercice envers les hommes & les animaux ; & qu’il l’exerceroit encore plus ſouvent, & avec plus d’étendue & de fureur, s’il n’étoit borné & arrêté par la puiſſance de Dieu & par celle des bons Anges, qui mettent des bornes à ſa malice. S. Paul nous avertit[148] de nous revêtir des armes de Dieu pour pouvoir réſiſter aux embûches du Diable : car, ajoute-t’il, nous n’avons pas à combattre contre la chair & le ſang, mais contre les Princes & les Puiſſances, contre les mauvais Eſprits qui gouvernent ce monde ténébreux, contre les Eſprits de malice qui regnent dans les airs.


CHAPITRE X.

Examen du fait de Hocque, Magicien.

MOnſieur de S. André, Conſeiller Médecin ordinaire du Roi, dans ſa ſixiéme lettre[149] contre la Magie, ſoutient que dans le fait de Hocque dont on a parlé, il n’y a ni Magie, ni Sorcellerie, ni opération du Démon ; que les gogues ou drogues venimeuſes que Hocque mettoit dans les écuries, & faiſoit par leur moyen mourir le bétail qui s’y trouvoit, n’étoient autre choſe qu’une compoſition empoiſonnée, qui par ſon odeur & par l’écoulement de ſes parties inſenſibles empoiſonnoit les animaux, & les faiſoit mourir : il n’y avoit qu’à lever ces drogues pour garantir le bétail, ou éloigner le bétail de l’étable où étoit le poiſon. La difficulté étoit de découvrir où ces gogues étoient cachées, les Bergers auteurs du mal prenant toutes ſortes de précautions pour les cacher, ſçachant qu’il y alloit de leur vie ſi on les découvroit.

Il remarque de plus que ces gogues n’ont plus d’effet après un certain tems, à moins qu’on ne les renouvelle, ou qu’on ne les arroſe de quelque choſe pour les ranimer, & les faire fermenter de nouveau. Si le Diable avoit part à ce maléfice, la gogue auroit toujours la même vertu, & il ne ſeroit pas néceſſaire de la renouveller, & de la rafraîchir pour lui rendre ſa premiere efficacité.

Dans tout ceci M. de S. André ſuppoſe, que ſi le Démon a le pouvoir d’ôter la vie aux animaux, ou de leur cauſer des maladies mortelles, il le peut indépendamment des cauſes ſecondes ; ce qui ne lui ſera pas facilement accordé par ceux qui tiennent que Dieu ſeul peut donner la vie & la mort par une puiſſance abſolue, & indépendamment de toutes cauſes ſecondes & de tout agent naturel. Le Démon a pû découvrir à Hocque la compoſition de cette gogue mortelle & empoiſonnée : il a pû lui en apprendre les dangereux effets, après quoi le venin agit naturellement ; il ſe renouvelle, il reprend ſa premiere force, lorſqu’on l’arroſe. Il n’agit qu’à une certaine diſtance, & ſuivant la portée des corpuſcules qui en exhalent. Tous ces effets n’ont rien de ſurnaturel, ni qu’on doive attribuer au Démon ; mais il eſt aſſez croyable qu’il a inſpiré à Hocque le pernicieux deſſein d’uſer d’une drogue dangereuſe que ce malheureux ſçavoit compoſer, ou dont le malin Eſprit lui a découvert la compoſition.

M. de S. André continue, & dit que la mort de Hocque n’a rien qu’on doive attribuer au Démon ; c’eſt, dit-il, un effet purement naturel, qui ne peut avoir d’autres cauſes que les eſprits venimeux qui ſont ſortis de la gogue dans le tems qu’elle a été levée, & qui ont été emportés vers le malfaiteur par ceux qui étoient ſortis de ſon corps, lorſqu’il la préparoit, & qu’il la mettoit en terre, leſquels y étoient reſtés, & s’y étoient conſervés de ſorte qu’il ne s’en étoit fait aucune diſſipation.

Ces eſprits ſortis du corps de Hocque ſe trouvant alors en liberté, ſont retournés vers le lieu de leur origine, & ont entraîné avec eux les parties les plus malignes & les plus corroſives de la charge (ou gogue) qui ont agi ſur le corps de ce Berger, comme elles faiſoient ſur ceux des animaux qui la flairoient. Il confirme ce qu’il vient de dire par l’exemple de la poudre de ſympathie, qui agit ſur le corps de celui qui eſt bleſſé par l’immerſion des petites parties du ſang, ou du pus du bleſſé ſur lequel on l’applique, leſquelles entraînent avec elles les eſprits des drogues dont elle eſt compoſée, & les portent à la plaie.

Mais plus je réfléchis ſur ce prétendu écoulement des eſprits venimeux émanés de la gogue cachée à Pacy en Brie, à ſix lieuës de Paris, qu’on ſuppoſe venir en droiture vers Hocque enfermé à la Tournelle, emportés par les eſprits animaux ſortis du corps de ce malfaiteur dans le tems qu’il préparoit cette gogue, & qu’il la mettoit en terre, ſi longtems auparavant la découverte de cette dangereuſe compoſition : plus je réfléchis ſur la poſſibilité de ces écoulemens, moins je puis me les perſuader ; je voudrois des preuves de ce ſyſtême, & non pas des exemples à des effets très-douteux & très-incertains de la poudre de ſympathie, qui ne peut pas avoir lieu dans le cas dont il s’agit. C’eſt prouver l’obſcur par l’obſcur, & l’incertain par l’incertain ; & quand on admettroit en général quelques effets de la poudre de ſympathie, ils ne pourroient être appliqués ici : la diſtance des lieux & du tems eſt trop longue ; & quelle ſympathie ſe peut rencontrer entre la gogue de ce Berger & ſa perſonne, pour qu’elle puiſſe revenir à lui empriſonné à Paris, & la gogue découverte à Pacy.

Le Factum compoſé & imprimé ſur cet évenement porte, que les fumées du vin qu’avoit bû Hocque étant paſſées, & ayant ſait réflexion à ce que Beatrix lui avoit fait faire, il commença à ſe tourmenter, fit des hurlemens, & ſe plaignit d’une maniere étrange, diſant que Beatrix l’avoit ſurpris, qu’il ſeroit cauſe de ſa mort, & qu’il falloit qu’il mourût à l’inſtant que Bras de fer, autre Berger auquel Beatrix avoit engagé Hocque d’écrire de lever la gogue qu’il avoit miſe ſur la terre de Pacy, leveroit la charge. Il ſe jetta ſur Beatrix, qu’il vouloit étrangler, & excita même les autres forçats qui étoient en priſon avec lui, & condamnés aux Galeres, à ſe jetter ſur lui, par la pitié qu’ils avoient du déſeſpoir de Hocque, qui dans le tems que la charge fut levée, étoit mort en un inſtant dans des convulſions étranges, & en ſe tourmentant comme un poſſédé.

M. de S. André veut encore expliquer tout ceci, en ſuppoſant que l’imagination de Hocque frappée de l’idée de ſa mort, qu’il s’étoit perſuadé devoir arriver dans le tems qu’on leveroit la gogue, a eu beaucoup de part à ſes ſouffrances & à ſa mort. Combien a-t’on vû de gens frappés de l’idée d’une mort prochaine, mourir dans le tems qu’ils s’étoient figuré, qu’elle devoit arriver ? Le déſeſpoir ou étoit Hocque, & les tranſports dont il étoit agité, avoient troublé la maſſe de ſon ſang, altéré ſes humeurs, déreglé le mouvement des eſprits, & les avoit rendus beaucoup plus ſuſceptibles de l’action des vapeurs qui étoient ſorti de la gogue.

M. de S. André ajoute, que ſi le Diable avoit eu quelque part à ces ſortes de maléfices, ce ne pouvoit être qu’en conſéquence de quelque pacte exprès ou tacite, que dès que la gogue ſeroit levée, celui qui l’auroit miſe mourroit incontinent. Or quelle apparence que la perſonne qui auroit ſait ce pacte avec le Diable, y eût employé une pareille ſtipulation, qui l’auroit expoſée à une mort cruelle & inévitable ?

I°. On peut répondre que la frayeur peut cauſer la mort ; mais qu’il n’eſt pas poſſible qu’elle la produiſe à point nommé, & que celui qui tombe dans un excès de douleur puiſſe dire qu’il mourra dans un certain moment : le moment de la mort n’eſt pas au pouvoir de l’homme dans de pareilles circonſtances.

2o. Qu’un homme auſſi corrompu que Hocque, qui à propos de rien, & pour ſatisfaire ſa mauvaiſe volonté, fait périr une infinité d’animaux, & cauſe de très-grands dommages à des perſonnes innocentes, eſt capable des derniers excès, peut ſe livrer au mauvais Eſprit par des pactes implicites ou explicites, & s’engager ſous peine de perdre la vie, à ne pas lever la charge qu’il avoit miſe ſur un village. Il croyoit ne rien riſquer par cette ſtipulation, puiſqu’il étoit maître de la lever ou de la laiſſer, & qu’il n’étoit pas probable qu’il dût jamais de gayeté de cœur s’expoſer ainſi à une mort certaine. Que le Démon ait eu part à cette vertu de la gogue, la choſe eſt fort vraiſemblable, vû les circonſtances de ſes opérations, & celles de la mort & du déſeſpoir de Hocque. Cette mort eſt la juſte peine de ſes crimes, & de ſa confiance à l’Ange exterminateur auquel il s’étoit livré.

Il eſt vrai qu’il s’eſt trouvé des impoſteurs, des eſprits foibles, des imaginations échauffées, des ignorans, des ſuperſtitieux, qui ont pris pour Magie noire & pour opération du Démon ce qui étoit tout naturel, & l’effet d’une ſubtilité de Philoſophie & de Mathématiques, ou même une illuſion des ſens, ou un ſecret qui en impoſoit aux yeux & aux ſens. Mais conclure de là qu’il n’eſt point de Magie, & que tout ce qu’on en dit eſt pure prévention, ignorance & ſuperſtition, c’eſt conclure le général du particulier, & nier le vrai & le certain, parce qu’il eſt malaiſé de diſtinguer le vrai du faux, & qu’on ne veut pas ſe donner la peine d’en approfondir les cauſes. Il eſt beaucoup plus facile de nier tout, que d’entrer dans un ſérieux examen des faits & des circonſtances.

CHAPITRE XI.

Magie des Egyptiens & des Chaldéens.

TOute l’Antiquité payenne parle de Magie, de Magiciens, d’opérations magiques, de livres ſuperſtitieux, curieux, diaboliques. Les Hiſtoriens, les Poëtes, les Orateurs ſont pleins de choſes qui regardent cette matiere : les uns les croyent, les autres les nient ; d’autres s’en moquent, d’autres demeurent dans l’incertitude & dans le doute. Sont-ce les mauvais Eſprits, ou des hommes trompeurs, des impoſteurs, des charlatans, qui par les ſubtilités de leur art font accroire aux ignorans que certains effets naturels ſont produits par une cauſe ſurnaturelle ? C’eſt ſur quoi on n’eſt pas d’accord. Mais en général le nom de Magie & de Magiciens ſe prend aujourd’hui dans un ſens odieux, pour un art qui produit des effets merveilleux, & qui paroiſſent au-deſſus du cours ordinaire de la nature ; & cela par l’opération du mauvais Eſprit.

L’Auteur du fameux livre d’Enoch, qui a eu ſi grande vogue, & a été cité par quelques Anciens[150] comme Ecriture inſpirée, dit que l’onziéme des veillans, ou de ces Anges qui furent épris de l’amour des femmes, fut le nommé Pharmace ou Pharmaque ; qu’il enſeigna aux hommes d’avant le déluge les enchantemens, les maléfices, les arts magiques, &les remedes contre les enchantemens. S. Clément d’Alexandrie dans ſes Recognitions veut que Cham fis de Noë ait reçu du Ciel cet art, & qu’il l’ait enſeigné à Mizraim ſon fils pere des Egyptiens.

Dans l’Ecriture le nom de Mage, Magus, ne ſe prend jamais en bonne part pour ſignifier des Philoſophes qui étudioient l’Aſtronomie, & qui étoient verſés dans les choſes divines & ſurnaturelles, ſinon en parlant des Mages qui vinrent adorer J. C. à Béthleem[151]. Par tout ailleurs l’Ecriture condamne & déteſte la Magie & les Magiciens[152] : elle ordonne de les mettre à mort ; elle défend ſéverement aux Hébreux de les conſulter ; elle parle avec déteſtation de Simon & d’Elymas, Magiciens connus dans les Actes des Apôtres[153] ; & des Magiciens de Pharaon, qui contrefirent par leurs preſtiges les vrais miracles de Moïſe. Il y a beaucoup d’apparence que les Iſraëlites avoient pris dans l’Egypte où ils étoient, l’habitude de conſulter ces ſortes de gens, puiſque Moïſe leur défend en tant d’endroits, & avec tant de ſévérité de les écouter, & de prendre confiance en leurs prédictions.

Le Chevalier Marsham montre fort bien que l’Ecole de Magie parmi les Egyptiens eſt la plus ancienne qui ſoit connue dans le monde ; que c’eſt de là qu’elle s’eſt répandue parmi les Chaldéens, les Babyloniens, les Grecs & les Perſes. S. Paul nous apprend, que Jannès & Mambrès, fameux Magiciens du tems de Pharaon, réſiſterent à Moïſe. Pline remarque, qu’anciennement il n’y avoit aucune ſcience plus renommée, ni plus en honneur que la Magie : ſummam litterarum claritatem gloriamque ex eâ ſcientiâ antiquitùs & penè ſemper petitam.

Porphyre[154] dit que le Roi Darius fils d’Hyſtaſpe avoit une ſi haute idée de l’art de Magie, qu’il fit graver ſur le Mauſolée de ſon Pere Hyſtaſpe, qu’il avoit été le chef & le Maître des Mages de Perſe.

L’ambaſſade que Balac Roi des Moabites députa vers Balaam fils de Beor, qui demeuroit dans les montagnes d’Orient vers la Perſe & la Chaldée[155], in montibus Orientis, pour le prier de venir maudire & dévouer les Iſraëlites, qui menaçoient d’envahir ſon pays, fait voir l’antiquité de la Magie, & des ſuperſtitions magiques dans ces pays-là ; car dira-t’on que ces malédictions & ces dévouemens étoient l’effet de l’inſpiration du bon Eſprit, ou l’ouvrage des bons Anges ? J’avoue que Balaam fut inſpiré de Dieu dans les bénédictions qu’il donna au peuple du Seigneur, & dans la prédiction qu’il fit de la venue du Meſſie ; mais on doit auſſi reconnoître l’extrême corruption de ſon cœur, ſon avarice, & de quoi il étoit capable, ſi Dieu lui eût permis de ſuivre ſa mauvaiſe inclination, & l’inſpiration du mauvais Eſprit.

Diodore de Sicile[156] ſur la tradition des Egyptiens, dit que les Chaldéens qui demeuroient à Babylone & dans la Babylonie, étoient une eſpece de Colonie des Egyptiens, & que c’eſt de ces derniers que les Sages ou les Mages de Babylone ont appris l’Aſtrologie qui les a rendus ſi célebres.

Nous voyons dans Ezéchiel[157] le Roi de Babylone marchant contre ſes ennemis à la tête de ſon armée, s’arrêter ſur un chemin fourchu, & mêler les fleches, pour ſçavoir par l’art magique & par le mouvement de ces fleches quel chemin il doit prendre : Stetit Rex Babylonis in bivio, in capite duarum viarum, divinationem quœrens, commiſcens ſagittas : interrogavit idola. Dans les Anciens cette maniere de conſulter le Démon par les baguettes eſt connue : les Grecs la nomment Rhabdomanteia.

Le Prophete Daniel[158] en plus d’un endroit parle des Magiciens de Babylone. Le Roi Nabuchodonoſor ayant eu un ſonge qui l’effraya, fit venir les Mages, ou les Magiciens, les Devins, les Aruſpices & les Chaldéens, pour lui interpréter le ſonge qu’il avoit eu :[159] prœcepit ut convocarentur Arioli, & Magi, & Malefici & Chaldœi, ut indicarent Regi ſomnia ſua.

Le Roi Balthaſar convoqua de même les Magiciens, les Chaldéens & les Aruſpices du pays pour lui expliquer ces paroles qu’il vit écrites ſur la muraille : Mane, Thecel, Phares. Tout cela montre l’habitude où étoient les Babyloniens d’exercer la Magie, de conſulter les Magiciens, & que cet art pernicieux étoit en honneur parmi eux. On voit dans le même Prophete les ſupercheries, dont ſe ſervoient les Prêtres pour tromper les peuples, & pour leur faire croire que leurs Dieux étoient vivans, bûvoient & mangeoient, parloient, & leur révéloient les choſes inconnues.

J’ai déja dit un mot des Mages qui vinrent adorer Jeſus-Chriſt ; on ne doute pas qu’ils n’ayent été de la Chaldée, ou des pays voiſins, mais différens de ceux dont on vient de parler, par leur piété & leur étude de la vraie Religion.

On lit dans les Voyageurs que la ſuperſtition, la Magie, les Faſcinations ſont encore très-communes dans l’Orient, tant parmi les adorateurs du feu deſcendus des anciens Chaldéens, que parmi les Perſes ſectateurs de Mahomet. Saint Chriſoſtome[160] avoit envoyé en Perſe un S. Evêque nommé Maruthas, pour prendre ſoin des Chrétiens qui étoient en ce pays-là : le Roi Iſdegerde ayant reconnu ſon mérite, lui témoigna beaucoup de conſidération. Les Mages qui adorent & qui entretiennent le feu perpétuel, qui eſt regardé par les Perſes comme la principale de leurs Divinités, en conçurent de la jalouſie, & firent cacher ſous terre un homme apoſtat, qui ſçachant que le Roi devoit venir rendre ſes adorations au feu, firent crier cet homme du fond de ſon caveau, qu’il falloit chaſſer le Roi, parce qu’il tenoit pour ami des Dieux le Prêtre des Chrétiens. Le Roi en fut effrayé, & voulut renvoyer Maruthas ; mais celui-ci lui découvrit l’impoſture des Prêtres : il fit fouiller à l’endroit où l’homme s’étoit fait entendre, & l’on y trouva l’auteur de la voix.

Cet exemple & ceux des Prêtres Babyloniens dont parle Daniel, & de quelques autres, qui pour contenter leur paſſion déréglée faiſoient entendre que leur Dieu demandoit la compagnie de certaines femmes, eſt une preuve que pour l’ordinaire ce qu’on prend pour des effets de la Magie noire, n’eſt que la production de la friponnerie des Prêtres, des Magiciens, des Devins, & de toutes ces ſortes de gens qui abuſent de la ſimplicité & de la crédulité du peuple : je ne nie pas que le Démon s’en mêle quelquefois, mais plus rarement que l’on ne s’imagine.

CHAPITRE XII.

Magie chez les Grecs & les Romains.

LEs Grecs ſe ſont toujours vantés d’avoir reçu l’art magique des Perſes ou des Bactriens : ils veulent que Zoroaſtre le leur ait communiqué ; mais quand il s’agit de fixer le tems auquel Zoroaſtre a vécu, & qu’il leur a appris ces pernicieux ſecrets, ils s’écartent infiniment & de la vérité[161], & même du vraiſemblable ; les uns plaçant Zoroaſtre 600 ans avant l’expédition de Xercès dans la Grece, qui arriva l’an du Monde 3523. avant Jeſus-Chriſt 477. d’autres 500 ans avant la guerre de Troyes, d’autres cinq mille ans avant cette fameuſe guerre, d’autres ſix mille ans avant ce grand évènement : d’autres croyent que Zoroaſtre eſt le même que Cham fils de Noë[162] : d’autres enfin ſoutiennent qu’il y a eu pluſieurs Zoroaſtres. Ce qui paroît indubitable, eſt que le culte de pluſieurs Dieux, la Magie, la Superſtition, les Oracles ſont venus des Egyptiens & des Chaldéens ou des Perſes aux Grecs, & des Grecs aux Latins.

Dès le tems d’Homere[163] la Magie étoit toute commune parmi les Grecs. Ce Poëte parle de la guériſon des plaies, & du ſang arrêté par les ſecrets de la Magie & des Enchantemens. S. Paul étant à Epheſe, y fit brûler des livres de Magie & de ſecrets curieux pour la ſomme de cinquante mille deniers[164]. Nous avons déja dit un mot de Simon le Magicien, & du Magicien Elymas connu dans les Actes des Apôtres[165]. Pindare[166] dit que le Centaure Chiron guériſſoit pluſieurs enchantemens. Quand on dit qu’Orphée tira de l’Enfer ſa femme Euridice, qui étoit morte de la morſure d’un ſerpent, cela veut dire ſimplement, qu’il la guérit par la force de ſes charmes[167]. Les Poëtes ont employé des vers magiques pour ſe faire aimer, & ils les ont enſeignés aux autres pour le même effet ; on les peut voir dans Théocrite, dans Catulle, dans Virgile. Théophraſte aſſure, qu’il y a des vers magiques qui guériſſent la Sciatique. Caton en rapporte quelques-uns contre les luxations[168]. Varron reconnoît qu’il y en a contre la goutte.

Les livres ſacrés rendent témoignage que les Enchanteurs ont le ſecret d’endormir les ſerpens & de les charmer, enſorte qu’ils ne peuvent plus ni mordre, ni cauſer aucun mal[169]. Le Crocodile, cet animal ſi terrible, craint juſqu’à l’odeur & la voix des Tentyriens[170]. Job parlant du Léviathan que nous croyons être le Crocodile, dit : l’Enchanteur le fera-t’il crever[171] ? Et l’Eccléſiaſtique[172] : qui aura pitié de l’Enchanteur, qui aura été mordu du Serpent ?

Virgile, Eclogue viij.

Frigidus in pratis cantando rumpitur Anguis.

Et Ovid.[173]

Vipereas rumpo verbis & carmine fauces.

Tout le monde ſçait ce qu’on raconte des Marſes peuples d’Italie, & des Pſylles, qui avoient le ſecret d’enchanter les Serpens. On diroit, dit S. Auguſtin[174], que ces animaux entendent le langage des Marſes, tant ils ſont obéiſſans à leur ordres : on les voit ſortir de leurs cavernes auſſi-tôt que le Marſe a parlé. Tout cela ne ſe peut faire, dit le même Pere, que par la vertu du malin Eſprit, à qui Dieu permet d’exercer cet empire ſur les bêtes venimeuſes, ſur-tout ſur le ſerpent, comme pour le punir de ce qu’il fit contre la premiere femme. En effet on remarque que nul animal n’eſt plus expoſé aux charmes & aux effets de l’art magique que le ſerpent.

Les loix des douze Tables défendent de charmer les moiſſons de ſon voiſin : qui fruges excantâſſet. Verrius Flaccus cite des Auteurs, qui aſſurent que les Romains lorſqu’ils vouloient aſſiéger une Ville, employoient leurs Prêtres à évoquer la Divinité qui préſidoit à cette Ville, en lui promettant de lui bâtir dans Rome un Temple, ou ſemblable à celui qu’elle occupoit dans la Ville aſſiégée, ou un peu plus grand, & qu’on lui rendroit le culte convenable. Pline dit que la mémoire de ces évocations ſe conſerve parmi les Prêtres : durat in Pontificum diſciplinâ id ſacrum[175].

Si tout ce qu’on vient de raconter, & ce qu’on en lit dans les Anciens & dans les Modernes a quelque réalité, & produit les effets qu’on lui attribue, on ne peut douter qu’il n’y ait quelque choſe de ſurnaturel, & que le Démon n’y ait beaucoup de part.

L’Abbé Trithême parle d’une Sorciere, qui par le moyen de certains breuvages changea un jeune Bourguignon en bête.

Tout le monde ſçait la fable de Circé, qui changea en pourceaux les ſoldats ou les compagnons d’Ulyſſe. On connoît auſſi la fable de l’âne d’or d’Apulée, qui contient le récit d’un homme métamorphoſé en âne. Je ne donne tout cela que pour ce qu’il eſt, c’eſt-à-dire pour des fictions poétiques.

Mais il eſt très-croyable que ces fictions ne ſont pas ſans quelque fondement, comme tant d’autres fables, qui renferment non-ſeulement un ſens caché & moral, mais qui ont auſſi rapport à quelqu’évenement réel hiſtorique ; par exemple, ce qu’on dit de la Toiſon d’or enlevée par Jaſon ; du cheval de bois qui ſervit à ſurprendre la Ville de Troyes ; des douze travaux d’Hercule ; des Métamorphoſes rapportées dans Ovide. Cela, tout fabuleux qu’il paroît dans les Poëtes, a pourtant ſa vérité dans l’Hiſtoire. Ainſi les Hiſtoriens & les Poëtes payens ont traveſti & défiguré les Hiſtoires de l’Ancien Teſtament, & ont attribué à Bacchus, à Jupiter, à Saturne, à Apollon, à Hercule, ce qui eſt raconté de Noë, de Moïſe, d’Aaron, de Samſon, de Jonas, &c.

Origenes[176] écrivant contre Celſe, ſuppoſe la réalité de la Magie, & dit que les Mages qui vinrent adorer J. C. à Bethléem, voulant faire leurs opérations accoutumées, & n’y pouvant réuſſir, une puiſſance ſupérieure en empêchant l’effet, & réduiſant le Démon au ſilence, en voulurent chercher la cauſe : ils virent en même tems dans le Ciel un ſigne tout divin, & ils en conclurent que c’étoit l’être dont avoit parlé Balaam, & que le nouveau Roi dont il avoit prédit la naiſſance étoit né en Judée ; & ſur le champ ils prirent la réſolution de l’aller chercher. Origenes croit que les Magiciens ſuivant les regles de leur art, prédiſent ſouvent l’avenir, & que leurs prédictions ſont ſuivies de l’évenement, à moins que la puiſſance de Dieu ou des Anges n’empêche l’effet de leurs conjurations, & ne les réduiſent au ſilence.

CHAPITRE XIII.

Exemples qui prouvent la réalité de la
Magie
.

SAint Auguſtin[177] remarque, que non-ſeulement les Poëtes, mais les Hiſtoriens mêmes racontent que Diomedes, dont les Grecs ont fait une Divinité, n’eut pas le bonheur de retourner dans ſa patrie avec les autres Princes qui avoient été au Siége de Troyes ; que ſes compagnons furent changés en oiſeaux, & que ces oiſeaux ont leur demeure aux environs du temple de Diomedes, qui eſt ſitué près le Mont Gargan en Poüille ; que ces oiſeaux careſſent les Grecs qui viennent viſiter ce Temple, mais pourſuivent à coup de bec les étrangers qui y arrivent.

Varron le plus ſçavant des Romains, pour rendre ceci plus croyable, raconte ce que tout le monde ſçait de Circé, qui changea en bête les compagnons d’Ulyſſe, & ce qu’on dit des Arcadiens, qui après avoir tiré au ſort paſſoient à la nage un certain lac, après quoi ils étoient métamorphoſés en loups, & couroient les Forêts comme les autres loups. Si pendant le tems de leur tranſmutation ils n’avoient point mangé de chair humaine, au bout de neuf ans ils repaſſoient le même lac, & reprenoient leur premiere forme.

Le même Varron raconte d’un certain Démenote, qu’ayant goûté de la chair d’un enfant que les Arcadiens avoient immolé à leur Dieu Lycée, il avoit auſſi-tôt été changé en loup ; & dix ans après avoit repris ſa premiere forme, avoit paru aux jeux Olympiques, & y avoit remporté le prix du pugillat. S. Auguſtin témoigne que de ſon tems pluſieurs croyoient que ces changemens ſe faiſoient encore, & quelques-uns même aſſuroient les avoir expérimentés dans leurs perſonnes. Il ajoute qu’étant en Italie, on racontoit que certaines femmes donnoient du fromage aux étrangers qui logeoient chez elles, leſquels étoient auſſi-tôt changés en bêtes de ſomme ſans perdre la raiſon, & portoient les charges qu’on mettoit ſur eux ; après quoi ils retournoient en leur premier état. Il dit de plus, qu’un certain Præſtantius racontoit que ſon pere ayant mangé de cette ſorte de fromage magique, demeura couché dans ſon lit ſans qu’on pût l’éveiller ; qu’après quelques jours s’étant éveillé, il dit qu’il avoit été changé en cheval, & qu’il avoit porté des vivres à l’armée ; & on trouva que la choſe étoit vraie, quoiqu’il lui parût que ce n’étoit qu’un ſonge.

S. Auguſtin raiſonnant ſur tout cela, dit que ces choſes ſont, ou fauſſes, ou ſi extraordinaires, qu’on peut n’y pas ajouter foi ; qu’on ne peut douter que Dieu par ſa Toute-puiſſance ne puiſſe faire tout ce qu’il juge à propos ; mais que le Démon qui eſt d’une nature ſpirituelle, ne peut rien ſans la permiſſion de Dieu, dont les jugemens ſont toujours juſtes ; que le Démon ne peut ni changer la nature ni de l’eſprit, ni du corps de l’homme, pour le transformer en bête ; mais ſeulement agir ſur la fantaiſie ou l’imagination de l’homme, & lui perſuader qu’il eſt ce qu’il n’eſt pas, ou qu’il paroiſſe aux autres différent de ce qu’il eſt ; ou qu’il demeure profondément endormi, & qu’il croye porter pendant cet aſſoupiſſement des fardeaux que le Démon porte pour lui ; ou qu’il faſcine les yeux de ceux qui croyent les voir porter par des animaux, ou par des hommes métamorphoſés en animaux.

S’il n’eſt queſtion que d’un changement de fantaiſie ou d’imagination, comme il arrive dans la maladie qu’on nomme Lycanthropie, où un homme ſe croit changé en loup, ou en un autre animal, comme Nabuchodonoſor qui ſe crut changé en bœuf[178], & qui agit pendant ſept ans comme s’il eût été réellement métamorphoſé en cet animal ; il n’y auroit eu en cela rien de plus merveilleux que ce que nous voyons tous les jours dans les hypocondriaques, qui ſe perſuadent qu’ils ſont Rois, Généraux d’armée, Papes, Cardinaux ; qu’ils ſont de neige, de verre, d’argile, &c. comme celui qui étant ſeul au Théatre, y croyoit voir des Acteurs & des repréſentations admirables[179] ; ou celui qui s’imaginoit que tous les vaiſſeaux qui arrivoient au port de Pyrée[180] près d’Athenes lui appartenoient ; ou enfin ce que nous voyons tous les jours en ſonge, & qui nous paroît très-certain pendant le ſommeil. Dans tout cela il eſt inutile de recourir au Démon, ni à la Magie, ni à la faſcination, ni aux preſtiges ; rien de tout cela n’eſt au-deſſus de l’ordre naturel.

Mais que par le moyen de certains breuvages, de certaines herbes, de certaines nourritures, une perſonne renverſe l’imagination, & perſuade à un autre qu’il eſt loup, qu’il eſt cheval, qu’il eſt âne ; cela paroît plus difficile à expliquer, quoique l’on ſçache que les plantes, les herbes, les médicamens ont un grand pouvoir ſur le corps de l’homme, & ſont capables d’altérer le cerveau, la conſtitution, l’imagination. On n’en a que trop d’exemples.

Un autre fait qui, s’il eſt vrai, mérite beaucoup de conſidération, eſt celui d’Apollonius de Thiane, qui étant à Epheſe pendant qu’une grande peſte déſoloit la Ville, promit aux Ephéſiens de faire ceſſer la peſte le jour même qu’il leur parloit, & qui étoit celui de ſa ſeconde arrivée dans leur Ville. Il les aſſembla au Théatre, & leur ordonna de lapider un pauvre vieillard couvert de haillons, qui demandoit l’aumône : frappez, dit-il, cet ennemi des Dieux, accablez-le de pierres. Ils ne pouvoient s’y réſoudre, ce miſérable leur faiſant pitié, & leur demandant grace d’une maniere fort touchante ; mais Apollonius les preſſa tant, qu’enfin ils le lapiderent, & amaſſerent ſur lui un grand monceau de pierres.

Un peu après il leur dit d’ôter ces pierres, & qu’ils verroient quel animal ils avoient tué. Ils n’y trouverent qu’un gros chien, & ne douterent pas que ce vieillard ne fût un fantôme, qui avoit faſciné leurs yeux ; ce qui cauſoit la peſte dans leur Ville.

On voit ici cinq choſes très-remarquables. 1o. Le Démon qui cauſe la peſte dans Epheſe. 2o. Ce même Démon, qui au lieu d’un chien réel, fait paroître un homme. 3o. La faſcination des ſens des Ephéſiens, qui croyent voir un homme au lieu d’un chien, 4o. La preuve de la Magie d’Apollonius, qui découvre la cauſe de cette peſte. 5o. Et qui la ſait ceſſer à point nommé.

Æneas Sylvius Picolomini, qui fut depuis Pape ſous le nom de Pie II. écrit dans ſon Hiſtoire de Boheme, qu’une femme prédit à un ſoldat du Roi Wradiſlas, que l’armée de ce Prince ſeroit taillée en pieces par le Duc de Boheme ; que ſi le ſoldat vouloit éviter la mort, il falloit qu’il tuât la premiere perſonne qu’il rencontreroit en chemin, qu’il lui coupât les oreilles & les mît dans ſa poche ; qu’avec l’épée dont il l’auroit perçée, il traçât ſur terre une croix entre les jambes de ſon cheval, qu’il la baiſât, & que montant ſur ſon cheval, il prit la fuite. Le jeune homme exécuta tout cela. Wradiſlas livra la bataille, la perdit à fut tué : le jeune ſoldat ſe ſauva ; mais entrant dans ſa maiſon, il trouva que c’étoit ſa femme qu’il avoit tuée & percée de ſon épée, & à qui il avoit coupé les oreilles.

Cette femme étoit donc étrangement déguiſée & métamorphoſée, puiſque ſon mari ne la reconnut pas, & qu’elle ne ſe fit point connoître à lui dans une circonſtance auſſi périlleuſe, où il y alloit de ſa vie. Ces deux femmes étoient donc apparemment Magiciennes, & celle qui fit la prédiction, & celle ſur qui elle fut exécutée. Dieu permit dans cette occaſion trois grands maux : la premiere Magicienne conſeille le meurtre d’une innocente ; le jeune homme commet le meurtre ſur ſa propre femme ſans la connoître ; & celle-ci meurt dans un état de damnation, puiſque par les ſecrets de la Magie elle s’étoit rendue méconnoiſſable.

Une Bouchere de la Ville de Jenes, dans le Duché de Veinmar en Thuringe[181] ayant refuſé de donner une tête de veau à une vieille femme, qui n’en offroit preſque rien, cette vieille ſe retira, grondant & murmurant entre ſes dents. Peu de tems après la Bouchere ſentit de grandes douleurs de tête. Comme la cauſe de cette maladie étoit inconnue aux plus habiles Médecins, ils ne purent y apporter aucun remede. Cette femme rendoit de tems en tems par l’oreille gauche de la cervelle, que l’on prit d’abord pour ſa propre cervelle. Mais comme elle ſoupçonnoit cette vieille de lui avoir donné un ſort à l’occaſion de la tête de veau, on examina la choſe de plus près, & on reconnut que c’étoit de la cervelle de veau ; & l’on ſe fortifia dans cette penſée, en voyant des oſſelets de la tête de veau, qui ſortoient avec la cervelle. Ce mal dura aſſez longtems, & enfin la femme du Boucher guérit parfaitement. Ceci arriva en 1685. M. Hoffman, qui rapporte cette Hiſtoire dans ſa Diſſertation du pouvoir du Démon ſur les corps, imprimée en 1736. dit que la femme étois peut-être encore en vie.

On amena un jour à S. Macaire l’Egyptien une honnête femme, qui avoit été métamorphoſée en cavalle par l’art pernicieux d’un Magicien. Son Mari & tous ceux qui la virent crurent qu’elle étoit réellement changée en jument. Cette femme demeura trois jours & trois nuits ſans prendre aucune nourriture, ni propre à l’homme, ni propre à un cheval. On la fit voir aux Prêtres du lieu, qui ne pûrent y apporter aucun remede.

On la mena à la cellule de S. Macaire, à qui Dieu avoit révelé qu’elle devoit venir. Ses Diſciples vouloient la renvoyer, croyant que c’étoit une cavalle. Ils avertirent le Saint de ſon arrivée, & du ſujet de ſon voyage. Il leur dit : vous êtes de vrais animaux, qui croyez voir ce qui n’eſt point ; cette femme n’eſt point changée, mais vos yeux ſont faſcinés. En même tems il répandit de l’eau bénite ſur la tête de cette femme, & tous les aſſiſtans la virent dans ſon premier état. Il lui fit donner à manger, & la renvoya ſaine & ſauve avec ſon mari. En la renvoyant, il lui dit : ne vous éloignez point de l’Egliſe ; car ceci vous eſt arrivé, pour avoir été cinq ſemaines ſans vous approcher des Sacremens de notre Sauveur.

S. Hilarion[182] guérit à peu près de même par la vertu de l’eau bénite une jeune fille, qu’un Magicien avoit rendue amoureuſe d’un jeune homme juſqu’à la fureur. Le Démon qui la poſſédoit, crioit à S. Hilarion : tu me fais ſouffrir les plus cruels tourmens ; je ne puis ſortir que le jeune homme qui m’a fait entrer ne me délie : car je ſuis enchaîné ſous le ſeuil de la porte par une lame de cuivre chargée de caractéres magiques, & par la filaſſe qui l’envelope. Alors S. Hilarion lui dit : vraiment ton pouvoir eſt bien grand, de te laiſſer ainſi lier par un morceau de cuivre & un peu de fil ; en même tems ſans permettre qu’on allât tirer ces choſes de deſſous le ſeuil de la porte, il chaſſa le Démon, & guérit la fille.

S. Jérôme raconte au même endroit, qu’un nommé Italicus bourgeois de Gaze, & Chrétien de Religion, qui nourriſſoit des chevaux pour les jeux du Cirque, avoit un antagoniſte Payen, qui par les ſecrets de la Magie empêchoit & retardoit les chevaux d’Italicus dans leur courſe, & donnoit aux ſiens une célérité extraordinaire. Italicus vint trouver Saint Hilarion, & lui raconta le ſujet de ſon inquiétude. Le Saint lui dit en riant : ne vaudroit-il pas mieux donner aux pauvres le prix de vos chevaux, que de les employer à de pareils exercices. Je n’en ſuis pas maître, dit Italicus : c’eſt une fonction publique, dont je m’acquite malgré moi ; & comme Chrétien, il ne m’eſt pas permis d’uſer de maléfices contre d’autres maléfices.

Les Freres qui étoient préſens intercéderent pour lui, & S. Hilarion lui donnant le vaſe de terre dans lequel il bûvoit, le remplit d’eau, & lui dit d’en arroſer ſes chevaux. Italicus en arroſa non-ſeulement ſes chevaux, mais auſſi toute ſon écurie & ſon chariot, & le lendemain les chevaux & le chariot de ſon rival demeurerent bien loin derriere les ſiens ; ce qui fit crier en plein Théâtre : Marnas eſt vaincu ; Jeſus-Chriſt eſt victorieux. Cette victoire d’ltalicus produiſit la converſion de pluſieurs perſonnes de Gaze.

Dira-t’on que tout cela n’eſt que l’effet de l’imagination, de la prévention, de la ſupercherie d’un habile charlatan ? Comment perſuader à cinquante perſonnes, qu’une femme qui eſt préſente à leurs yeux, eſt changée en jument, ſuppoſé qu’elle ait conſervé ſa figure de femme ? Comment le ſoldat rapporté dans Æneas Sylvius ne reconnut-il pas ſa femme, à qui il coupa l’oreille, & qu’il perça de ſon épée ? Comment Apollonius de Thyane perſuada-t’il aux Ephéſiens de tuer un homme, qui réellement n’étoit qu’un chien ? Comment connut-il que ce chien, ou cet homme, étoit la cauſe de la peſte qui affligeoit la ville d’Epheſe ? Il eſt donc très-croyable, que le mauvais Eſprit agit ſouvent ſur les corps, ſur l’air, ſur la terre, ſur les animaux, & y produit des eſſets qui paroiſſent au-deſſus des forces de l’homme.

On dit qu’en Laponie on tient école de Magie ; que les peres y envoient leurs enfans, perſuadés que la Magie leur eſt néceſſaire pour éviter les embûches de leurs ennemis, qui ſont eux-mêmes grands Magiciens. Ils ſont paſſer les Démons familiers dont ils ſe ſervent, en héritage à leurs enfans, afin de s’en ſervir pour ſurmonter les Démons des autres familles, qui leur ſont contraires. Ils ſe ſervent ſouvent d’un certain tambour pour leurs opérations magiques : par exemple, s’ils ont envie de ſçavoir ce qui ſe paſſe en pays étrangers, un d’entr’eux bat ce tambour, mettant deſſus à l’endroit où l’image du ſoleil eſt repréſentée, quantité d’anneaux de laiton attachés enſemble avec une chaîne du même métal ; il frappe ſur le tambour avec un marteau fourchu fait d’un os de telle ſorte, que ces anneaux ſe remuent : il chante en même tems d’une voix diſtincte une chanſon, que les Lapons nomment Jouk ; & tous ceux de leur Nation qui ſont préſens, hommes & femmes, ajoutent chacun la leur, exprimant de tems en tems le nom du lieu, dont ils déſirent apprendre quelque nouvelle.

Le Lapon ayant frappé quelque tems ſur le tambour, le met ſur ſa tête d’une certaine façon, & tombe auſſi-tôt par terre immobile, & ſans donner aucune marque de vie. Tous les hommes & toutes les femmes continuent de chanter toujours, juſqu’à ce qu’il ſoit revenu à lui : s’ils ceſſent de chanter, l’homme meurt ; ce qui lui arrive auſſi, ſi quelqu’un eſſaye de l’éveiller, en le touchant de la main ou du pied. On éloigne même de lui les mouches, qui par leur bourdonnement pourroient l’éveiller & le faire revenir.

Quand il eſt revenu à lui, il répond aux queſtions qu’on lui fait ſur le lieu où il a été envoyé. Quelquefois il ne ſe réveille qu’au bout de 24 heures, quelquefois plutôt, & quelquefois plus tard, ſelon la diſtance du lieu où il eſt allé. Et pour aſſurance de ce qu’il dit, & du chemin qu’il a fait, il rapporte du pays où il a été envoyé la marque qu’on lui a demandée, un couteau, un anneau, des ſouliers ou quelqu’autre choſe. On peut voir ſur tout cela Jean Scheffer, Laponia, imprimé à Francfort in-4o. an. 1673. chapitre xj. intitulé de Sacris Magicis & Magia Laponia, pag. 119. & ſuiv.

Les mêmes Lapons ſe ſervent auſſi de ce tambour pour ſçavoir la cauſe d’une maladie, ou pour faire perdre la vie ou la force à leurs ennemis. De plus il y a parmi eux certains Magiciens, qui tiennent dans une eſpece de gibeciere de cuir des mowuches magiques, qu’ils lâchent de tems en tems contre leurs ennemis, ou contre leur bétail, ou ſimplement pour exciter des tempêtes, & faire lever des vents orageux. Ils ont auſſi une ſorte de dard qu’ils lancent en l’air, & qui donne la mort à tout ce qu’il rencontre. Ils ſe ſervent encore d’une eſpece de Pelotte nommée Tyre, preſque ronde, qu’ils envoient de même contre leurs ennemis pour les faire périr ; & ſi par malheur cette Pelotte rencontre en chemin quelqu’autre perſonne, ou quelque animal, elle ne manque pas de lui donner la mort.

Qui ſe perſuadera que les Lapons qui vendent les vents, excitent les tempêtes, racontent ce qui ſe paſſe en des lieux éloignés, où ils vont, diſent-ils, en eſprit, & en rapportent des choſes qu’ils y ont trouvées ? Qui ſe perſuadera que tout cela ſe faſſe ſans le ſecours de la Magie ? On a voulu dire que dans le fait d’Apollonius de Thyane, on fit ſécrettement évader l’homme tortu & difforme, & qu’on mit en ſa place un chien qui fut lapidé, ou qu’après avoir lapidé cet homme, on lui ſubſtitua ſubtilement un chien mort. Tout cela demanderoit bien de la préparation, & ſeroit bien difficile à exécuter à la vûe de tout un peuple ? Il vaudroit peut-être autant nier le fait, qui en effet paroît très-fabuleux, que de recourir à des pareilles explications.

CHAPITRE XIV.

Effets de la Magie, ſelon les Poëtes.

SI l’on vouloit croire ce que diſent les Poëtes des effets de la Magie, & ce que les Magiciens ſe vantent de faire par leurs charmes, rien ne ſeroit plus merveilleux que leur art, & l’on ne pourroit n’y pas reconnoître une très-grande puiſſance du Démon. Pline[183] raconte, qu’Appion évoqua l’Ame d’Homere, pour ſçavoir de lui quelle étoit ſa patrie & ſes parens. Philoſtrate dit[184] qu’Apollonius de Thyane étant venu au tombeau d’Achile, évoqua ſes manes, & les pria de lui faire apparoître la figure de ce Héros ; qu’après le tremblement du tombeau, il vit paroître d’abord un jeune homme de cinq coudées, ou de ſept pieds & demi de haut ; qu’enſuite le fantôme parut grand de douze coudées, & d’une beauté ſinguliere. Apollonius lui fit quelques queſtions aſſez frivoles, & voyant que le jeune homme badinoit d’une maniere indécente, il comprit qu’il étoit poſſédé d’un Démon ; il le guérit, & chaſſa le Démon. Mais tout cela eſt fabuleux.

Lactance[185] réfutant les Philoſophes Démocrite, Epicure, & Dicéarque, qui nioient l’immortalité de l’Ame, dit qu’ils n’oſeroient ſoutenir leur ſentiment devant un Magicien, qui par la force de ſon art & de ſes charmes a le ſecret de faire ſortir les Ames de l’Enfer, de les faire paroître, parler & prédire l’avenir, & donner des marques certaines de leur préſence.

S. Auguſtin[186] toujours circonſpect dans ſes déciſions, n’oſe décider, ſi les Magiciens ont le pouvoir d’évoquer les Ames des Saints par la force de leurs enchantemens. Mais Tertulien[187] plus hardi, ſoutient que nul art magique n’a le pouvoir de faire ſortir les Ames des Saints du lieu de leur repos ; que tout ce que peuvent faire les Nécromanciens, eſt de faire paroître quelques fantômes avec un corps emprunté, qui faſcine les yeux, & ſait prendre aux aſſiſtans pour vrai ce qui n’eſt qu’apparence. Dans le même endroit il cite Héraclius, qui dis que les Naſamones, peuples d’Afrique, paſſent la nuit auprès des tombeaux de leurs proches pour en recevoir des Oracles ; & que les Celtes, ou Gaulois, en uſent de même auprès des Mauſolées des grands hommes, au rapport de Nicandre.

Lucain dit[188], que les charmes des Magiciens font gronder les tonnerres dans les Cieux à l’inſçû de Jupiter ; qu’ils arrachent la Lune de ſa ſphere, & la précipitent ſur la terre ; qu’ils troublent le cours de la nature, allongent les nuits, & accourciſſent les jours ; que l’univers obéit à leur voix, & que le monde demeure dans l’engourdiſſement, lorſqu’ils parlent & qu’ils commandent.

 Ceſſavêre vices rerum, dilataque longâ
Hœſit nocte dies : legi non paruit œther ;
Torpuit & præceps audito carmine mundus ;
Et tonat ignaro cœlum Jove.

On étoit ſi perſuadé que les Magiciens avoient le pouvoir de faire deſcendre la Lune du haut du Ciel, & on croyoit tellement qu’elle étoit évoquée par l’art magique, lorſqu’elle tombe en éclipſe, que l’on faiſoit alors grand bruit, en frappant ſur des vaſes de cuivre, pour empêcher que la voix des Enchanteurs ne paſſât juſqu’à elle[189].

 Cantat, & è curru tentat deducere Lunam,
Et faceret, ſi non œra repulſa ſonent.

Ces opinions populaires & les fictions poëtiques ne méritent aucune créance ; mais elles montrent qu’elle eſt la force du préjugé. On aſſure[190], qu’encore aujourd’hui les Perſes croyent donner du ſecours à la Lune dans ſon éclipſe, en frappant fortement ſur des vaſes d’airain, & faiſant grand bruit.

Ovide[191] attribue aux enchantemens de la Magie les évocations des puiſſances infernales, & leur renvoi dans l’Enfer, les orages, les tempêtes, le retour du beau tems.

 Obſcurum verborum ambage novorum
Ter novies carmen magico demurmurat ore ;

 Jam ciet infernas magico ſtridore catervas,
Jam jubet aſperſum lacte referre pedem.
Cùm libet, hœc triſti depellit nubila cœlo ;
Cùm libet, œſtivo provocat orbe nives.

Ils lui attribuoient le pouvoir de changer les hommes en animaux par le moyen de certaines herbes, dont la vertu leur étoit connue[192].

 Naïs nam ut cantu, nimiùmque potentibus herbis
Verterit in tacitos juvenilia corpora piſces.

Virgile[193] parle des ferpens endormis & enchantés par les Magiciens.

 Vipereo generi & graviter ſpirantibus hydris
Spargere qui ſom nos cantuque manuque ſolebat.

Et Tibulle[194] dit qu’il a vû la Magicienne faire deſcendre les aſtres du Ciel, & détourner les foudres prêts à tomber ſur la terre ; qu’elle a ouvert la terre, & fait ſortir les morts de leurs tombeaux.

Comme la matiere eſt ſuſceptible des ornemens de la Poëſie, les Poëtes à l’envi ſe ſont étudiés à en orner leurs ouvrages. Ce n’eſt pas qu’ils fuſſent perſuadés de la vérité de ce qu’ils diſoient : ils s’en mocquoient les premiers dans l’occaſion, de même que les plus ſenſés & les plus ſages du paganiſme. Mais ni les Princes, ni les Prêtres, ne ſe mettoient guere en peine de déſabuſer le peuple, ni de détruire ſes préjugés ſur tout cela. La Religion payenne les ſouffroit, les autoriſoit, & une partie de ſes pratiques étoit fondée ſur de pareilles ſuperſtitions.

CHAPITRE XV.

Des Oracles des Payens.

SIl étoit bien prouvé que les Oracles de l’Antiquité payenne fuſſent l’ouvrage du mauvais Eſprit, on ne pourroit donner de preuves plus réelles & plus ſenſibles de l’Apparition du Démon parmi les hommes, que ces Oracles ſi vantés, qui ſe rendoient preſque dans tous les pays du monde parmi les peuples qui paſſoient pour les plus ſages & les plus éclairés, comme les Egyptiens, les Chaldéens, les Perſes, les Syriens, les Hébreux même, les Grecs, les Romains. Il n’y a pas juſqu’aux peuples barbares qui n’euſſent leurs Oracles.

La Religion payenne n’avoit rien dont elle ſe fit plus d’honneur, & dont elle ſe vantât avec plus de complaiſance. Dans toutes les grandes entrepriſes on recouroit à l’Oracle ; par-là ſe décidoient les plus importantes affaires de Ville à Ville, de Province à Province. La maniere de rendre les Oracles n’étoit pas la même par-tout. On dit[195] que le Taureau Apis, dont le culte étoit ſi ancien dans l’Egypte, rendoit ſes Oracles en recevant ſa nourriture de la main de celui qui le conſultoit. S’il la reçoit, dit-on, on en tire un bon augure : s’il la refuſe, c’eſt un mauvais préſage. Lorſque cet animal paroît en public, il eſt accompagné par une troupe d’enfans, qui chantent des hymnes en ſon honneur ; enſuite ces enfans ſont remplis d’un enthouſiaſme ſacré, & commencent à prédire l’avenir. Si le Taureau entre tranquillement dans ſa loge, c’eſt un ſigne heureux[196] : s’il en ſort, c’eſt le contraire. Tel étoit l’aveuglement des Egyptiens.

Il y avoit encore d’autres Oracles en Egypte[197] ; comme ceux de Mercure, d’Apollon, d’Hercule, de Diane, de Minerve, de Jupiter Ammon, &c. qui fut conſulté par Alexandre le Grand. Mais Hérodote remarque que de ſon tems ils n’avoient point de Prêtres ni de Prêtreſſes qui rendiſſent des Oracles. C’étoient certains préſages, qu’ils tiroient ou des mouvemens des ſtatues des Dieux, ou de la premiere voix qu’ils entendoient après les avoir conſultés ; Pauſanias[198] dit que celui qui conſulte, dit à l’oreille de Mercure ce qu’il demande, puis il ſe bouche les oreilles, ſort du temple, & les premieres paroles qu’il entend du premier qu’il rencontre, ſont tenues pour la réponſe du Dieu.

Les Grecs reconnoiſſent qu’ils ont reçû des Egyptiens & les noms des Dieux & leurs plus anciens Oracles ; entr’autres celui de Dodone, qui étoit déja en vogue du tems d’Homere[199], & qui venoit de l’Oracle de Jupiter de Thebes : car les Prêtres Egyptiens racontoient que deux Prêtreſſes de ce Dieu avoient été enlevées par des marchands Phéniciens, qui les avoient vendues, l’une en Libye & l’autre en Grece[200] ; & qu’elles avoient établi des Oracles chacune dans le lieu où elles avoient fixé leur demeure. Ceux de Dodone racontoient que deux colombes noires s’étoient envolées de Thebes d’Egypte ; que celle qui s’étoit arrêtée à Dodone, s’étoit perchée ſur un hêtre, & avoit déclaré d’une voix intelligible que les Dieux vouloient qu’on établit en cet endroit un Oracle de Jupiter ; que l’autre s’étant envolée en Libye, y avoit formé l’Oracle de Jupiter Ammon. Voilà certainement des origines bien frivoles & bien fabuleuſes. L’Oracle de Delphes eſt plus récent & plus fameux. Phémonoé en fut la premiere Prêtreſſe, & commença du tems d’Acriſius, 27 ans avant Orphée, Muſée & Linus. On la dit inventrice du vers Héxametre[201].

Mais je crois remarquer des veſtiges d’Oracles en Egypte dès le tems du Patriarche Joſeph, & du tems de Moïſe. Les Hébreux avoient demeuré pendant 215 ans en Egypte, & s’y étant extraordinairement multipliés, avoient commencé à former un peuple ſéparé, & une eſpece de République. Ils avoient pris goût aux cérémonies, aux ſuperſtitions, aux coutumes, à l’idolâtrie des Egyptiens. Joſeph paſſoit pour le plus habile Devin, & pour le plus grand interprete des ſonges qui ſût en Egypte. On croyoit qu’il tiroit des Oracles par l’inſpection de la liqueur qu’il avoit miſe dans ſa coupe. Moïſe pour guérir les Hébreux de leur penchant à l’Idolâtrie & aux ſuperſtitions Egyptiennes, leur preſcrivit des Loix & des Cérémonies propres à ſon deſſein, les unes diamétralement oppoſées à celles des Egyptiens, les autres y ayant quelque rapport de reſſemblance, mais différentes par leur objet & par les circonſtances.

Par exemple, les Egyptiens étoient accoutumés à conſulter les Devins, les Oracles, les Magiciens, les Interpretes des ſondes, les Augures. Moïſe[202] défend tout cela aux Hébreux ſous des peines rigoureuſes ; mais afin qu’ils n’euſſent pas lieu de ſe plaindre que leur religion ne leur fourniſſoit point les mêmes moyens de découvrir l’avenir & les choſes cachées, Dieu par une condeſcendance admirable leur accorda l’Urim & Thummim, ou la doctrine & la vérité, dont le Grand Prêtre étoit revêtu ſur ſon Rational dans les principales Cérémonies de Religion, & par le moyen deſquels il rendoit des Oracles, & découvroit la volonté du Très-Haut. Lorſque l’Arche d’Alliance & le Tabernacle furent conſtruits, le Seigneur conſulté par Moïſe[203] leur rendoit ſes réponſes du milieu des deux Chérubins, qui étoient placés ſur le propitiatoire au-deſſus de l’Arche d’Alliance. Tout cela inſinue que dès le tems du Patriarche Joſeph, il y avoit des Oracles & des Devins dans l’Egypte, & que les Hébreux les conſultoient.

Dieu promit à ſon peuple de ſuſciter du milieu d’eux un Prophete[204] qui leur découvriroit ſes volontés. En effet on vit preſque dans tous les tems parmi eux des Prophetes inſpirés de Dieu ; & les vrais Prophetes leur reprochoient vivement leur impiété, lorſqu’au lieu de venir aux Prophetes du Seigneur, ils alloient conſulter des Oracles étrangers[205], & des Divinités ſans pouvoir & ſans réalité.

Nous avons parlé ci-devant des Théraphims de Laban, des Idoles, ou des prétendus Oracles de Michas & de Gédéon. Le Roi Saül qui apparemment par le conſeil de Samuel avoit exterminé les Devins & les Magiciens du pays d’Iſrael, voulut dans ſa derniere guerre conſulter le Seigneur, qui ne voulut pas lui répondre : il s’adreſſa enſuite à une Magicienne qui lui promit de lui évoquer Samuel. Elle le fit, ou feignit de le faire : car la choſe ſouffre des difficultés, dans leſquelles nous n’entrons pas ici.

Le même Saül ayant conſulté le Seigneur dans une autre occaſion, ſçavoir s’il devoit pourſuivre les Philiſtins qu’il venoit de défaire, Dieu refuſa auſſi de lui répondre[206], parce que Jonathas ſon fils avoit goûté un peu de miel, ne ſçachant pas la défenſe que le Roi avoit faite à ſon armée de goûter quoique ce fût avant la défaite entiere des ennemis.

Le ſilence du Seigneur dans certaines occaſions, & le refus qu’il faiſoit quelquefois de répondre lorſqu’il étoit conſulté, ſont une preuve évidente que pour l’ordinaire il répondoit, & qu’on étoit aſſuré d’être inſtruit de ſa part, à moins qu’on n’y mit obſtacle par quelque action qui lui déplût.

CHAPITRE XVI.

La certitude de l’évènement prédit n’eſt
pas toujours une preuve que la prédiction
vienne de Dieu
.

MOïſe avoit bien prévû qu’un peuple auſſi indocile & auſſi ſuperſtitieux que les Iſraélites, ne ſe contenteroit pas des moyens raiſonnables, pieux & ſurnaturels qu’il leur avoit procurés pour découvrir l’avenir, en leur donnant des Prophetes & l’Oracle du grand Prêtre. Il ſçavoit qu’il s’élèveroit parmi eux de faux Prophetes & des ſéducteurs, qui s’efforceroient par leurs preſtiges & par les ſecrets de la Magie de les induire à erreur ; d’où vient qu’il leur dit[207] : S’il s’éleve parmi vous un Prophete, ou quelqu’un qui ſe vante d’avoir eu un ſonge, & qu’il prédiſe un miracle, ou une choſe qui ſurpaſſe la connoiſſance ou le pouvoir ordinaire d’un homme, & que ce qu’il aura prédit arrive, & qu’après cela il vous diſe : allons, ſervons les Dieux étrangers qui vous ſont inconnus ; vous ne l’écouterez point, parce que le Seigneur votre Dieu veut vous éprouver, pour voir ſi vous l’aimez de tout votre cœur & de toute votre ame.

Certes rien n’eſt plus capable de nous induire à erreur, que de voir arriver ce qui a été prédit par quelqu’un. Annoncez-nous les choſes futures, dit Iſaïe[208], & nous croirons que vous êtes des Dieux ; qu’ils viennent, & qu’ils annoncent ce qui doit arriver, & ce qui a été fait au tems paſſé, & nous y croirons, &c. Idoneum teſtimonium Divinitatis, dit Tertullien[209], veritas Divinationis. Et S. Jérome[210] : Confitentur Magi, confitentur Arioli, & omnis ſcientia ſœcularis litteraturœ, præſcientiam futurorum non eſſe hominum, ſed Dei.

Cependant nous venons de voir que Moïſe reconnoît qu’un faux Prophete peut prédire des choſes qui arriveront ; & le Sauveur dans l’Evangile nous avertit qu’à la fin du monde il s’élevera pluſieurs faux Prophetes qui ſéduiront pluſieurs perſonnes[211] ; qu’ils feront des ſignes & des prodiges capables d’induire à erreur même, s’il étoit poſſible, les Elûs. Ce n’eſt donc pas préciſément, ni le ſuccès de l’évenement qui décide en faveur du faux Prophete, ni le défaut d’exécution des prédictions faites par de vrais Prophetes, qui prouve qu’ils ne ſont pas envoyés de Dieu. Jonas fut envoyé pour prédire la ruine de Ninive[212], qui n’arriva pas ; & tant d’autres menaces des Prophetes n’ont pas été ſuivies de l’exécution, parce que Dieu touché du repentir des pécheurs a révoqué ou commué ſa premiere ſentence. La pénitence des Ninivites les garantit du dernier malheur. Iſaïe avoit clairement prédit au Roi Ezéchias[213], qu’il ne releveroit pas de ſa maladie : diſpone domui tuæ, quia moriêris tu, & non vives. Cependant Dieu touché de la priere de ce Prince révoqua ſa ſentence de mort, & avant que le Prophete fût ſorti de la Cour du Roi[214], Dieu lui ordonna de retourner, & de lui dire qu’il lui ajoûteroit encore quinze années de vie.

Moïſe donne pour marque d’un vrai Prophete, lorſqu’il nous conduit à Dieu & à ſon culte ; & pour marque d’un faux Prophete, lorſqu’il nous éloigne du Seigneur, & nous porte à la ſuperſtition & à l’Idolâtrie. Balaam étoit un vrai Prophete inſpiré de Dieu, qui a prédit des choſes qui ont été ſuivies de l’évenement ; mais il étoit très-corrompu dans ſes mœurs, & eſclave de ſon intérêt. Il fit ce qu’il put pour mériter que le Roi de Moab lui donnât la récompenſe promiſe, & pour pouvoir maudire & dévouer Iſraël[215]. Dieu ne le lui permit pas ; il lui mit dans la bouche des bénédictions au lieu de malédictions ; il n’induiſit pas les Iſraélites à abandonner le Seigneur : il engagea les Moabites à ſéduire le peuple de Dieu, & à le faire tomber dans la fornication & dans le culte des Idoles du pays, & par ce moyen à irriter Dieu contr’eux, & à leur attirer les effets de ſa vengeance. Auſſi Moïſe fit pendre tous les chefs du peuple qui avoient conſenti au crime, & fit périr les Madianites, qui y avoient engagé les Hébreux. Enfin Balaam qui étoit la premiere cauſe du mal, fut auſſi puni de mort[216].

Dans toutes les prédictions des Devins ou des Oracles, lorſqu’elles ſont ſuivies de l’effet, on ne peut guere diſconvenir que le mauvais Eſprit n’intervienne, & ne découvre l’avenir à ceux qui le conſultent. S. Auguſtin dans ſon livre de Divinatione Dæmonnum[217], ou des prédictions faites par le mauvais Eſprit, lorſqu’elles ſont ſuivies de l’effet, ſuppoſe que les Démons ſont d’une nature aërienne, & beaucoup plus ſubtile que les corps ordinaires ; enſorte qu’ils ſurpaſſent ſans comparaiſon & la legereté des hommes & des animaux les plus vîtes, & le vol des oiſeaux, ce qui fait qu’ils peuvent annoncer des choſes qui ſe paſſent dans des lieux fort éloignés, & hors de la portée ordinaire des hommes. De plus comme ils ne ſont pas comme nous ſujets à la mort, ils ont acquis une expérience incomparablement plus grande que ne peut être celle des hommes les plus expérimentés, & les plus attentifs à ce qui arrive dans le monde. Par ce moyen ils peuvent prédire pluſieurs choſes à venir, annoncer pluſieurs choſes éloignées, & faire pluſieurs choſes merveilleuſes ; ce qui a ſouvent porté les mortels à leur rendre des honneurs divins, comme les croyant d’une nature beaucoup plus excellente que la leur.

Mais lorſqu’on réfléchit ſérieuſement ſur ce que les Démons prédiſent, on remarque, que ſouvent ils n’annoncent que ce qu’ils doivent faire eux-mêmes[218]. Car Dieu leur permet quelquefois de cauſer des maladies, de corrompre l’air, d’y produire des qualités propres à infecter les hommes, de porter les méchans à perſécuter les gens de bien. Ils opèrent ces choſes d’une maniere cachée, par des reſſorts inconnus aux mortels, & proportionnés à la ſubtilité de leur nature. Ils peuvent annoncer ce qu’ils ont prévû devoir arriver par certains ſignes naturels inconnus aux hommes, à peu près comme un Médecin prévoit par le ſecret de ſon art & par ſon expérience les ſuites & les ſymptômes d’une maladie, que nul autre n’auroit pû prévoir. Ainſi le Démon qui connoît nos tempéramens, & les ſecrettes diſpoſitions de nos humeurs, peut prédire nos maladies qui en ſont des ſuites. Il peut auſſi découvrir nos penſées & nos déſirs ſecrets[219] par certains mouvemens extérieurs, par certaines paroles lâchées au hazard, dont il ſçait faire profit pour découvrir nos diſpoſitions intérieures, d’où il infere que l’on fera ou que l’on entreprendra certaines choſes, qui ſont les ſuites de ces penſées & de ces diſpoſitions.

Mais il s’en faut bien que ſes prédictions ſoient comparables à celles que Dieu nous révele par ſes Anges ou par ſes Prophetes : celles-ci ſont toujours certaines & infaillibles, parce qu’elles ont Dieu, qui eſt la vérité, pour principe ; au lieu que les prédictions des Démons ſont ſouvent trompeuſes, parce que les diſpoſitions ſur leſquelles elles ſont fondées, peuvent être changées & dérangées, lorſqu’ils s’y attendent le moins, par des circonſtances imprévûes & inopinées, ou par l’autorité des Puiſſances ſupérieures, qui renverſent les premiers projets, ou par une diſpoſition particuliere de la providence, qui met des bornes à la puiſſance du Prince des ténebres. Quelquefois auſſi les Démons trompent exprès les hommes, qui ont eu la foibleſſe de mettre en eux leur confiance ; mais pour l’ordinaire ils en rejettent la faute ſur ceux qui de leur chef ſe ſont mêlés d’interpréter leurs diſcours & leurs prédictions.

C’eſt ce que dit S. Auguſtin ; & quoique nous ne convenions pas tout-à-fait du principe avec lui, & que nous tenions les Ames, les Anges & les Démons dégagés de toute matiere, toutefois nous pouvons appliquer ſon raiſonnement aux mauvais Eſprits, même dans la ſuppoſition qu’ils ſont immatériels, & convenir que quelquefois ils peuvent prédire l’avenir, & que leurs prédictions peuvent être ſuivies de l’effet ; mais ce n’eſt point une preuve qu’ils ſoient envoyés de Dieu, ni inſpirés de ſon Eſprit. Quand même ils feroient des miracles, il faut leur dire anathême, dès qu’ils nous détournent du culte du vrai Dieu, ou qu’ils nous portent au déſordre.

CHAPITRE XVII.

Raiſons qui peuvent perſuader que la plûpart des anciens Oracles n’étoient que des ſupercheries des Prêtres & des Prêtreſſes, qui feignoient d’être inſpirés de Dieu.

SIl eſt vrai, comme l’ont crû pluſieurs anciens & pluſieurs nouveaux, que les Oracles de l’Antiquité payenne n’étoient qu’illuſions & preſtiges de la part des Prêtres & Prêtreſſes, qui ſe diſoient poſſédés de l’eſprit de Python, & remplis de l’inſpiration d’Apollon, qui leur découvroit intérieurement les choſes cachées, paſſées, préſentes & futures, je ne dois pas les mettre ici au rang des Apparitions des mauvais Eſprits. Le Démon n’y aura d’autre part que celle qu’il a dans les crimes des hommes, & dans cette multitude de péchés que la cupidité, l’ambition, l’intérêt, l’amour propre produiſent dans le monde ; le Démon toujours attentif à nous ſéduire, & à nous jetter dans le déſordre & dans l’erreur, employant toutes nos paſſions à nous entraîner dans ſes piéges.

Si ce qu’il a prédit eſt ſuivi de l’exécution, ſoit par hazard, ou parce qu’il a prévû certaines circonſtances inconnues aux hommes, il s’en attribue la gloire, & s’en ſert pour attirer notre confiance, & pour concilier du crédit à ſes prédictions ; ſi la choſe eſt douteuſe, & qu’il en ignore l’iſſue, le Démon, le Prêtre ou la Prêtreſſe rendront un Oracle équivoque, afin qu’à tout évenement ils paroiſſent avoir dit vrai.

Les anciens Légiſlateurs de la Grece, les plus habiles Politiques, les Généraux, d’armées ſe ſervoient habilement de la prévention des peuples en faveur des Oracles, pour leur perſuader que ce qu’ils avoient concerté étoit approuvé des Dieux, & annoncé par l’Oracle. Ces choſes & ces entrepriſes étoient ſouvent ſuivies d’un heureux ſuccès, non parce que l’Oracle l’avoit prédit ou ordonné, mais parce que l’entrepriſe étoit bien concertée & bien conduite, & que les ſoldats, par exemple, perſuadés que Dieu étoit de la partie, combattoient avec une valeur plus extraordinaire.

Quelquefois on gagnoit la Prêtreſſe à force de préſens, & on la diſpoſoit par-là à donner des réponſes favorables. Démoſthene haranguant à Athenes contre Philippe Roi de Macédoine, diſoit que la Prêtreſſe de Delphes philippiſoit, & ne rendoit que des Oracles conformes aux inclinations, aux avantages & aux intérêts de ce Prince.

Porphyre, le plus grand ennemi du nom Chrétien[220], ne fait pas difficulté d’avouer que les Oracles étoient dictés par l’eſprit de menſonge, & que les Démons ſont les vrais auteurs des enchantemens, des philtres & des maléfices ; qu’ils faſcinent les yeux par les ſpectres & les fantômes qu’ils font paroître ; qu’ils ont l’ambition de paſſer pour des Dieux ; que leurs corps aëriens & ſpirituels ſe nourriſſent de l’odeur & de la fumée du ſang & de la graiſſe des animaux qu’on leur immole ; que la fonction de rendre des Oracles pleins de menſonges, d’équivoques & de tromperies, leur eſt tombée en partage. A la tête de ces Démons, il met Hecate & Sérapis. Jamblique autre Auteur payen en parle de même, & avec autant de mépris.

Les anciens Peres qui étoient voiſins du tems où les Oracles ſubſiſtoient, dont pluſieurs avoient quitté le Paganiſme pour embraſſer le Chriſtianiſme, & qui par conſéquent connoiſſoient mieux les Oracles que nous ne les pouvons connoître, en parloient comme de choſes inventées, gouvernées & ſoutenues par les Démons. Les Payens les plus ſenſés n’en parloient pas autrement ; mais auſſi reconnoiſſoient-ils, que ſouvent la malice, la ſupercherie, la ſoupleſſe, l’intérêt des Prêtres étoient de la partie, & qu’ils abuſoient de la ſimplicité, de la crédulité & de la prévention du peuple.

Plutarque dit[221] qu’un Gouverneur de Cilicie ayant envoyé conſulter l’Oracle de Mopſus, qui ſe rendoit à Malle dans le même pays, celui qui portoit le billet s’endormit dans le temple, où il vit en ſonge un homme fort bien fait, qui lui dit ſimplement noir. Il porte au Gouverneur cette réponſe, dont il ignoroit le myſtere. Ceux qui l’entendirent, s’en mocquerent, ne ſçachant pas ce que portoit le billet. Mais ce Gouverneur l’ayant ouvert, leur montra ces mots qu’il y avoit écrits : T’immolerai-je un bœuf blanc ou noir ? & que l’Oracle avoit répondu à ſa demande ſans ouvrir le billet.

Mais qui répondra qu’on n’a pas joué dans cette circonſtance le porteur du billet, comme faiſoit Alexandre d’Abonotiche, ville de Paphlagonie dans l’Aſie mineure ? Cet homme avoit eu le ſecret de perſuader au peuple de ſon pays, qu’il avoit avec lui le Dieu Eſculape ſous la forme d’un ſerpent apprivoiſé, qui rendoit des Oracles, & répondoit aux conſultations qu’on lui faiſoit ſur diverſes maladies, ſans ouvrir les billets qu’on mettoit ſur l’autel du temple de cette prétendue Divinité ; après quoi, ſans les ouvrir, on trouvoit le lendemain matin la réponſe au bas par écrit. Toute la fineſſe conſiſtoit, en ce qu’Alexandre d’Abonotiche levoit ſubtilement le cachet avec une aiguille chaude, puis le remettoit de même, après avoir écrit la réponſe en ſtyle obſcur & énigmatique, à la maniere des autres Oracles.

D’autrefois il employoit le maſtic, qui étant encore mol, prenoit l’empreinte du cachet ; puis étant durci, il y remettoit un autre cachet avec la même empreinte. Il recevoit environ dix ſols par billet, & ce jeu dura toute ſa vie, qui fut longue : car il mourut âgé de ſoixante-dix ans d’un coup de foudre, ſur la fin du deuxième ſiécle de l’Egliſe. On peut voir tout cela plus au long dans le livre de Lucien intitulé : Pſeudomanes, ou le faux Devin. Le Prêtre de l’Oracle de Mopſus aura pû par le même ſecret ouvrir le billet du Gouverneur qui le conſultoit, & ſe montrant pendant la nuit au meſſager, lui déclarer la réponſe dont on a parlé.

Macrobe[222] raconte, que l’Empereur Trajan, pour éprouver l’Oracle d’Héliopolis en Phénicie, lui envoya une lettre bien cachetée, où il n’y avoit rien d’écrit : l’Oracle ordonna qu’on lui en envoyât une autre auſſi ſans écriture. Les Prêtres de l’Oracle en furent fort ſurpris, n’en ſçachant pas la raiſon. Une autre fois le meme Empereur envoya conſulter le même Oracle, pour ſçavoir s’il reviendroit de ſon expédition contre les Parthes : l’Oracle ordonna qu’on lui envoyât des branches d’une vigne noueuſe qui étoit conſacrée dans ſon temple. Ni l’Empereur, ni perſonne ne put deviner ce que cela vouloit dire ; mais ſon corps, ou plutôt ſes os ayant été rapportés à Rome après ſa mort arrivée dans ce voyage, on jugea que l’Oracle avoit voulu prédire ſa mort, & déſigner ſes os décharnés, qui ont aſſez de rapport à des branches de vigne.

Il étoit aiſé de l’expliquer tout autrement, s’il étoit retourné victorieux, la vigne étant la mere du vin qui réjouit le cœur de l’homme, & qui eſt agréable aux Dieux & aux hommes ; & ſi cette expédition étoit infructueuſe, le bois de la vigne qui eſt inutile à toutes ſortes d’ouvrages, & qui n’eſt bon qu’à brûler, pouvant encore ſignifier l’inutilité de ce voyage. On convient que l’artifice, la malice, la ſupercherie des Prêtres payens ont eu beaucoup de part aux Oracles ; mais s’enfuit-il que le Démon ne s’en ſoit jamais mêlé ?

On doit avouer qu’à meſure que la lumiere de l’Evangile s’eſt répandue dans le monde, le régne du Démon, l’ignorance, la corruption des mœurs, le crime y ont diminué. Les Prêtres qui ſe mêloient de prédire les choſes cachées par l’inſpiration du mauvais Eſprit, ou qui ſéduiſoient les peuples par leurs preſtiges & leurs ſupercheries, ont été obligés de reconnoître que les Chrétiens leur impoſoient ſilence, ou par l’empire qu’ils exerçoient ſur le Démon, ou en découvrant la malice & les fourberies des Prêtres, que la ſuperſtition, la timidité & la vaine crédulité du peuple n’oſoient approfondir, par un reſpect mal entendu qu’il avoit pour ce myſtere d’iniquité.

Si quelqu’un vouloit nier aujourd’hui qu’il y eût autrefois des Oracles rendus par l’inſpiration du Démon, on pourroit le convaincre par ce qui ſe pratique encore aujourd’hui dans la Laponie, & par ce que racontent les Miſſionnaires[223], que dans les Indes le Démon découvre les choſes cachées & futures, non par l’organe des Idoles, mais par la bouche des Prêtres qui ſe trouvent préſens lorſqu’on interroge les ſtatues ou le Démon. Et on remarque que le Démon y devient muet & impuiſſant, à meſure que la lumiere de l’Evangile ſe répand parmi ces Nations.

On peut donc attribuer le ſilence des Oracles, 1o. à une cauſe ſurnaturelle, qui eſt le pouvoir de Jeſus-Chriſt, & la publication de l’Evangile ; 2o. à ce que les hommes ſont devenus moins ſuperſtitieux, & plus hardis à rechercher les cauſes de ces prétendues révélations ; 3o. A ce qu’ils ſont devenus moins crédules, comme le dit Cicéron[224] ; 4o. Parce que les Princes ont impoſé ſilence aux Oracles, de peur qu’ils n’inſpiraſſent aux peuples des ſentimens de révolte. C’eſt pourquoi Lucain dit que les Princes craignoient de découvrir l’avenir[225] :

 Reges timent futura,
Et Superos vetant loqui.

Strabon[226] conjecture que les Romains les ont négligés, parce qu’ils avoient les livres Sibyllins, leurs Auſpices & leurs Aruſpices, qui leur tenoient lieu d’Oracles. M. Vandale montre qu’on vit encore quelque reſte des Oracles ſous les Empereurs Chrétiens. Ce n’eſt donc qu’à la longue que les Oracles ont été entiérement abolis ; & l’on peut hardiment ſoutenir que quelquefois le mauvais Eſprit a découvert l’avenir, & a inſpiré les Miniſtres des faux Dieux par la permiſſion du Tout-puiſſant, qui vouloit punir la confiance des Infideles en leurs Idoles. Ce ſeroit outrer les choſes, que de ſoutenir que tout ce qu’on dit des Oracles n’eſt que l’ouvrage de la ſubtilité ou de la malice des Prêtres, qui abuſoient toujours de la crédulité des hommes. Il faut lire ſur cette matiere la ſçavante réponſe, que le P. Balthus a faite aux Traités de MM. Vandale & de Fontenelles.

CHAPITRE XVIII.

Des Sorciers & Sorcieres.

LEmpire du Démon n’éclate en aucun endroit avec plus de pompe, que dans ce qu’on raconte du Sabbat, où il reçoit les hommages de ceux & de celles qui ſe ſont donnés à lui. C’eſt là où les Sorciers & Sorcieres diſent qu’il exerce ſa plus grande autorité, & où il paroît ſous une forme ſenſible, mais toujours hideux, difforme & terrible ; toujours pendant la nuit, dans des lieux écartés, & dans un appareil plutôt lugubre que réjouiſſant, plutôt triſte & morne que majeſtueux & brillant. Si l’on y rend ſes adorations au Prince des ténebres, il s’y montre dans une poſture honteuſe, & ſous une figure baſſe, mépriſable & hideuſe : ſi l’on y mange, les mets du feſtin ſont ſales, inſipides, & dénués de ſolidité & de ſubſtance ; ils ne raſſaſient point, & ne flattent point le goût : ſi l’on y danſe, on le fait ſans ordre, ſans art, ſans bien-ſéance.

Vouloir donner une deſcription du Sabbat, c’eſt vouloir décrire ce qui n’éxiſte point, & n’a jamais ſubſiſté que dans l’imagination creuſe & ſéduite des Sorciers & Sorcieres : les peintures qu’on nous en fait, ſont d’après les rêveries de ceux & de celles qui s’imaginent d’être tranſportés à travers les airs au Sabbat en corps & en ame.

On y eſt porté, dit-on, monté ſur un balai, quelquefois ſur les nuées ou ſur un bouc. Ni le lieu, ni le tems, ni le jour auquel on s’aſſemble ne ſont point déterminés. C’eſt tantôt dans une forêt écartée, tantôt dans un déſert, ordinairement la nuit du Mercredi au Jeudi, ou la nuit du Jeudi au Vendredi. Le plus ſolennel de tous eſt celui de la veillé de S. Jean Baptiſte : on y diſtribue à chaque Sorcier la graiſſe dont il doit ſe frotter, quand il veut aller au Sabbat, & la poudre de maléfice, dont il doit ſe ſervir dans ſes opérations magiques. Ils doivent tous comparoître dans cette aſſemblée générale, & celui qui y manque eſt ſéverement maltraité de paroles & d’effets. Pour les aſſemblées particulieres, le Démon a plus d’indulgence pour ceux qui ont quelques raiſons de s’en abſenter.

Quant à la graiſſe dont ils ſe frottent, il y a des Auteurs, entr’autres Jean-Baptiſte Porta & Jean Vierius[227], qui ſe vantent d’en ſçavoir la compoſition. Il y entre beaucoup de drogues narcotiques, qui font tomber ceux qui s’en ſervent dans un profond aſſoupiſſement, pendant lequel ils s’imaginent qu’ils ſont emportés au Sabbat par la cheminée, au haut de laquelle ils trouvent un grand homme noir avec des cornes, qui les tranſporte au lieu où ils veulent, puis les en ramene par la même cheminée. Le récit que ces ſortes de gens en font, & la deſcription qu’ils donnent de leurs aſſemblées, n’eſt ni conſtante, ni uniforme.

Le Démon leur chef s’y fait voir, ou comme un bouc, ou comme un grand chien noir, ou comme un corbeau d’une grandeur démeſurée ; il eſt aſſis ſur un trône élevé, & y reçoit les hommages des aſſiſtans en une partie du corps que l’honnêteté ne permet pas de nommer. Dans cette aſſemblée nocturne, on chante, on danſe, on s’abandonne aux diſſolutions les plus honteuſes : on ſe met à table, on y fait bonne chere ; toutefois on ne voit ſur la table ni couteau, ni ſel, ni huile on ne trouve ni goût ni ſaveur dans les viandes, & on ſort de table ſans être raſſaſié.

On pourroit s’imaginer que l’attrait d’une meilleure fortune, & l’envie de s’enrichir y attirent les hommes & les femmes : le Démon ne manque pas de leur faire de magnifiques promeſſes, du moins les Sorciers le diſent & le croyent ainſi, trompés ſans doute par leur imagination ; mais l’expérience fait voir que ces ſortes de gens ſont toujours gueux, mépriſés & malheureux, & finiſſent ordinairement d’une maniere funeſte & deshonorante.

Lorſqu’ils ſont admis au Sabbat pour la premiere fois, le Démon inſcrit leur nom & ſurnom ſur ſon regître, qu’il leur fait ſigner ; alors il leur fait renier Crême & Baptême, leur fait renoncer à J. C. & à ſon Egliſe ; & pour les caractériſer & les faire connoître pour ſiens, il imprime ſur l’une des parties de leur corps une certaine marque avec l’ongle du petit doigt de l’une de ſes mains. Cette marque ou ce caractere ainſi imprimé rend inſenſible la partie où elle eſt miſe. On prétend même qu’il leur imprime ce caractere en trois parties de leur corps différentes l’une de l’autre, & à trois repriſes diverſes. Le Démon n’imprime pas, dit-on, ces caracteres, avant que la perſonne ait atteint l’âge de vingt-cinq ans.

Mais rien de tout cela ne mérite la moindre attention. Il peut ſe trouver dans le corps d’un homme ou d’une femme quelque partie inſenſible, comme il s’en trouve en effet quelquefois, ou par maladie, ou par l’effet de quelque remede, ou de quelques drogues, ou même naturellement ; mais cela ne prouve pas que le Démon s’en ſoit mêlé. Il y a même des accuſés de Magie & de Sorcellerie, dans leſquels on n’a trouvé aucune partie ainſi caractériſée, ni inſenſible, quelque recherche qu’on en ait pû faire. D’autres ont déclaré, que le Diable ne leur a jamais fait aucune de ces impreſſions. On peut conſulter ſur cette matiere la ſeconde Lettre de M. de Saint André Médecin du Roi, où il développe fort bien ce que l’on dit de ces caracteres des Sorciers.

Le nom de Sabbat pris dans le ſens que nous venons de voir, ne ſe remarque pas dans les Anciens : ni les Hébreux, ni les Egyptiens, ni les Grecs, ni les Latins ne l’ont pas connu. La choſe même, je veux dire le Sabbat pris pour une aſſemblée nocturne de perſonnes qui ſe ſont dévouées au Démon, ne ſe remarque pas dans l’Antiquité, quoiqu’on y parle aſſez ſouvent de Magiciens, de Sorciers & de Sorcieres ; c’eſt-à-dire de gens qui ſe vantoient d’exercer une eſpece d’empire ſur le Diable, & par ſon moyen ſur les animaux, ſur l’air, ſur les aſtres, ſur la vie & la fortune des hommes.

Horace[228] s’eſt ſervi du mot Coticia, pour marquer les aſſemblées nocturnes des Magiciens : Tu riſeris Coticia ; ce qu’il dérive de Cotys ou Cotto Déeſſe de l’impudicité, qui préſidoit aux aſſemblées qui le faiſoient la nuit, & où les Bacchantes ſe livroient à toutes ſortes de plaiſirs & de diſſolutions ; mais cela eſt bien différent du Sabbat des Sorciers.

D’autres dérivent ce terme de Sabbatius, qui eſt une épithete du Dieu Bacchus, dont les fêtes nocturnes ſe célébroient dans la débauche. Arnobe & Julius Firmicus Maternus enſeignent que dans ces fêtes on gliſſoit un ſerpent d’or dans le ſein de ceux qui y étoient initiés, & qu’on le retiroit par le bas ; mais cette étymologie eſt tirée de trop loin : le peuple qui a donné le nom de Sabbat aux aſſemblées des Sorciers, a voulu apparemment comparer par dériſion ces aſſemblées à celles des Juifs, & à ce qu’ils pratiquent dans leurs ſynagogues aux jours de Sabbat.

Le plus ancien monument où j’aye remarqué une mention bien expreſſe des aſſemblées nocturnes des Sorciers, eſt dans les Capitulaires[229], où il eſt dit, que des femmes ſéduites par les illuſions du Démon diſent qu’elles vont la nuit avec la Déeſſe Diane, & une infinité d’autres femmes portées par les airs ſur différens animaux, font en peu d’heures beaucoup de chemin, & obéiſſent à Diane comme à leur Reine : quædam ſceleratæ mulieres Dæmonum illuſionibus & phantaſmatibus ſeductæ, credunt ſe & profitentur nocturnis horis cum Dianâ Paganorum Deâ & innumerâ multitudine mulierum equitare ſuper quaſdam beſtias, & multa terrarum ſpatia intempeſtœ noctis ſilentio pertranſire, ejuſque juſſionibus veluti Dominæ obedire. C’étoit donc la Déeſſe Diane ou la Lune, & non pas Lucifer, à qui elles rendoient hommage. Les Allemands nomment Danſes des Sorcieres ce que nous appellons le Sabbat : ils diſent que ces gens s’aſſemblent ſur le mont Bructere.

Le fameux Agobard[230] Archevêque de Lyon, qui vivoit ſous l’Empereur Louis le Débonnaire, a écrit un Traité contre certains ſuperſtitieux de ſon tems, qui croyoient que les tempêtes, la grêle & les tonnerres étoient cauſées par certains Sorciers qu’ils appelloient Tempêtiers Tempeſtarios, qui élevoient la pluie dans l’air, cauſoient les orages & les tonnerres, & amenoient la ſtérilité ſur la terre. Ils nommoient ces pluies extraordinaires aura levatitia, comme pour marquer qu’elles étoient élevées par la force de la Magie. En ce pays-ci le peuple appelle encore ces pluies violentes alvace. Il y avoit même des perſonnes aſſez prévenues pour ſe vanter de connoître de ces Tempêtiers, qui avoient la puiſſance de conduire ces tempêtes où ils vouloient, & de les détourner quand ils vouloient. Agobard en interrogea quelques-uns ; mais ils furent obligés de convenir qu’ils n’avoient pas été préſens à ce qu’ils racontoient.

Agobard ſoutient que tout cela eſt l’ouvrage de Dieu ſeul ; qu’à la vérité les Saints avec le ſecours de Dieu ont ſouvent opéré de pareils prodiges ; mais que ni le Démon ni les Sorcieres ne peuvent rien faire de ſemblable. Il remarque qu’il y avoit parmi ſon peuple des perſonnes ſuperſtitieuſes, qui étoient très-ponctuelles à payer ce qu’ils nommoient Canonicum, qui étoit une eſpece de tribut qu’ils offroient à ces Tempêtiers, pour les empêcher de leur nuire, pendant qu’ils refuſoient la dîme aux Prêtres, & l’aumône à la veuve, à l’orphelin & aux autres indigens.

Il ajoute que depuis quelque tems il s’étoit trouvé des gens aſſez dépourvûs de ſens, pour publier que Grimoalde Duc de Bénevent avoit envoyé en France des hommes chargés de certaines poudres qu’ils avoient répandues ſur les champs, les montagnes, les prairies & les fontaines, & avoient fait mourir un très-grand nombre d’animaux. On en arrêta pluſieurs, qui avouerent qu’ils étoient chargés de cette ſorte de poudre ; & quoiqu’on leur fit ſouffrir divers ſupplices, on ne put les obliger à ſe rétracter.

D’autres aſſuroient qu’il y avoit un certain pays nommé Mangonie, où il y avoit des vaiſſeaux qui étoient portés par les airs, & qui en enlevoient les fruits ; que les Sorciers avoient fait tomber des arbres pour les porter en leur pays, Il dit de plus, qu’un jour on lui préſenta trois hommes & une femme, que l’on diſoit être tombés de ces vaiſſeaux qui voguoient dans l’air. On les tint quelques jours dans les liens, & enfin ayant comparu devant leurs Accuſateurs, ceux-ci après pluſieurs conteſtations furent obligés de reconnoître qu’ils ne ſçavoient rien de certain ſur leur enlevement, ni ſur leur prétendue chûte du vaiſſeau porté dans l’air.

Charlemagne[231] dans ſes Capitulaires, & les Auteurs de ſon tems parlent auſſi de ces Sorciers Tempêtuaires, Enchanteurs, Caucolateurs, &c. & ordonnent qu’on les réprime, & qu’on les châtie ſévérement.

Le Pape Grégoire IX.[232] dans une Lettre adreſſée à l’archevêque de Mayence, à l’Evêque d’Hildesheim, & au Docteur Conrad en 1234. rapporte ainſi les abominations dont on accuſoit les Hérétiques Stadingiens. Quand ils reçoivent, dit-il, un Novice, & quand il entre la premiere fois dans leurs aſſemblées, il voit un crapaud d’une grandeur énorme, de la grandeur d’une oye, ou plus. Les uns le baiſent à la bouche, les autres par derriere. Puis le Novice rencontre un homme pâle ayant les yeux très-noirs, & ſi maigre qu’il n’a que la peau & les os. Il le baiſe, & le ſent froid comme une glace : après ce baiſer il oublie facilement la Foi Catholique ; enſuite ils font enſemble un feſtin, après lequel un chat noir deſcend derriere une ſtatue, qui ſe trouve ordinairement dans le lieu de l’aſſemblée.

Le Novice baiſe le premier ce chat par derriere, puis celui qui préſide à l’aſſemblée, & les autres qui en ſont dignes. Les imparfaits reçoivent ſeulement le baiſer du maître : ils promettent obéiſſance, après quoi on éteint les lumieres, & ils commettent entr’eux toutes ſortes d’impuretés ; ils reçoivent tous les ans à Pâques le Corps du Seigneur, & le portent dans leur bouche juſques dans leurs maiſons, puis le jettent dans le privé. Ils croyent en Lucifer, & diſent que le Maître du Ciel l’a injuſtement & frauduleuſement jetté dans les Enfers. Ils croyent auſſi que Lucifer eſt le Créateur des choſes céleſtes ; qu’il rentrera dans ſa gloire après avoir précipité ſon adverſaire, & que par lui ils entreront dans la béatitude éternelle. La Lettre eſt du 13 Juin 1233.

CHAPITRE XIX.

Exemples de Sorciers & Sorcieres ſoi-diſant
tranſportés au Sabbat.

ON traite de fables tout ce qu’on dit des Sorcieres qui vont au Sabbat, & l’on a pluſieurs exemples qui prouvent qu’elles ne bougent de leurs lits ni de leurs chambres. Il eſt vrai que quelques-unes ſe frottent d’une certaine graiſſe ou onguent qui les aſſoupit, & les rend inſenſibles ; & pendant cet évanouiſſement elles s’imaginent aller au Sabbat, & y voir & entendre ce que tout le monde dit qu’on y voit & qu’on y entend.

On lit dans le livre intitulé : Malleus Maleficorum, ou Marteau des Sorciers, qu’une femme aſſuroit les Inquiſiteurs entre les mains deſquels elle étoit, qu’elle ſe rendoit réellement & corporellement où elle vouloit, encore qu’elle fût enfermée & étroitement gardée, & que le lieu où elle alloit fût fort éloigné.

Les Inquiſiteurs lui ordonnerent d’aller en un certain endroit, de parler à certaines perſonnes, & de leur en rapporter des nouvelles ; elle promit d’obéir. On l’enferma dans une chambre ſous la clef ; auſſi-tôt elle ſe coucha étendue comme morte : on entra, on la remua ; elle demeura immobile, & ſans aucun ſentiment, enſorte que lui ayant approché du pied une chandelle allumée, on le lui brûla ſans qu’elle le ſentit. Peu après elle revint à elle, & rendit compte de la commiſſion qu’on lui avoit donnée, diſant qu’elle avoit eu grande peine à faire le chemin. On lui demanda ce qu’elle avoit au pied : elle dit qu’elle y avoit grand mal depuis ſon retour, & ne ſçavoit d’où cela lui venoit.

Alors les Inquiſiteurs lui déclarerent ce qui étoit arrivé ; qu’elle n’étoit point ſortie de ſa place, & que ſa douleur au pied qu’elle ſentoit, lui venoit d’une chandelle qu’on lui avoit appliquée pendant ſon abſence prétendue. La choſe ayant été bien vérifiée, elle reconnut ſon égarement, demanda pardon, & proteſta de n’y retomber jamais.

D’autres Hiſtoriens[233] racontent que par le moyen de certaines drogues dont les Sorciers & Sorcieres ſe frottent, ils ſont réellement & corporellement tranſportés au Sabbat. Torquemade raconte d’après Paul Grillaud, qu’un mari ayant ſoupçonné ſa femme d’être Sorciere, voulut ſçavoir ſi elle alloit au Sabbat, & comment elle faiſoit pour s’y tranſporter. Il l’obſerva de ſi près qu’il reconnut un jour que s’étant frottée de certaine graiſſe, elle prit la forme comme d’un oiſeau, & s’envola ſans qu’il la vit juſqu’au matin, qu’elle ſe trouva auprès de lui. Il la queſtionne beaucoup ſans qu’elle voulût lui rien avouer : à la fin il lui dit ce qu’il avoit vû lui-même, & à force de coups de bâton il la contraignit de lui dire ſon ſecret, & de le mener avec elle au Sabbat.

Arrivé en ce lieu, il ſe mit à table avec les autres ; mais comme tout ce qui y étoit ſervi étoit fort inſipide, il demanda du ſel : on fut aſſez longtems ſans en apporter ; enfin voyant une ſaliere, il dit : Dieu ſoit béni, voilà enfin du ſel. Au même moment il oüit un très-grand bruit : toute l’aſſemblée diſparut ; il ſe trouva ſeul & nud dans un champ entre des montagnes : il s’avança, & trouva des Bergers ; il apprit qu’il étoit à plus de trente-trois lieuës de ſa demeure. Il y revint comme il put, & ayant racontê la choſe aux Inquiſiteurs, ils firent arrêter ſa femme & pluſieurs autres complices, qui furent châtiées comme elles le méritoient.

Le même Auteur raconte qu’une femme revenant du Sabbat portée dans les airs par le malin Eſprit, ouit le matin la cloche pour l’Angélus. Auſſi-tôt le Diable la quitta, & elle tomba dans une haye d’épines ſur le bord d’une riviere : elle étoit nue, & avoit ſes cheveux épars ſur le ſein & ſur les épaules. Elle apperçut un jeune garçon, qui à force de prieres vint la prendre, & la conduiſit au village prochain où étoit la maiſon de cette femme ; elle ſe fit beaucoup preſſer pour déclarer à ce jeune garçon la vérité de ce qui lui étoit arrivé : elle lui fit des préſens, & le pria de n’en rien dire ; mais la choſe ne laiſſa pas de ſe répandre.

Si l’on pouvoit faire fond ſur toutes ces Hiſtoires, & ſur une infinité d’autres ſemblables que l’on raconte, & dont les livres ſont remplis, on pourroit croire que quelquefois les Sorciers ſont emportés en corps au Sabbat ; mais en comparant ces Hiſtoires avec d’autres qui prouvent qu’ils n’y vont qu’en eſprit & en imagination, on peut avancer que tout ce qu’on raconte des Sorciers & Sorcieres qui vont ou qui croyent aller au Sabbat, n’eſt pour l’ordinaire qu’illuſion de la part du Diable, & ſéduction de la part de ceux & celles qui s’imaginent voler & voyager, quoiqu’ils ne bougent de leurs places. L’eſprit de malice & de menſonge ſe mêlant dans cette folle prévention, ils ſe confirment dans leurs égaremens, & ils en engagent d’autres dans leur impiété ; car Satan a mille manieres de tromper les hommes, & de les entretenir dans leurs erreurs. La magie, les impiétés, les maléfices ſont ſouvent l’effet des déſordres de l’imagination. Il eſt rare que ces ſortes de gens ne donnent dans tous les excès de l’impudicité, de l’irrélïgion, du vol, & de toutes les ſuites les plus outrées de la haine du prochain.

Quelques-uns ont crû que les Démons prenoient la forme des Sorciers & Sorcieres qu’on croyoit aller au Sabbat, & qu’ils entretenoient les ſimples dans cette folle perſuaſion, leur apparoiſſant quelquefois ſous la forme de ces perſonnes réputées pour Sorcieres, pendant qu’elles mêmes repoſoient tranquillement dans leurs lits. Mais cette créance enferme des difficultés auſſi grandes, ou peut-être plus grandes que l’opinion que l’on veut combattre. Il eſt très-mal aiſé de comprendre que le Démon prenne la forme des prétendus Sorciers ou Sorcieres, qu’il apparoiſſe ſous cette forme, qu’il boive, qu’il mange, qu’il voyage ; tout cela pour faire croire aux ſimples que les Sorciers vont au Sabbat. Quel avantage revient-il au Démon de perſuader cela aux Idiotes, ou de les entretenir dans cette erreur ?

Cependant on raconte[234] que Saint Germain Evêque d’Auxerre voyageant un jour, & paſſant dans un village de ſon Diocèſe, après y avoir pris ſa réfection, remarqua qu’on y préparoit un grand ſouper, & qu’on dreſſoit un nouveau ſervice : il demanda ſi l’on attendoit quelque compagnie ; on lui dit que c’étoit pour ces bonnes femmes qui vont la nuit. S. Germain entendit bien ce qu’on vouloit dire, & réſolut de veiller pour voir la ſuite de cette aventure.

Quelque tems après il vit arriver une multitude de Démons en forme d’hommes & de femmes, qui ſe mirent à table en ſa préſence. S. Germain leur défendit de ſe retirer : il appelle les gens de la maiſon, & leur demande s’ils connoiſſent ces gens-là ; ils répondent que ce ſont tels & tels de leurs voiſins & voiſines : allez, leur dit-il, voir dans leurs maiſons s’ils y ſont ; on y va, & on les trouve endormis dans leurs lits. Le Saint conjure les Démons, & les oblige de déclarer que c’eſt ainſi qu’ils ſéduiſent les mortels, & leur font accroire qu’il y a des Sorciers & Sorcieres qui vont la nuit au Sabbat ; ils obéirent, & diſparurent tout confus.

Cette Hiſtoire ſe lit dans d’anciens manuſcrits, & ſe trouve dans Jacques de Voragine, dans Pierre de Noëls, dans S. Antonin, dans d’anciens Bréviaires d’Auxerre, tant imprimés que manuſcrits. Je n’ai garde de garantir cette Hiſtoire : je la crois abſolument apocryphe ; mais elle prouve que ceux qui l’ont écrite & copiée, croyoient que ces voyages nocturnes de Sorciers & de Sorcieres au Sabbat étoient de pures illuſions du Démon. En effet, il n’eſt guere poſſible d’expliquer tout ce qu’on dit des Sorciers & Sorcieres allant au Sabbat, ſans recourir au miniſtere du Démon ; à qui il faut ajoûter une imagination dérangée, & un eſprit ſéduit & follement prévenu, & ſi vous voulez, quelques drogues qui affectent le cerveau, troublent les humeurs, & produiſent des rêves relatifs aux impreſſions qu’on a d’ailleurs.

On trouve dans Jean-Baptiſte Porta[235], dans Cardan & ailleurs, la compoſition de ces onguens, dont on dit que les Sorcieres ſe frottent pour ſe tranſporter au Sabbat ; mais ils ne produiſent d’autres effets réels que de les aſſoupir, de leur troubler l’imagination, & de leur faire croire qu’elles font de grands voyages, pendant qu’elles demeurent profondément endormies dans leurs lits.

Les Peres du Concile de Paris de l’an 829.[236] reconnoiſſent que les Magiciens, les Sorciers & toutes ces ſortes de gens, ſont les miniſtres & les inſtrumens du Démon dans l’exercice de leur art diabolique ; qu’ils troublent l’eſprit de centaines perſonnes par des breuvages propres à inſpirer un amour impur ; qu’on eſt perſuadé qu’ils peuvent troubler l’air, y exciter des tempêtes, envoyer la grêle, prédire l’avenir, perdre & gâter les fruits, ôter le lait des beſtiaux des uns pour le donner à d’autres.

Les Evêques concluent qu’il faut uſer envers ces perſonnes de toute la rigueur des loix portées contr’elles par les Princes, avec d’autant plus de juſtice, qu’il eſt évident qu’ils ſe livrent au ſervice du Démon : manifeſtiùs auſu nefando & temerario ſervire Diabolo non metuunt.

Spranger in malleo maleficorum raconte qu’en Suabe un Payſan avec ſa petite fille âgée d’environ 8 ans étant allé viſiter ſes champs, ſe plaignoit de la ſéchereſſe, en diſant : hélas, quand Dieu nous donnera-t’il de la pluie ! La petite fille lui dit incontinent, qu’elle lui en feroit venir quand il voudroit. Il répondit : & qui t’a enſeigné ce ſecret ? C’eſt ma mere, dit-elle, qui m’a fort défendu de le dire à perſonne. Et comment a-t’elle fait pour te donner ce pouvoir ? Elle m’a menée à un maître, qui vient à moi autant de fois que je l’appelle. Et as-tu vû ce maître ? Oui, dit-elle, j’ai ſouvent vû entrer des hommes chez ma mere, à l’un deſquels elle m’a vouée. Après ce dialogue, le pere lui demanda comment elle feroit pour faire pleuvoir ſeulement ſur ſon champ. Elle demanda ſeulement un peu d’eau ; il la mena à un ruiſſeau voiſin, & la fille ayant nommé l’eau au nom de celui auquel ſa mere l’avoit vouée, auſſi-tôt on vit tomber ſur le champ du Payſan une pluie abondante.

Le pere convaincu que ſa femme étoit Sorciere, l’accuſa devant les Juges, qui la condamnerent au feu. La fille fut baptiſée & vouée à Dieu ; mais elle perdit alors le pouvoir de faire pleuvoir à ſa volonté.


CHAPITRE XX.

Hiſtoire de Louis Gaufredi & de Magdelaine
de la Palud, avoués Sorciers
& Sorcieres par eux-mêmes
.

VOici un exemple inſigne d’un homme & d’une femme, qui ſe ſont déclarés Sorciers & Sorcieres. Louis Gaufredi, Curé de la Paroiſſe des Accouls à Marſeille[237], fut accuſé de Magie & arrêté au commencement de 1611. Chriſtophe Gaufredi ſon Oncle, Curé des Pourrieres voiſin de Beauverſas, lui envoya ſix mois avant ſa mort un petit cayer in-16. de ſix feuillets écrits : au bas de chaque feuillet il y avoit deux vers François ; on voyoit dans l’ouvrage quantité de caracteres ou chiffres, qui renfermoient des myſteres de Magie. Louis Gaufredi fit d’abord aſſez peu de cas de ce livre, & le garda pendant cinq ans ſans le lire.

Au bout de ce tems ayant lû les vers François, le Diable ſe préſente à lui ſous une forme humaine nullement difforme, & lui dit qu’il étoit venu pour remplir tous ſes deſirs, s’il vouloit lui rapporter toutes ſes bonnes œuvres. Gaufredi lui fit ſon billet ; il demanda au Démon qu’il pût jouir d’une grande réputation de ſageſſe parmi les gens de probité, & qu’il pût inſpirer de l’amour aux femmes & aux filles qu’il lui plairoit, en ſoufflant ſeulement ſur elles.

Lucifer le lui promit par écrit, & bien-tôt Gaufredi vit le parfait accompliſſement de ſes deſſeins : il inſpira de l’amour à une jeune Demoiſelle nommée Magdelaine, fille d’un Gentilhomme nommé Madole de la Palud. Cette fille n’avoit encore que neuf ans, & Gaufredi ſous prétexte de dévotion & de ſpiritualité lui ayant fait entendre, que comme ſon Pere ſpirituel il avoit droit de diſpoſer d’elle, il l’engagea auſſi à ſe donner au Démon, & quelques années après il l’obligea à donner une cédule ſignée de ſon propre ſang au Diable pour ſe livrer de plus en plus à lui : on dit même qu’il lui fit faire depuis ſept ou huit autres cédules.

Après cela il ſouffla ſur elle, lui inſpira un amour violent pour lui, & en abuſa ; il lui donna un Diable familier qui la ſervoit, & qui la ſuivoit par-tout. Un jour il la tranſporta au Sabbat ſur une haute montagne près Marſeille ; elle y vit des gens de toutes Nations, & en particulier Gaufredi, qui y tenoit un rang fort diſtingué, & qui lui fit imprimer des caracteres à la tête & vis à-vis, & en pluſieurs autres parties du corps. Cette fille ſe fit enſuite Religieuſe de Sainte Urſule, & paſſa pour poſſédée du Démon.

Gaufredi ſouffla encore ſur pluſieurs autres femmes, & leur inſpire un amour déréglé, & cela pendant les ſix ans que dura ſon empire diabolique. Car à la fin on le reconnut pour inſigne Magicien ; & la Demoiſelle de Mandole ayant été arrêtée par l’Inquiſition, & interrogée par le P. Michaëlis Jacobin, avoua une bonne partie de ce que nous venons de dire, & découvrit pendant les Exorciſmes pluſieurs autres choſes. Elle avoit alors dix-neuf ans.

Elle répondoit pertinemment en François à toutes les queſtions qu’on lui faiſoit en Latin, & diſoit pluſieurs choſes particulieres ſur les ordres des Anges, & ſur la chûte de Lucifer & ſes complices, & nomma 24 Eſprits malins dont elle étoit poſſédée.

Tout ceci fit connoître Gaufredi par le Parlement de Provence ; on l’arrêta, & on commença à procéder contre lui les 19. 20. & 21 de Février 1611. On ouit en particulier Magdelaine de la Palud, qui fit une Hiſtoire complete de la Magie de Gaufredi, & des abominations qu’il avoit commiſes avec elle. Que depuis 14 ans il étoit Magicien & chef de Magiciens ; que ſi la Juſtice ne s’étoit pas ſaiſie de lui, le Diable l’auroit porté en Enfer en corps & en ame.

Gaufredi s’étoit volontairement rendu en priſon ; & dès le premier interrogatoire qu’il ſubit, il nia tout, & ſe donna pour homme de bien. Mais ſur les informations faites contre lui, il fut reconnu qu’il avoit le cœur fort corrompu, & qu’il avoit ſéduit la Demoiſelle de Mandole & d’autres femmes qu’il confeſſoit. Cette Demoiſelle ſut oüie juridiquement le 21 Février, & fit l’Hiſtoire de ſa ſéduction, de la Magie de Gaufredi, & du Sabbat où il l’avoit fait tranſporter pluſieurs fois.

Quelque tems après ayant été confrontée avec Gaufredi, elle reconnut qu’il étoit homme de bien, & que tout ce qu’on avoit répandu contre lui étoit imagination, & rétracta tout ce qu’elle même avoit avoué. Gaufredi de ſon côté reconnut les privautés qu’il avoit eues avec elle, nia tout le reſte, & ſoutint que c’étoit le Diable dont elle étoit poſſédée, qui lui ſuggéroit tout ce qu’elle diſoit. Il avoua qu’ayant réſolu de ſe convertir, Lucifer lui avoit apparu, & l’avoit menacé de pluſieurs malheurs ; qu’il en avoit effectivement éprouvé pluſieurs ; qu’il avoit brûlé le livre de Magie, dans lequel il avoit mis les cédules de la Demoiſelle de la Palud, & les ſiennes qu’il avoit faites au Diable ; mais que les ayant enſuite cherchées, il ne les trouva point, dont il fut fort étonné. Il parla au long du Sabbat, & dit qu’il y avoit près de la ville de Nice un Magicien, qui avoit toutes ſortes d’habits à l’uſage des Sorciers ; qu’au Sabbat il y a une cloche du poids d’un quintal, de la largeur de 4 aulnes, dont le batant étoit une piéce de bois qui rendoit un ſon ſourd & lugubre. Il raconta pluſieurs horreurs, impiétés & abominations qui ſe commettoient au Sabbat. Il rapporta la cédule que Lucifer lui avoit faite, par laquelle il s’obligeoit de charmer les femmes qui ſeroient à ſon gré.

Les concluſions du Procureur Général furent après l’expoſé des choſes ci-devant rapportées : & attendu que ledit Gaufredi a été convaincu d’avoir dans pluſieurs parties de ſon corps diverſes marques, où ayant été piqué il n’en auroit reſſenti aucune douleur, & ſans qu’il en ſortît du ſang ; qu’il a eu pluſieurs privautés avec Magdelaine de la Palud, tant en l’Egliſe qu’en la maiſon d’icelle, tant de jour que de nuit, par lettres où il y avoit des caracteres amoureux inviſibles à tout autre qu’à elle ; qu’il l’auroit connue charnellement, & l’auroit engagée à renoncer à Dieu & à ſon Egliſe, & qu’elle a reçû ſur ſon corps divers caracteres diaboliques ; que lui-même a avoué être Sorcier & Magicien ; qu’il a retenu un livre de Magie, & s’en eſt ſervi pour conjurer & invoquer le malin Eſprit ; qu’il a été avec ladite Magdelaine au Sabbat, où il a fait une infinité d’actions ſcandaleuſes, impies & abominables, comme d’avoir adoré Lucifer.

Pour ces cauſes, ledit Procureur Général requiert, que ledit Gaufredi ſoit déclaré atteint & convaincu des cas à lui impoſés, & pour réparation d’iceux, qu’il ſoit préalablement dégradé des Ordres Sacrés par le Seigneur Evêque de Marſeille ſon Diocéſain, & après condamné à faire amende honorable un jour d’audience, tête & pieds nuds, la hart au col, tenant un flambeau ardent entre ſes mains, demander pardon à Dieu, au Roi & à la Juſtice, livré à l’Exécuteur de la haute Juſtice, mené, conduit & tenaillé en tous les lieux & carrefours de cette Ville d’Aix avec des tenailles ardentes en tous les lieux de ſon corps, & après en la place des Jacobins brûlé tout vif, puis ſes cendres jettées au vent ; & auparavant d’être exécuté, qu’il ſoit mis & appliqué à la queſtion en la plus griéve gêne qui ſe pourra excogiter, afin de tirer de ſa bouche le reſte de ſes complices. Déliberé le 18 Avril 1611. & l’Arrêt en conformité rendu le 29 Avril 1611.

Le même Gaufredi ayant été appliqué à la queſtion ordinaire & extraordinaire, déclara qu’il n’avoit vû au Sabbat aucune perſonne de ſa connoiſſance, ſinon la Demoiſelle de Mandole ; qu’il y avoit vû auſſi quelques Religieux de certains Ordres, qu’il ne nomma point, mais qu’il ne ſçait point leurs noms ; que le Diable faiſoit aux Sorciers certaines onctions à la tête, qui effaçoient tout ce qui étoit en leur mémoire.

Malgré cet Arrêt du Parlement de Provence, bien des gens crurent que Gaufredi n’étoit Sorcier que d’imagination ; & l’Auteur dont nous avons tiré cette Hiſtoire, dit qu’il y a quelques Parlemens, entr’autres le Parlement de Paris, qui ne puniſſent pas les Sorciers, dès qu’il n’y a point d’autres crimes mêlés à la Magie ; & qu’on a l’expérience qu’en ne puniſſant pas les Sorciers, mais les traitant ſimplement de fols, on a vû avec le tems qu’ils n’étoient plus Sorciers, parce qu’ils ne nourriſſoient plus leur imagination de ces idées, au lieu que dans les pays où on brûle les Sorciers, on ne voit autre choſe, parce qu’on ſe fortifie dans cette prévention ; c’eſt ce que dit l’Ecrivain.

Mais on n’en peut pas conclure, que Dieu ne permette pas quelquefois au Démon d’exercer ſa puiſſance ſur les hommes, & de les porter à des excès de malice & d’impiété, & de répandre dans leurs eſprits des ténebres, & dans leurs cœurs une corruption qui les précipite dans un abîme de déſordres & de malheurs. Le Démon tenta Job[238] par la permiſſion de Dieu. L’Ange de Satan, & l’aiguillon de la chair fatiguoient Saint Paul[239] : il demanda d’en être délivré ; mais il lui fut dit que la grace de Dieu lui ſuffiſoit pour réſiſter à ſes ennemis, & que la vertu s’affermiſſoir par les infirmités & par les épreuves. Satan s’empara du cœur de Judas, & le porta à livrer Jeſus-Chriſt ſon Maître aux Juifs ſes ennemis[240]. Le Seigneur voulant précautionner ſes Diſciples contre les impoſteurs qui devoient paroître après ſon Aſcenſion, dit que par la permiſſion de Dieu ces impoſteurs feront des prodiges capables d’induire à erreur, s’il étoit poſſible, même les Elûs[241]. Il leur dit ailleurs[242], que Satan a demandé à Dieu la permiſſion de les cribler comme le froment ; mais qu’il a prié pour eux, afin que leur foi ne ſoit point anéantie.

Le Démon peut donc par la permiſſion de Dieu conduire les hommes aux excès que nous venons de voir dans la Demoiſelle de la Palud & dans le Prêtre Louis Gaufredi, peut-être même juſqu’à les mener réellement à travers les airs dans des lieux inconnus, & à ce qu’on appelle le Sabbat ; ou ſans les y conduire réellement, frapper leur imagination, & ſéduire leurs ſens de telle ſorte qu’ils croyent aller, voir & entendre, lorſqu’ils ne bougent de leurs places, ne voient aucun objet, & n’entendent aucun ſon.

Remarquez que le Parlement d’Aix ne décréta pas même cette fille, étant dans l’uſage de n’impoſer d’autres peines à celles qui ſe ſont laiſſé ſéduire & deshonorer, que la honte dont elles demeurent chargées. A l’égard du Curé Gaufredi, dans le compte qu’ils rendent à M. le Chancellier de l’Arrêt par eux rendu, ils diſent que ce Curé étoit à la vérité accuſé de Sortilége ; mais qu’il avoit été condamné au feu, comme atteint & convaincu d’inceſte ſpirituel avec Magdelaine de la Palud ſa pénitente.


CHAPITRE XXI.

Raiſons qui prouvent la poſſibilité du
tranſport des Sorciers & Sorcieres
au Sabbat
.

TOut ce qu’on vient de dire eſt plus propre à prouver que ce qu’on dit des Sorciers & Sorcieres qui vont au Sabbat n’eſt qu’illuſion, & imagination dérangée de la part de ces perſonnes, & malice & tromperie de la part du Démon qui les ſéduit, & qui les engage à ſe donner à lui, & à renoncer à la vraie Religion ſous l’appas de vaines promeſſes de les enrichir, & de les combler d’honneurs, de plaiſirs & de proſpérités ; qu’à perſuader la réalité du tranſport corporel de ces perſonnes à ce qu’on appelle Sabbat.

Voici quelques raiſons & quelques exemples, qui ſemblent prouver au moins que le tranſport des Sorciers au Sabbat n’eſt pas impoſſible : car l’impoſſibilité de ce tranſport eſt une des plus fortes objections que l’on forme contre le ſentiment qui le ſuppoſe.

Il eſt ſans difficulté que Dieu peut permettre au Démon de ſéduire les hommes, & de les porter à des excès de déréglement, d’erreurs & d’impiétés ; & qu’il peut auſſi lui permettre de faire des choſes, qui nous paroiſſent prodigieuſes & même miraculeuſes, ſoit que le Démon les faſſe par une puiſſance naturelle, ou par un concours ſurnaturel de Dieu, qui emploie le mauvais Eſprit pour punir ſa créature, qui a bien voulu l’abandonner pour ſe livrer à ſon ennemi. Le Prophete Ezéchiel fut tranſporté à travers les airs de Chaldée où il étoit captif, en Judée dans le temple du Seigneur, où il vit les abominations que commettoient les Iſraélites dans ce ſaint lieu ; & delà il fut ramené en Chaldée par la même voie, apparemment par le miniſtere des Anges, ainſi que nous l’allons rapporter ci-après au Chapitre XXXIX.

Nous ſçavons par l’Evangile, que le Démon enleva notre Sauveur juſqu’au haut du temple de Jéruſalem[243]. Nous ſçavons auſſi que le Prophete Habacuc[244] fut tranſporté de la Judée à Babylone, pour porter à manger à Daniel enfermé dans la foſſe aux lions. S. Paul nous apprend qu’il a été enlevé juſqu’au troiſiéme Ciel, & qu’il a oui des choſes ineffables ; mais il avoue qu’il ne ſçait ſi c’eſt en corps ou ſeulement en eſprit : ſive in corpore, ſive extra corpus, neſcio ; Deus ſcit. Il ne doutoit donc pas qu’un homme ne pût être tranſporté en corps & en ame dans les airs. Le Diacre Saint Philippe fut tranſporté du chemin de Gaze à Azoth en très-peu de tems par l’eſprit de Dieu[245]. Nous apprenons de l’Hiſtoire Eccléſiaſtique, que Simon le Magicien fut enlevé par le Démon dans les airs, d’où il fut précipité par les prieres de l’Apôtre S. Pierre. Jean Diacre[246] Auteur de la vie de S. Grégoire le Grand, raconte qu’un nommé Farolde ayant introduit dans le Monaſtere de S. André à Rome des femmes de mauvaiſe vie, afin de s’y divertir avec elles, & de faire inſulte aux Religieux, la nuit même Farolde étant ſorti pour quelques néceſſités, fut tout d’un coup ſaiſi & enlevé en l’air par des Démons, qui le tinrent ainſi ſuſpendu par les cheveux, ſans qu’il pût ouvrir la bouche pour crier, juſqu’à l’heure des matines, que le Pape S. Grégoire Fondateur & Protecteur de ce Monaſtere lui apparut, lui reprocha la profanation qu’il faiſoit de ce ſaint lieu, & lui prédit qu’il mourroit dans l’année ; ce qui arriva.

» Je tiens d’un Magiſtrat auſſi incapable de donner dans l’illuſion, que d’en impoſér aux autres[247], que le 16 Octobre 1716, un Menuiſier habitant d’un village voiſin de Bar en Alſace, nommé Heiligenſtein, fut trouvé à cinq heures du matin ſur le grenier d’un Tonnelier de Bar. Ce Tonnelier y étant monté pour y chercher les bois de magaſin dont il vouloit ſe ſervir dans la journée, & ayant ouvert la porte qui étoit fermée au verrouil par dehors, y apperçut un homme couché tout de ſon long ſur le ventre, & profondément endormi : il le reconnut aiſément, le connoiſſant d’ailleurs ; & lui ayant demandé ce qu’il faiſoit là, le Menuiſier lui dit avec la derniere ſurpriſe, qu’il ne ſçavoit ni par qui, ni comment il avoit été conduit en cet endroit.

» Le Tonnelier ne ſe payant pas de ces raiſons, lui dit qu’aſſurément il étoit venu pour le voler, & le fit mener chez le Bailli de Bar, qui l’ayant interrogé ſur le fait dont on vient de parler, il lui raconta naïvement, que s’étant mis en chemin ſur les quatre heures du matin pour venir de Heiligenſtein à Bar, (ces deux lieux n’étant diſtans que d’un quart d’heure) il vit tout à coup dans une place couverte de verdure & de gazon un feſtin magnifique des mieux illuminés, où l’on ſe divertiſſoit à l’envi, tant par la ſomptuoſité du repas, que par les danſes qui s’y faiſoient ; que deux femmes de ſa connoiſſance & habitantes de Bar l’ayant convié à ſe mettre de la compagnie, il ſe mit à table, & profita de la bonne chere tout au plus pendant un quart d’heure ; après cela quelqu’un des conviés ayant crié, citò citò, il ſe trouva enlevé tout doucement dans le grenier du Tonnelier, ſans ſçavoir comment il y avoit été tranſporté.

» C’eſt ce qu’il déclara en préſence du Bailli. La circonſtance la plus ſinguliere de cette Hiſtoire, c’eſt qu’à peine le Menuiſier eut-il dépoſé ce que nous venons de voir, que ces deux femmes de Bar qui l’avoient convié à leur feſtin, ſe pendirent chacune chez elle. »

Les Magiſtrats ſupérieurs craignant de porter les choſes à un point qui auroit impliqué la moitié des habitans de Bar, jugerent prudemment qu’il ne falloit pas informer d’avantage : ils traiterent le Menuiſier de viſionnaire ; & les deux femmes qui s’étoient pendues, furent jugées atteintes de folie : ainſi la choſe fut étouffée, & on en demeura là.

Si c’étoit là ce qu’on appelle Sabbat, ni le Menuiſier, ni les deux femmes, ni apparemment les autres conviés du feſtin, n’eurent pas beſoin d’y venir montés ſur le Démon : elles étoient trop près de leurs demeures pour recourir à des moyens ſurnaturels, afin de ſe faire tranſporter au lieu de leur aſſemblée. On ne nous apprend pas comment ces conviés ſe rendirent à ce feſtin, ni comment ils ſe retirerent chacun chez ſoi ; le lieu étoit ſi près de la Ville, qu’ils pouvoient aiſément y aller & en revenir, ſans avoir beſoin d’un ſecours étranger.

Mais ſi le ſecret étoit néceſſaire, & qu’ils craigniſſent d’être découverts, il eſt très-probable que le Démon les tranſporta chez eux par les airs avant qu’il fit bien jour, comme il tranſporta le Menuiſier au grenier du Tonnelier. Quelque tournure qu’on donne à cet évenement, il eſt certainement malaiſé de n’y pas reconnoître une opération manifeſte du mauvais Eſprit dans le tranſport du Menuiſier à travers les airs, qui ſe trouve ſans le ſçavoir dans un grenier bien fermé. Les femmes qui ſe pendirent, montrerent aſſez qu’elles craignoient encore quelque choſe de pis de la part de la Juſtice, ſi elles avoient été convaincues de Magie & de Sorcellerie. Et que n’avoient pas à craindre auſſi leurs complices, qu’il auroit fallu déclarer ?

Guillaume de Neubrige en raconte une autre, qui a quelque rapport à celle-ci. Un Payſan ayant entendu la nuit paſſant auprès d’un tombeau un concert mélodieux de différentes voix, s’en approcha, & ayant trouvé la porte ouverte, y mit la tête, & vit au milieu d’une grande fête éclairée d’une infinité de flambeaux une table bien couverte, autour de laquelle étoient des hommes & des femmes qui ſe réjouiſſoient : un des Officiers qui ſervoient à table l’ayant apperçû, lui préſenta une coupe remplie de liqueur : il la prit ; & ayant renverſé la liqueur, il s’enfuit avec la coupe dans le premier Village où il s’arrêta. Si notre Menuiſier en avoit uſé de même, au lieu de s’amuſer au feſtin des Sorciers de Bar, il ſe ſeroit épargné bien des inquiétudes.

Nous avons dans l’Hiſtoire pluſieurs exemples de perſonnes pleines de Religion & de piété, qui dans la ferveur de leur oraiſon ont été enlevées en l’air, & y ſont demeurées aſſez longtems. Nous avons connu un bon Religieux, qui s’éleve quelquefois de terre, & demeure ſuſpendu ſans le vouloir, ſans y tâcher, & cela à l’occaſion d’une image de dévotion qu’il voit, ou de quelque Oraiſon dévote qu’il entend, comme du Gloria in excelſis Deo. Je connois une Religieuſe, à qui il eſt ſouvent arrivé malgré elle de ſe voir ainſi élevée en l’air à une certaine diſtance de la terre ; ce n’étoit ni par ſon choix, ni par l’envie de ſe diſtinguer, puiſqu’elle en avoit une véritable confuſion. Etoit-ce par le miniſtere des Anges, ou par l’artifice de l’Eſprit ſéducteur, qui vouloit lui inſpirer des ſentimens de vanité ou d’orgueil ? Ou étoit-ce un effet naturel de l’amour divin, ou de la ferveur de la dévotion de ces perſonnes ?

Je ne remarque pas que les anciens Peres du déſert qui étoient ſi ſpirituels, ſi fervens & ſi grands hommes d’oraiſon, éprouvaſſent de pareilles extaſes. Ces enlévemens en l’air ſont plus communs parmi nos nouveaux Saints.

On peut voir la vie de S. Philippe de Neri au 26 Mai des Bollandiſtes, c. 20. n. 356. 357. où l’on raconte ſes extaſes & ſes élévations de la terre en l’air, quelquefois à la hauteur de pluſieurs aulnes, & preſque juſqu’au platfond de ſa chambre, ce qui lui arrivoit malgré lui ; il s’efforçoit envain d’en dérober la connoiſſance aux aſſiſtans, de peur de s’attirer leur admiration, & d’en prendre quelque vaine complaiſance. Les Ecrivains qui nous apprennent ces particularités, ne nous diſent pas quelle en étoit la cauſe ; ſi ces raviſſemens & ces élévations de terre étoient produites par la ferveur de l’Eſprit Saint, ou par le miniſtere des bons Anges, ou par un miracle de la grace de Dieu, qui vouloit ainſi honorer ſes Serviteurs aux yeux des hommes. Dieu avoit de plus fait la grace au même S. Philippe de Neri de voir les Eſprits céleſtes, & meme les Démons, & de découvrir l’état des Ames ſaintes par une lumiere ſurnaturelle.

S. Jean Columbin, Inſtituteur des Jéſuates, ſe ſervit pour l’établiſſement des filles de ſon Ordre de Sainte Catherine Columbine[248], qui étoit une fille d’une vertu extraordinaire. On raconte d’elle, que quelquefois elle demeuroit en extaſe & élevée en l’air à la hauteur de deux aulnes, immobile, ſans parole & ſans ſentiment.

On dit la même choſe de S. Ignace de Loyola[249], qui demeuroit ravi en Dieu, & élevé de terre à la hauteur de plus de deux pieds, ayant le corps tout brillant de lumiere : on l’a vû demeurer en extaſe ſans ſentiment, & preſque ſans reſpiration pendant huit jours entiers.

Le B. Robert de Palentin[250] s’élevoit auſſi quelquefois de terre à la hauteur d’un pied & demi, au grand étonnement de ſes diſciples & des aſſiſtans. On voit de pareils raviſſemens & élévations en l’air dans la vie du B. Bernard Ptolomei, Inſtituteur de la Congrégation de Notre-Dame du Mont Olivet[251], de S. Philippe Benite de l’Ordre des Servites, de S. Cajeran Fondateur des Théatins[252], & de S. Albert de Sicile Confeſſeur, qui pendant ſes Oraiſons s’élevoit de terre à la hauteur de trois coudées, & enfin de S. Dominique Fondateur des Freres Prêcheurs[253].

On raconte de Sainte Chriſtine[254] Vierge à S. Tron, qu’étant tenue pour morte & portée à l’Egliſe dans ſon cercueil, comme on faiſoit pour elle les ſervices accoutumés, tout d’un coup elle s’éleva, & ſe porta juſques ſur les poutres de l’Egliſe comme auroit pû faire un oiſeau. Etant retournée avec ſes Sœurs dans la maiſon, elle raconta qu’elle avoit été conduite en Purgatoire, delà en Enfer, & enfin en Paradis, où Dieu lui avoit fait l’option de demeurer ou de retourner au monde, afin d’y faire pénitence pour les Ames qu’elle avoit vûes en Purgatoire. Elle choiſit ce dernier parti, & fut ramenée dans ſon corps par les Saints Anges. Depuis ce tems elle ne pouvoit ſouffrir l’odeur des corps humains, & s’élevoit ſur les arbres & ſur les plus hautes tours avec une incroyable légereté pour y vacquer à l’Oraiſon. Elle étoit ſi légere à la courſe, qu’elle ſurpaſſoit les chiens les plus vîtes. Ses parens firent inutilement ce qu’ils purent pour l’arrêter, juſqu’à la charger de chaînes ; mais elle s’échapa toujours. On raconte de cette Sainte tant d’autres choſes preſque incroyables, que je n’oſe les rapporter ici.

M. Nicole dans ſes Lettres parle d’une Religieuſe nommée Séraphine, qui dans ſes extaſes s’élevoit de terre avec tant d’impétuoſité, que cinq ou ſix de ſes Sœurs avoient peine à la retenir.

Ce Docteur raiſonnant ſur ce fait[255], dit qu’il ne prouve rien du tout pour la Sœur Séraphine ; mais que la choſe bien vérifiée prouve Dieu & le Diable, c’eſt-à-dire toute la Religion ; que le fait bien vérifié eſt d’une très-grande conſéquence pour la Religion ; que le monde eſt plein de certaines gens qui ne croyent que ce dont on ne peut douter ; que la grande héréſie du monde n’eſt plus le Calviniſme & le Luthéraniſme, mais l’Athéiſme. Il y a de toutes ſortes d’Athées, de bonne foi, de mauvaiſe foi, de déterminés, de vacillans, de tentés. On ne doit pas négliger ces ſortes de gens : la grace de Dieu eſt toute puiſſante ; on ne doit pas déſeſperer de les ramener par de bonnes raiſons & des preuves ſolides & ſans replique. Or ſi ces faits ſont certains, il faut conclure qu’il y a un Dieu, ou des mauvais Anges qui imitent les œuvres de Dieu, & operent par eux-mêmes ou par leurs ſuppôts des œuvres capables d’induire à erreur même les Elûs.

Un des plus anciens exemples que je remarque de perſonnes ſoulevées en l’air, ſans que perſonne les touche, eſt celui de S. Dumſtan Archevêque de Cantorbery, mort en 988. qui peu de tems avant ſa mort[256], comme il remontoit dans ſon appartement accompagné de pluſieurs perſonnes, fut vû élevé de terre. Comme tous les aſſiſtans s’en étonnoient, il en prit occaſion de leur parler de ſa mort prochaine.

Trithéme[257] parlant de Sainte Eliſabeth, Abbeſſe de Schonau dans le Diocèſe de Treves, dit que quelquefois elle étoit ravie en extaſe de telle ſorte qu’elle demeuroit ſans mouvement & ſans reſpiration pendant un aſſez longtems. Durant ces intervalles elle apprenoit par révélation, & par le commerce qu’elle avoit avec les Eſprits bienheureux, des choſes admirables ; & quand elle revenoit à elle-même, elle tenoit des diſcours tout divins, tantôt en Allemand, qui étoit ſa langue naturelle, & tantôt en Latin, quoiqu’elle n’eût aucune connoiſſance de cette langue. Trithême ne doutoit point de ſa ſincérité & de la vérité de ſes diſcours. Elle mourut en 1165.

Le B. Richard Abbé de S. Vanne de Verdun parut en 1036.[258] élevé en l’air pendant qu’il diſoit la Meſſe en préſence du Duc Galizon, de ſes fils, d’un grand nombre de Seigneurs & de Soldats.

Au ſiécle dernier, le R. P. Dominique Carme Déchaux fut enlevé en l’air devant le Roi d’Eſpagne[259], la Reine & toute la Cour, enſorte qu’il n’y avoit qu’à ſouffler ſon corps, pour le remuer comme une bouteille de ſavon.


CHAPITRE XXII.

Suite du même ſujet.

ON ne peut raiſonnablement conteſter la vérité de ces raviſſemens & de ces élévations du corps de quelques Saints à une certaine diſtance de la terre, puiſque ces faits ont eu un ſi grand nombre de témoins. Pour en faire l’application à la matiere que nous traitons ici, ne pourroit-on pas dire que les Sorciers & Sorcieres par l’opération du Démon, & avec la permiſſion de Dieu, à l’aide d’un tempéramment vif & ſubtil, ſont rendus légers, & s’élevent dans les airs, où leur imagination échauffée & leur eſprit prévenu leur font croire qu’ils ont fait, vû & entendu, ce qui n’a de réalité que dans le creux de leur cerveau ?

On me dira que le parallele que je fais des actions des Saints, qu’on ne peut attribuer qu’aux Anges & à l’opération de l’Eſprit Saint, ou à l’ardeur de leur charité & de leur dévotion, avec ce qui arrive aux Sorciers & Sorcieres, que ce parallele eſt injurieux & odieux ; j’en ſçais faire la juſte différence : les livres de l’Ancien & du Nouveau Teſtament ne mettent-ils pas en parallele les vrais miracles de Moïſe avec ceux des Magiciens de Pharaon ; ceux de l’Antechriſt & de ſes ſuppôts avec ceux des Saints & des Apôtres ; & S. Paul ne nous apprend-il pas, que l’Ange de ténebres ſe tranſforme ſouvent en Ange de lumiere ?

Nous avons parlé aſſez au long dans la premiere Edition de cet ouvrage de certaines perſonnes, qui ſe vantent d’avoir ce qu’on appelle la Jarretiere, & qui par ce moyen font avec une diligence extraordinaire, en fort peu d’heures, ce que naturellement elles ne pourroient faire qu’en quelques jours de marche ordinaire. On raconte ſur cela des choſes preſqu’incroyables ; cependant on les détaille d’une maniere ſi circonſtanciée, qu’il eſt malaiſé qu’il n’en ſoit quelque choſe, & que le Démon ne tranſporte ces gens, en les agitant d’une maniere forcée & violente, qui leur cauſe une fatigue pareille à celle qu’ils auroient ſoufferte en faiſant réellement le voyage avec une promptitude plus qu’ordinaire.

Par exemple, les deux faits rapportés par Torquemade[260] : le premier d’un jeune Ecolier de ſa connoiſſance, fort bon eſprit, qui parvint à être Médecin de l’Empereur Charles V. étudiant à Gadeloupe, fut invité par un Voyageur qui étoit en habit de Religieux, à qui il avoit rendu quelque petit ſervice, de monter en croupe ſur ſon cheval, qui paroiſſoit fort mauvais & ſort haraſſé ; il y monta, & marcha toute la nuit ſans s’appercevoir qu’il faiſoit une diligence extraordinaire, & qu’au matin il ſe trouva près la Ville de Grenade : le jeune homme entra dans la Ville ; mais le Conducteur paſſa plus loin.

Une autre fois le pere d’un jeune homme de la connoiſſance du même Torquemade, & le jeune homme allant enſemble à Grenade, & paſſant par le Village d’Almede, firent rencontre d’un homme qui alloit à cheval comme eux, & tenoit le même chemin. Après avoir voyagé deux ou trois lieuës enſemble, ils firent halte, & le Cavalier étendit ſon manteau ſur l’herbe, de ſorte qu’il ne reſta aucun plis au manteau : ils mirent chacun ſur ce manteau étendu ce qu’ils avoient de proviſions, & firent repaître leurs chevaux. Ils burent & mangerent à leur aiſe, & ayant dit à leurs gens d’amener leurs chevaux, le Cavalier leur dit : Meſſieurs, ne vous preſſez point, vous ſerez de bonne heure à la Ville ; en même tems il leur montra Grenade, qui n’étoit-pas à un quart d’heure de là.

On dit quelque choſe d’auſſi merveilleux d’un Chanoine de la Cathédrale de Beauvais. Le Chapitre de cette Egliſe étoit chargé depuis long-tems d’acquitter certaine charge perſonnelle envers l’Egliſe de Rome ; les Chanoines ayant choiſi un de leurs Confreres pour ſe rendre à Rome à cet effet, le Chanoine différa de jour en jour de ſe mettre en Campagne ; il ne partit qu’après les Matines du jour de Noël, arriva le même jour à Rome, s’y acquitta de ſa commiſſion, & s’en revint avec la même diligence, rapportant avec ſoi l’original de l’obligation où étoient les Chanoines, d’envoyer un de leur corps pour y faire cette preſtation en perſonne.

Quelque fabuleuſe & quelqu’incroyable que paroiſſe cette Hiſtoire, on aſſure qu’on en a des preuves certaines dans les Archives de la Cathédrale, & que ſur la tombe du Chanoine en queſtion on voit encore des Démons gravés aux quatre coins en mémoire de cet évènement. On aſſure même, que le celébre P. Mabillon en avoit vû la piéce autentique. Or ſi ce fait & ſes ſemblables ne ſont pas abſolument faux & fabuleux, on ne peut nier que ce ne ſoient des effets de la Magie, & l’ouvrage du mauvais Eſprit.

Pierre le Vénérable[261] Abbé de Cluny, rapporte une choſe ſi extraordinaire arrivée de ſon tems, que je ne la raconterois pas ici, ſi elle n’avoit pas été vûe par toute la Ville de Mâcon. Le Comte de cette Ville, homme très-violent, exerçoit une eſpece de tyrannie contre les Eccléſiaſtiques, & contre ce qui leur appartenoit, ſans ſe mettre en peine de cacher ou de colorer ſes violences : il les exerçoit hautement, & s’en faiſoit gloire. Un jour qu’il étoit aſſis dans ſon Palais, accompagné de quantité de Nobleſſe & d’autres perſonnes, on y vit entrer un Inconnu à cheval, qui s’avança juſqu’à lui, & lui dit qu’il avoit à lui parler, & qu’il le ſuivît. Le Comte ſe leve & le ſuit : étant arrivé à la porte, il y trouva un cheval préparé ; il monte deſſus, & auſſitôt il eſt tranſporté dans les airs, criant d’une voix terrible à ceux qui étoient préſens, à moi, au ſecours. Toute la Ville accourut au bruit ; mais bien-tôt on le perdit de vûe, & on ne douta pas que le Démon ne l’eût emporté pour être compagnon de ſes ſupplices, & pour porter la peine de ſes excès & de ſes violences.

Il n’eſt donc pas abſolument impoſſible, qu’une perſonne ſoit élevée dans les airs, & tranſportée dans un lieu fort élevé & fort éloigné par l’ordre ou par la permiſſion de Dieu, par les bons ou par les mauvais Eſprits ; mais il faut convenir que la choſe eſt très-rare, & que dans tout ce qu’on raconte des Sorciers & Sorcieres, & de leurs aſſemblées au Sabbat, il y a une infinité de contes faux, abſurdes, ridicules, & dénués même de vraiſemblance. M. Remi, Procureur Général de Lorraine, Auteur d’un Ouvrage célébre intitulé : la Démonolatrie, & qui a ſait le procès à une infinité de Sorciers & de Sorcières dont la Lorraine étoit alors infectée, ne produit preſqu’aucune preuve, dont on puiſſe inférer la vérité & la réalité de la Sorcellerie, & du tranſport des Sorciers & Sorcieres au Sabbat.

CHAPITRE XXIII.

Obſeſſions & Poſſeſſions du Démon.

ON met avec raiſon au rang des Apparitions du malin Eſprit parmi les hommes les Obſeſſions & Poſſeſſions du Diable. Nous appellons Obſeſſion, lorſque le Démon agit au dehors contre la perſonne qu’il obſede ; & Poſſeſſion, lorſqu’il agit au dedans, qu’il agite la perſonne, remue ſes humeurs, lui fait proférer des blaſphêmes, lui fait parler des langues qu’elle n’a jamais appriſes, lui découvre des ſecrets inconnus, lui inſpire la connoiſſance des choſes les plus obſcures de la Philoſophie ou de la Théologie. Saül étoit agité & poſſédé par le mauvais Eſprit[262], qui par intervalles remuoit ſes humeurs mélancoliques, & réveilloit ſon animoſité & ſa jalouſie contre David, ou qui à l’occaſion du mouvement naturel de ces humeurs noires, le ſaiſiſſoit, l’agitoit, & le mettoit hors de ſon aſſiette ordinaire. Les Poſſédés dont il eſt parlé dans l’Evangile[263], & qui crioient tout haut que Jeſus étoit le Chriſt, qu’il étoit venu avant le tems pour les tourmenter, qu’il étoit le fils de Dieu : tous ces exemples ſont des exemples de Poſſeſſions.

Mais le Démon Aſmodée qui obſédoit Sara fille de Raguël[264], & qui avoit fait mourir ſes ſept premiers maris : ceux dont il eſt parlé dans l’Evangile, qui étoient ſimplement frappés de maladies, ou d’incommodités qu’on croyoit incurables : ceux que l’Ecriture appelle quelquefois Lunatiques, qui écumoient, qui s’agitoient, qui fuyoient la compagnie des hommes, qui étoient violens & dangereux, enſorte qu’il falloit les enchaîner pour les empêcher de frapper & de maltraiter les autres : ces ſortes de perſonnes étoient ſimplement obſédées du Démon.

Les ſentimens ſont fort partagés ſur la matiere des Obſeſſions & des Poſſeſſions du Démon. Les Juifs endurcis, & les anciens ennemis de la Religion Chrétienne, convaincus par l’évidence des Miracles qu’ils voyoient faire à Jeſus-Chriſt, à ſes Apôtres & aux Chrétiens, n’oſoient en conteſter ni la vérité, ni la réalité : ils les attribuoient à la Magie, au Prince des Démons, ou à la vertu de certaines herbes ou de certains ſecrets naturels.

S. Jullin[265], Tertullien, Lactance, S. Cyprien, Minutius & les autres Peres des premiers Siecles de l’Egliſe, parlent de l’empire que les Exorciſtes Chrétiens exerçoient ſur les Poſſédés d’une maniere ſi pleine de confiance & de liberté, qu’on ne peut douter ni de la certitude, ni de l’évidence de la choſe. Ils en prennent à témoins leurs Adverſaires, & ſe font fort d’en faire l’expérience en leur préſence, & de forcer les Démons à ſortir des corps des Poſſédés, à déclarer leurs noms, & à reconnoître que ce qu’on adore dans les Temples des Payens ne ſont que des Démons.

Quelques-uns oppoſoient aux vrais miracles du Sauveur ceux de leurs faux Dieux, de leurs Magiciens, des Héros du Paganiſme, comme ceux d’Eſculape & du fameux Apollonius de Thiane. Les prétendus Eſprits forts les conteſtent aujourd’hui par les principes de la Philoſophie : ils les attribuent au déréglement de l’imagination, aux préjugés de l’éducation, aux reſſorts cachés du tempéramment. Ils réduiſent les expreſſions de l’Ecriture à l’hyperbole : ils ſoutiennent que Jeſus-Chriſt s’eſt rabaiſſé à la portée des peuples, à leurs préventions ; que les Démons étant des ſubſtances purement ſpirituelles, ne peuvent agir par elles-mêmes immédiatement ſur les corps ; & qu’il n’eſt nullement probable, que Dieu faſſe des miracles pour le leur permettre.

Qu’on examine de près ceux & celles qui ont paſſé pour poſſédés ; on n’en trouvera peut-être pas un ſeul, qui n’ait eu l’eſprit dérangé par quelqu’accident, ou le corps attaqué de quelqu’infirmité connue ou cachée, qui aura cauſé dans ſes humeurs ou dans ſon cerveau quelqu’altération, qui jointe aux préjugés ou à la frayeur, aura donné lieu en eux à ce qu’on appelle Obſeſſion ou Poſſeſſion.

La Poſſeſſion du Roi Saül s’explique aiſément, en ſuppoſant qu’il étoit naturellement atrabilaire, & que dans les accès de ſa mélancolie, il paroiſſoit furieux ; auſſi ne chercha-t-on pas d’autre remede à ſon mal, que la muſique & le ſon des inſtrumens propres à le réjouir & calmer ſa mélancolie.

Pluſieurs des Obſeſſions & Poſſeſſions marquées dans le Nouveau Teſtament étoient de ſimples maladies ou des travers d’eſprit, qui faiſoient croire à ces gens-là qu’ils étoient poſſédés du Démon. Le peuple ignorant les entretenoit dans cette prévention : l’ignorance de la Phyſique & de la Médecine fortifioit ces idées.

Dans l’un c’étoit une humeur noire & mélancolique, dans l’autre c’étoit un ſang brûlé & trop échauffé ; ici c’étoit une ardeur d’entrailles, là un amas de mauvaiſes humeurs qui ſuffoquoient les malades, comme il arrive aux Epileptiques & aux Hypocondriaques, qui s’imaginent être Dieux, Rois, chats, chiens, bœufs. Il y en avoit d’autres, qui troublés à la vûe de leurs crimes, tomboient dans une eſpece de déſeſpoir, & dans des remords de conſcience qui altéroient leur eſprit & leur tempéramment, & leur faiſoient croire que le Démon les pourſuivoit & les obſédoit. Telles étoient apparemment ces femmes qui ſuivoient Jeſus-Chriſt, & qui avoient été délivrées par lui des Eſprits immondes qui les poſſédoient[266], & en partie Marie-Magdelaine, dont il avoit chaſſé ſept Démons. Il eſt ſouvent parlé dans l’Ecriture de l’Eſprit d’impureté, de l’Eſprit de menſonge, de l’Eſprit de jalouſie ; il n’eſt pas néceſſaire de recourir à un Démon particulier pour exciter dans nous ces paſſions. S. Jacques[267] nous apprend, que nous ſommes aſſez tentés par notre concupiſcence qui nous porte au mal, ſans aller chercher d’autres cauſes au dehors de nous.

Les Juifs attribuoient la plûpart de leurs maladies au Démon ; ils étoient perſuadés qu’elles étoient la punition de quelque péché connu ou caché. Jeſus-Chriſt & ſes Apôtres ont ſagement ſuppoſé ces préjugés, ſans vouloir les attaquer de front, & réformer les anciennes opinions des Juifs : ils ont guéri les maladies, & ont chaſſé les mauvais Eſprits qui les cauſoient, ou qui étoient cenſés les cauſer. L’effet eſſentiel & réel étoit la guériſon du malade ; il n’étoit pas alors queſtion d’autre choſe pour aſſurer la miſſion de Jeſus-Chriſt, ſa Divinité, & la vérité de la Doctrine qu’il prêchoit. Qu’il chaſſe le Démon ou qu’il ne le chaſſe pas, ſa choſe n’eſt pas eſſentielle à ſon premier deſſein. Il eſt certain qu’il guériſſoit le malade, ſoit en chaſſant le Démon, s’il eſt vrai que ce mauvais Eſprit cauſât la maladie, ſoit en rétabliſſant les organes ou les humeurs dans leur état régulier & naturel, ce qui eſt toujours miraculeux & prouve la Divinité du Sauveur.

Quoique les Juifs fuſſent aſſez crédules ſur les opérations du malin Eſprit, ils croyoient toutefois que pour l’ordinaire les Démons qui tourmentoient certaines perſonnes, n’étoient autre choſe que les Ames de quelque ſcélerat, qui craignant de ſe rendre au lieu qui lui eſt deſtiné, s’empare du corps de quelque mortel qu’il tourmente, & s’efforce de lui ôter la vie[268].

Joſeph l’Hiſtorien[269] raconte, que Salomon compoſa des charmes contre les maladies, & des formules d’Exorciſmes pour chaſſer les mauvais Eſprits. Il dit ailleurs, qu’un Juif nommé Eleazar guérit en préſence de Veſpaſien quelques Poſſédés, en leur appliquant ſous le nés un anneau, où étoit enchaſſée une racine indiquée par ce Prince. On prononçoit le nom de Salomon avec une certaine priere & un Exorciſme ; auſſi-tôt le Poſſédé tomboit par terre, & le Démon le quittoit. Le commun des Juifs ne doutoit pas que Beelzebub Prince des Démons n’eût le pouvoir de chaſſer les autres Démons, puiſqu’ils diſoient que Jefus-Chriſt ne les chaſſoit qu’au nom de Beelzebub[270]. On lit dans l’Hiſtoire, que quelquefois les Payens ont chaſſé les Démons ; & les Médecins ſe vantent de pouvoir guérir quelques Poſſédés, comme ils guériſſent des Hypocondriaques & des maladies imaginaires.

Voilà ce qu’on peut dire de plus plauſible contre la réalité des Poſſeſſions & Obſeſſions du Démon.


CHAPITRE XXIV.

Vérité & réalité des Poſſeſſions & Obſeſſions
du Démon prouvées par
l’Ecriture.

MAis la poſſibilité, la vérité & la réalité des Obſeſſions & Poſſeſſions du Démon ſont indubitables, & prouvées par l’Ecriture & par l’autorité de l’Egliſe, des Peres, des Juifs & des Payens. Jeſus-Chriſt & les Apôtres ont crû cette vérité, & ils l’ont enſeignée publiquement. Le Sauveur donne pour preuve de ſa Miſſion qu’il guérit les Poſſédés : il réfute les Phariſiens, qui avançoient qu’il ne chaſſoit les Démons qu’au nom de Beelzebub ; & il ſoutient qu’il les chaſſe par la vertu de Dieu : in digito Dei[271]. Il parle aux Démons, qui poſſédoient les Energumenes ; il les menace, il les fait taire. Sont-ce là des marques équivoques de la réalité des Obſeſſions ? Les Apôtres en uſent de même, & les premiers Chrétiens leurs diſciples. Tout cela à la vûe des Payens, qui ne pouvoient le nier, mais qui en éludoient la force & l’évidence, en attribuant ce pouvoir à d’autres Démons, ou à certaines Divinités plus puiſſantes que les Démons ordinaires ; comme ſi le Royaume de Satan étoit partagé, & que le mauvais Eſprit pût agir contre lui-même, ou qu’il y eût de la colluſion entre Jeſus-Chriſt & les Démons, dont il venoit détruire l’Empire.

Les ſeptante Diſciples au retour de leur miſſion en viennent rendre compte à Jeſus-Chriſt[272], & lui diſent, que les Démons mêmes leur obéiſſent. Après ſa Réſurrection[273] le Sauveur promet à ſes Apôtres qu’ils feront des prodiges en ſon nom, qu’ils chaſſeront les Démons, qu’ils recevront le don des langues. Tout cela a été exécuté à la lettre.

Les Exorciſmes uſités de tout tems dans l’Egliſe contre les Energumenes ſont encore une preuve de la réalité des Poſſeſſions : ils montrent que de tout tems l’Egliſe & ſes Miniſtres les ont crûes vraies & réelles, puiſqu’ils ont toujours pratiqué ces Exorciſmes. Les anciens Peres défient les Payens de produire un Démoniaque devant les Chrétiens : ils ſe font fort de le guérir, & d’en chaſſer le Démon. Les Exorciſtes Juifs employoient même le nom de Jeſus-Chriſt pour guérir les Démoniaques[274] ; ils le croyoient donc efficace pour produire cet effet : il eſt vrai que quelquefois ils employoient le nom de Salomon, & quelques charmes qu’on diſoit inventés par ce Prince, ou des racines & des herbes à qui l’on attribuoit les mêmes vertus, de même à proportion qu’un habile Médecin par le ſecret de ſon art pourra guérir un Hypocondriaque, un Maniaque, un homme ſottement perſuadé qu’il eſt poſſédé du Démon, ou qu’un ſage Confeſſeur remettra l’eſprit d’une perſonne troublée de remords, & agitée par la vûe de ſes péchés, ou par la crainte de l’Enfer.

Mais nous parlons ici des Poſſeſſions & Obſeſſions réelles, qui ne ſe guériſſent que par la vertu de Dieu, par le nom de Jeſus-Chriſt, par la force des Exorciſmes. Le fils de Scéva, Prêtre Juif[275], ayant entrepris de chaſſer un Démon au nom de Jeſus-Chriſt que Paul prêchoit, le Démoniaque ſe jetta ſur lui, diſant qu’il connoiſſoit Jeſus-Chriſt & Paul, mais que pour lui il ne le craignoit pas ; & il faillit de l’étrangler. On doit donc bien diſtinguer entre Poſſeſſions & Poſſeſſions, entre Exorciſtes & Exorciſtes. Il peut ſe trouver des Démoniaques, qui contrefont les Poſſédés pour attirer la compaſſion, & pour magner quelques aumônes. Il peut de même y avoir des Exorciſtes, qui abuſent du nom & de la puiſſance de Jeſus-Chriſt pour tromper les ignorans ; & que ſçais-je s’il ne ſe trouve pas même des Impoſteurs, qui apoſteront des prétendus Poſſédés pour faire ſemblant de les guérir, & ſe concilier par-là de la réputation ?

Je n’entre point dans un plus grand détail ſur cette matiere ; je l’ai traitée autrefois exprès dans une Diſſertation particuliere imprimée à part avec d’autres Diſſertations ſur l’Ecriture, & j’y ai répondu aux objections que l’on formoit ſur ce ſujet.


CHAPITRE XXV.

Exemples de Poſſeſſions réelles cauſées
par le Démon.

IL faut à préſent rapporter quelques exemples des plus fameux de Poſſeſſions & d’Obſeſſions du Démon. Tout le Monde parle aujourd’hui de la Poſſeſſion des Religieuſes de Loudun, ſur leſquelles on a porté, & dans le tems, & encore depuis des jugemens ſi divers. Marthe Broſſier, fille d’un Tiſſerand de Romorantin[276], fit auſſi grand bruit dans ſon tems. Charles Miron, Evêque d’Orléans, découvrit la fraude, en lui faiſant boire de l’eau bénite comme de l’eau commune ; en lui faiſant préſenter une clef enveloppée dans un tafetas rouge, qu’on diſoit un morceau de la vraie Croix ; & en récitant des vers de Virgile, que le Démon de Marthe Broſſier prit pour des Exorciſmes, s’agitant beaucoup à l’approche de la clef enveloppée, & à la récitation, des vers de Virgile. Henri de Gondi, Cardinal Evêque de Paris, la fit examiner par cinq Médecins de la Faculté : trois furent d’avis qu’il y avoit beaucoup d’impoſture & un peu de maladie. Le Parlement prit connoiſſance de l’affaire, & nomma onze Médecins, qui rapporterent unanimement qu’il n’y avoit rien de Démoniaque en cette affaire.

Sous le Regne de Charles IX.[277] ou peu auparavant, une jeune femme de la Ville de Vervins, âgée de quinze ou ſeize ans, nommée Nicole Aubry, eut différentes Apparitions d’un Spectre, qui ſe diſoit ſon grand-pere, & lui demandoit des Meſſes & des Prieres pour le repos de ſon ame[278]. Bientôt après il lui arriva d’être tranſportée en différens endroits par ce Spectre, & quelquefois même d’être enlevée à la vûe & du milieu de ceux qui la gardoient.

Alors on ne douta plus que ce ne fût le Diable, ce qu’on eut beaucoup de peine à lui perſuader. M. l’Evêque de Laon donna ſes pouvoirs pour conjurer cet Eſprit, & commanda de tenir la main à ce que les Procès-verbaux fuſſent exactement dreſſés par les Notaires nommés à cet effet. Les Exorciſmes durerent plus de trois mois, & ne firent que conſtater de plus en plus la Poſſeſſion. La pauvre ſouffrante étoit arrachée des mains de 9 ou 10 hommes, qui avoient bien de la peine à la retenir ; & le dernier jour des Exorciſmes, ſeize n’en pouvoient preſque venir à bout : couchée par terre, elle ſe relevoit droite & toute d’une piece comme une Statue, ſans que ceux qui la gardoient puſſent l’en empêcher ; elle parloit diverſes langues, révéloit les choſes les plus cachées, en annonçoit d’autres dans le tems même qu’elles ſe faiſoient, quoique ce fût à une diſtance très-éloignée : elle découvrit à bien des gens le ſecret de leur conſcience, pouſſoit à la fois trois voix toutes différentes, & parloit ſa langue tirée hors de la bouche d’un demi-pied de long. Après quelques Exorciſmes faits à Vervins, on la tranſporta à Laon, où M. l’Evêque l’entreprit. Il fit dreſſer à cet effet un échaffaut dans ſa Cathédrale. L’affluence du monde y fut ſi grande, qu’on y voyoit des dix à douze mille perſonnes à la fois. On y venoit même des pays Etrangers. Par conſéquent la France ne dut pas être moins curieuſe : auſſi les Princes, les Grands & ceux qui ne pouvoient y venir, y envoyoient-ils des gens qui puſſent les inſtruire de ce qui s’y paſſoit. Les Nonces du Pape, les Députés du Parlement & ceux de l’Univerſité y aſſiſterent.

Le Diable forcé par les Exorciſmes rendit tant de témoignages de la vérité de la Religion Catholique, & ſurtout de la réalité de la Sainte Euchariſtie, & en même tems de la fauſſeté du Calviniſme, que les Calviniſtes irrités ne garderent plus de meſures. Dès le tems que les Exorciſmes ſe faiſoient à Vervins, ils avoient voulu tuer la Poſſédée avec le Religieux qui l’exorciſoit, dans un voyage qu’on lui fit faire à Notre-Dame de Lieſſe. Ce fut encore pis à Laon : comme ils y étoient les plus forts, ils firent plus d’une fois appréhender une révolte. Ils intimiderent tellement l’Evêque & les Magiſtrats, qu’on défit l’échaffaut, & qu’on ne fit plus la Proceſſion générale qu’on avoit coutume de faire avant les Exorciſmes : le Diable en devint plus orgueilleux, inſulta l’Evêque & ſe moqua de lui. D’un autre côté, les Calviniſtes ayant obtenu des Magiſtrats qu’on ſéqueſtrât la Poſſédée, & qu’on la mît dans la Priſon pour l’examiner de plus près, dans une des convulſions qu’elle y eut, Carlier, Médecin Calviniſte, tira tout-à-coup de ſa poche quelque choſe qui fut avéré être un poiſon des plus violens, qu’il lui jetta dans la bouche, qu’elle garda durant la convulſion, & qu’elle revomit d’elle-même après être revenue à elle.

Toutes ces expériences déterminerent à recommencer les Proceſſions, & l’on redreſſa l’échaſſaut. Les Calviniſtes outrés ſuppoſerent alors un écrit de M. de Montmorency, portant défenſe de continuer les Exorciſmes, avec injonction aux Gens du Roi d’y tenir la main. Ainſi on s’abſtint une ſeconde fois de faire la Proceſſion ; le Diable en triompha encore : il découvrit cependant à l’Evêque tout l’artifice de cette ſuppoſition, nomma tous ceux qui y avoient part, & déclara qu’il avoit encore gagné du tems par cette obéiſſance de l’Evêque à la volonté des hommes, plutôt qu’à celle de Dieu. Outre cela le Diable avoit déja proteſté publiquement, que c’étoit malgré lui qu’il reſtoit dans le corps de cette femme ; qu’il y étoit entré par l’ordre de Dieu ; que c’étoit pour convertir les Calviniſtes ou les endurcir, & qu’il étoit bien malheureux d’être obligé d’agir & de parler contre lui-même.

Le Chapitre repréſenta donc à l’Evêque, qu’il étoit à propos de faire la Proceſſion & les Conjurations deux fois par jour, pour exciter davantage la dévotion des peuples. Le Prélat y acquieſça, & tout ſe fit avec le plus grand éclat & de la maniere la plus autentique. Le Diable déclara encore pluſieurs fois qu’il avoit gagné du tems ; une fois parce que l’Evêque ne s’étoit point confeſſé ; une autre fois, parce qu’il n’étoit pas à jeun ; & en dernier lieu, parce qu’il falloit que le Chapitre & toutes les Dignités y fuſſent préſens, auſſi-bien que la Juſtice & les Gens du Roi, afin qu’il eût des témoignages ſuffiſans ; qu’il étoit forcé d’avertir ainſi l’Evêque de ſon devoir, & que maudite fût l’heure où il étoit entré dans le corps de cette perſonne : en même tems il fit mille imprécations contre l’Egliſe, l’Evêque & le Clergé.

Ainſi le dernier jour, tout le monde s’étant raſſemblé l’après-dinée, M. l’Evêque commença les dernieres Conjurations, où il ſe paſſa bien des choſes extraordinaires ; entr’autres l’Evêque voulant approcher la Sainte Euchariſtie des lévres de cette pauvre femme, le Diable ſe ſaiſit en quelque ſorte de ſon bras, & en même tems enleva en haut cette femme, quaſi hors des mains de ſeize hommes qui la tenoient ; mais enfin après bien de la réſiſtance, il ſortit, & la laiſſa parfaitement guérie, & pénétrée des bontés de Dieu. Le Te Deum fut chanté au ſon de toutes les cloches de la Ville : ce ne furent qu’acclamations de joie parmi les Catholiques ; & il ſe convertit beaucoup de Calviniſtes, dont la race ſubſiſte encore dans la Ville. Florimond de Raimond, Conſeiller au Parlement de Bourdeaux, [279] eut le bonheur d’être de ce nombre, & en a écrit l’Hiſtoire. On fit neuf jours durant la Proceſſion en action de graces. On fonda à perpétuité une Meſſe, qui ſe célebre tous les ans le 8 Février ; & on repréſenta cette Hiſtoire en bas-relief autour du Chœur ; on la voit encore aujourd’hui.

Enfin Dieu, comme pour mettre la derniere main à une œuvre ſi importante, permit que le Prince de Condé, qui venoit de quitter la Religion Catholique, fût ſéduit à ce ſujet par ceux de ſa nouvelle Communion. Il fit venir chez lui la pauvre femme & le Chanoine d’Eſpinois, qui ne l’avoit point abandonnée durant tout le tems des Exorciſmes. Il les interrogea ſéparément & à pluſieurs repriſes : il employa les menaces, les promeſſes, & fit toutes ſortes d’efforts, non pour découvrir s’il y avoit en eux de l’artifice, mais pour y en trouver à quelque prix que ce fût. Il alla juſqu’à offrir au Chanoine de grandes places, s’il vouloit changer de Religion. Mais que peut-on gagner en faveur de l’Héréſie ſur des perſonnes ſenſées & pleines de droiture, à qui Dieu a manifeſté ainſi la puiſſance de ſon Egliſe ? Tous les efforts du Prince furent inutiles ; la fermeté du Chanoine & la naïveté de la pauvre femme ne ſervirent qu’à lui conſtater d’avantage la certitude de l’évenement qui lui déplaiſoit, & il renvoya l’un & l’autre.

Cependant un retour de mauvaiſe volonté lui fit arrêter de nouveau cette femme ; & il la tint dans une de ſes Priſons, juſqu’à ce que ſes pere & mere ayant préſenté au Roi Charles IX. une Requête ſur cette injuſtice, elle ſut remiſe en liberté par ordre de Sa Majeſté[280].

Un évenement ſi important & ſi ſoigneuſement conſtaté, ſoit de la part de l’Evêque & du Chapitre, ou de celle des Magiſtrats, & même par les éclats du parti Calviniſte, ne devoit point être enſéveli dans le ſilence. Le Roi Charles IX. faiſant ſon entrée à Laon quelque tems après, voulut en être inſtruit par le Doyen de la Cathédrale, qui en avoit été témoin oculaire. Sa Majeſté lui ordonna d’en mettre l’Hiſtoire au jour : elle fut donc imprimée d’abord en François, & depuis en Latin, en Eſpagnol, en Italien & en Allemand, avec l’approbation de la Sorbonne, appuyée des reſcrits des Papes Pie V. & Grégoire XIII. ſon Succeſſeur ; & on en fit depuis un abrégé aſſez exact par l’ordre de M. l’Evêque de Laon, imprimé ſous ce titre : Le Triomphe du S. Sacrement ſur le Démon.

Voilà donc un fait qui a toute l’autenticité que l’on puiſſe déſirer, & telle qu’un homme d’honneur ne peut avec bienſéance le révoquer en doute, puiſqu’il ne pourroit plus après cela tenir pour certain aucuns faits ſans ſe couper honteuſement.


CHAPITRE XXVI.

Suite du même ſujet.

ON a vû en Lorraine vers l’an 1620. une Poſſédée qui a fait grand bruit dans le pays, mais qui eſt beaucoup moins connue chez les Etrangers. C’eſt Demoiſelle Eliſabeth de Ranfaing, dont l’Hiſtoire de la Poſſeſſion a été écrite & imprimée à Nancy en 1622. par M. Pichard Docteur en Médecine, & Médecin ordinaire de leurs Alteſſes de Lorraine. Mademoiſelle de Ranfaing étoit une perſonne très-vertueuſe, & dont Dieu s’eſt ſervi pour établir une eſpece d’Ordre de Religieuſes du Refuge, dont le principal objet eſt de retirer du libertinage les filles ou femmes qui y ſeroient tombées. L’ouvrage de M. Pichard fut approuvé par des Docteurs en Théologie, & autoriſé par M. de Porcelets Evêque de Toul, & dans une aſſemblée de gens ſçavans, qu’il fit venir pour examiner la choſe, & la réalité de cette Poſſeſſion. Elle étoit vivement attaquée & hautement niée par un Religieux Minime, nommé Claude Pithoy, qui avoit la témérité de dire, qu’il alloit prier Dieu de lui envoyer le Diable au corps, au cas que la femme qu’on exorciſoit à Nancy fût poſſédée ; & encore, que Dieu n’étoit pas Dieu, s’il ne commandoit au Diable de ſe ſaiſir de ſon corps, ſi la femme qu’on exorciſoit à Nancy étoit véritablement poſſédée.

M. Pichard le réfute au long ; mais il remarque que les perſonnes qui ſont d’un eſprit foible, ou d’un tempéramment morne & mélancolique, peſant, taciturne, ſtupide, & qui ont naturellement des diſpoſitions à s’effrayer & à ſe troubler, ſont ſujettes à s’imaginer qu’elles voyent le Diable, qu’elles lui parlent, & même qu’elles en ſont poſſédées, ſurtout ſi elles ſe trouvent en des lieux où il y a des Poſſédés, qu’elles les voyent, & qu’elles converſent avec eux. Il ajoute qu’il y a 13 ou 14 ans qu’il en remarqua un grand nombre de cette ſorte, & qu’avec l’aide de Dieu il les guérit à Nancy. Il dit la même choſe des Atrabilaires, & des femmes qui ſont travaillées d’une fureur utérine, qui font quelquefois des choſes, & qui jettent des cris qui pourroient les faire prendre pour des Poſſédées.

Mademoiſelle Ranfaing étant devenue veuve en 16.. fut recherchée en mariage par un Médecin nommé Poirot. N’ayant pas été écouté dans ſes pourſuites, il lui donna d’abord des Philtres pour s’en faire aimer ; ce qui cauſa d’étranges dérangemens dans la ſanté de Madame Ranfaing : enfin il lui donna des médicamens magiques ; (car il fut depuis reconnu pour Magicien, & brûlé comme tel par Sentence de Juges.) Les Médecins ne pouvoient la ſoulager, & ne connoiſſoient rien à ſes maladies toutes extraordinaires. Après avoir tenté toutes ſortes de remedes, on fut obligé d’en venir aux Exorciſsmes.

Or voici les principaux ſymptômes qui firent croire aux Exorciſtes de Lorraine que Mademoiſelle Ranfaing étoit réellement poſſédée. On commença ſur elle les Exorciſmes le 2 Septembre 1619. dans la Ville de Remiremont, d’où elle fut transférée à Nancy : elle y fut viſitée & interrogée par pluſieurs habiles Médecins, qui après avoir exactement examiné les ſymptômes de ce qui lui arrivoit, déclarerent que les accidens qu’ils avoient remarqués en elle, n’avoient point de relation avec le cours ordinaire des maladies connues ; mais qu’ils ne pouvoient être qu’une Poſſeſſion diabolique.

Après quoi par l’ordre de M. de Porcelets Evêque de Toul, on lui nomma pour Exorciſtes M. Viardin Docteur en Théologie, Conſeiller d’Etat du Duc de Lorraine, un Jéſuite & un Capucin ; mais dans le cours de ces Exorciſmes preſque tous les Religieux de Nancy, le-dit Seigneur Evêque, l’Evêque de Tripoli Suffragant de Straſbourg, M. de Sancy, ci-devant Ambaſſadeur du Roi Très-Chrétien à Conſtantinople, & alors Prêtre de l’Oratoire, Charles de Lorraine, Evêque de Verdun, deux Docteurs de Sorbonne envoyés exprès pour aſſiſter aux Exorciſmes, l’ont ſouvent exorciſée en Hébreu, en Grec & en Latin, & elle leur a toujours répondu pertinemment, elle qui à peine ſçavoit lire le Latin.

On rapporte le Certificat donné par M. Nicolas de Harlay, fort habile en langue Hébraïque, qui reconnoît que Mademoiſelle Ranfaing étoit réellement poſſédée, & lui avoit répondu au ſeul mouvement de ſes lévres, ſans qu’il prononçât aucunes paroles, & lui avoit donné pluſieurs preuves de ſa Poſſeſſion. Le ſieur Garnier Docteur de Sorbonne lui ayant auſſi fait pluſieurs commandemens en Langue Hébraïque, elle lui a de même répondu pertinemment, mais en François, diſant que le pacte étoit fait, qu’il ne parleroit qu’en langue ordinaire. Le Démon ajouta : n’eſt-ce pas aſſez que je te montre que j’entends ce que tu dis ? Le même M. Garnier lui parlant Grec, mit par mégarde un cas pour un autre ; la Poſſedée, ou plutôt le Diable lui dit : tu as failli. Le Docteur lui dit en Grec, montre ma faute ; le Diable répondit : contente-toi que je te montre la faute ; je ne t’en dirai pas davantage. Le Docteur lui diſant en Grec de ſe taire, il lui répondit : tu me commande de me taire, & moi je ne veux pas me taire. M. Midot Ecolâtre de Toul lui dit dans la même langue : aſſieds-toi ; il répondit : je ne veux pas m’aſſeoir. M. Midot lui dit de plus en Grec : aſſieds-toi à terre & obéis ; mais comme le Démon vouloit jetter de force la Poſſedée par terre, il lui dit en la même langue : fais-le doucement ; il le fit : il ajouta en Grec, étends le pied droit, il l’étendit : il dit de plus en là même langue, cauſe-lui du froid aux genoux ; la femme répondit, qu’elle y ſentoit un grand froid.

Le ſieur Mince Docteur de Sorbonne tenant en main une croix, le Diable lui dit tout bas en Grec, donne-moi la croix ; ce qui fut entendu de quelques aſſiſtans, qui étoient près de lui. M. Mince voulut preſſer le Diable de répéter la même choſe ; il répondit : je ne le répéterai pas tout en Grec ; mais il dit ſimplement en François donne-moi, & en Grec la Croix.

Le R. P. Albert Capucin lui ayant commandé en Grec de faire ſept fois le ſigne de la Croix avec la langue en l’honneur des ſept joies de la Vierge, il fit trois fois le ſigne de la Croix avec la langue, puis deux fois avec le nés ; mais le Religieux lui dit de nouveau de faire ſept fois le ſigne de la Croix avec la langue, il le fit ; & ayant reçû commandement en la même langue de baiſer les pieds de Monſeigneur l’Evêque de Toul, il ſe proſterna & lui baiſa les pieds.

Le même Religieux ayant remarqué que le Démon vouloit renverſer le bénitier qui étoit là, il lui ordonna de prendre de l’eau bénite, & de ne la pas verſer, & il obéit. Le Pere lui ordonna de lui donner des marques de la Poſſeſſion ; il lui répondit : la Poſſeſſion eſt aſſez connue ; il ajouta en Grec : je te commande de porter de l’eau bénite à M. le Gouverneur de la Ville ; le Démon répondit ; on n’a pas la coutume d’exorciſer en cette langue. Le Pere répondit en Latin : ce n’eſt pas à toi de nous impoſer des Loix ; mais l’Egliſe a la puiſſance de te commander en quelle langue elle juge à propos ; le Démon prit donc le bénitier, & porta de l’eau bénite au Gardien des Capucins, au Duc Erric de Lorraine, aux Comtes de Brionne, Remonville, la Vaux & autres Seigneurs.

Le Médecin M. Pichard lui ayant dit par une phraſe partie Hébraïque & partie Grecque de guérir la tête & les yeux de la Poſſédée, à peine en eut-il achevé les derniers mots, que le Démon répondit : ma foi, ce n’eſt pas nous autres qui en ſommes cauſe ; elle a le cerveau fort humide, cela provient de ſon tempérament naturel : alors M. Pichard dit à l’aſſemblée, prenez garde, Meſſieurs, qu’il répond à l’Hébreu & au Grec tout enſemble ; oui, répliqua le Démon, tu découvre le pot aux roſes & le ſecret ; je ne te répondrai plus. Il y a pluſieurs demandes & réponſes en langue étrangere, qui montrent qu’il les entendoit fort bien.

M. Viardin lui ayant demandé en Latin, ubi cenſebaris, quandò manè oriebaris ? il répondit, entre les Séraphins. On lui dit, pro ſigno exhibe nohis patibulum fratris Cephœ ; le Diable étendit les bras en forme de Croix de S. André. On lui dit : applica carpum carpo ; il le fit, mettant le poignet d’une main ſur l’autre ; enſuite, admove tarſum tarſo & metatarſum metatarſo, il croiſa les pieds, & les éleva l’un ſur l’autre ; puis après il dit : excita in calcaneo qualitatem congregantem heterogenea ; la Poſſedée dit qu’elle ſentoit de la froidure au talon : après, repræſenta nobis labarum Venetorum ; il fit le ſigne de la Croix : enſuite, exhibe nobis videntem Deum benè precantem nepotibus ex Salvatore Egypti ; il croiſa les bras, comme fit Jacob en donnant ſa bénédiction aux Enfans de Joſeph : enſuite, exhibe crucem conterebrantem ſtipiti ; il repréſenta la Croix de S. Pierre : l’Exorciſte ayant dit par mégarde, per eum qui adversùs te præliavit ; le Démon ne lui donna pas le tems de ſe corriger ; il lui dit : ô l’âne ! au lieu de præliatus eſt. On lui parla Italien & Allemand, il répondit toujours à propos.

On lui dit un jour : Sume encolpium ejus qui hodiè functus eſt officio illius, de quo cecinit Pſaltes : pro Patribus tuis nati ſunt tibi filii ; il alla auſſitôt prendre la Croix pendue au col & poſée ſur la poitrine de Monſeigneur le Prince Erric de Lorraine, qui ce même jour avoit fait l’Office d’Evêque en donnant les Ordres, à cauſe que M. l’Evêque de Toul étoit indiſpoſé. Il découvrit les penſées ſecrettes, & ouit les paroles dites très-bas à l’oreille de quelques perſonnes, qu’il n’étoit pas à portée de pouvoir entendre, & déclara qu’il avoit ſçû la priere mentale qu’un bon Prêtre avoit faite devant le S. Sacrement.

Voici encore un trait plus extraordinaire. On dit au Démon en parlant Latin & Italien dans la même phraſe : Adi Scholaſtram ſeniorem, & oſculare ejus pedes, la cui ſcarpa ha più di ſugaro ; au même moment il alla baiſer le pied du ſieur Juillet Ecolâtre de Saint Georges, plus ancien que M. Viardin Ecolâtre de la Primatiale. M. Juillet avoit le pied droit plus court que le gauche, ce qui l’obligeoit à porter le ſoulier de ce pied-là relevé par un morceau de liege, nommé en Italien ſugaro.

On lui propoſa des queſtions très-relevées & très-difficiles ſur la Trinité, l’Incarnation, le S. Sacrement de l’Autel, la Grace de Dieu, le franc arbitre, la maniere dont les Anges & les Démons connoiſſent les penſées des hommes, &c. & il répondit avec beaucoup de netteté & de préciſion. Elle a découvert des choſes inconnues à tout le monde, & a révelé à certaines perſonnes, mais ſecretement & en particulier, des péchés dont elles étoient coupables.

Le Démon n’obéiſſoit pas ſeulement à la voix de l’Exorciſte ; il le faiſoit même lorſqu’on remuoit ſimplement les lévres, ou qu’on tenoit la main, ou un mouchoir, ou un livre ſur la bouche. Un Calviniſte s’étant un jour mêlé ſecretement dans l’aſſemblée, l’Exorciſte qui en fut averti, commanda au Démon de lui aller baiſer les pieds ; il y alla fendant la preſſe.

Un Anglois étant venu par curioſité à l’Exorciſte, le Diable lui dit pluſieurs particularités de ſon pays & de ſa Religion ; il étoit Puritain ; & l’Anglois avoua, que tout ce qu’il lui avoit dit étoit vrai. Le même Anglois lui dit en ſa langue : pour preuve de ta Poſſeſſion, dis-moi le nom de mon Maître, qui m’a autrefois montré la broderie ; il répondit, Guillaume. On lui commanda de réciter l’Ave Maria ; il dit à un Gentilhomme Huguenot qui étoit préſent : dis-le toi, ſi tu le ſçais ; car on ne le dit point chez toi. M. Pichard raconte pluſieurs choſes cachées & inconnues, que le Démon a révelées, & qu’il a fait pluſieurs actions, qu’il n’eſt pas poſſible qu’une perſonne, quelqu’agile & ſubtile qu’elle ſoit, puiſſe faire par ſes forces naturelles, comme de ramper par terre ſans ſe ſervir de ſes pieds ni de ſes mains, de paroître ayant les cheveux hériſſés comme des ſerpens.

Après tout le détail des Exorciſmes, des marques de Poſſeſſion, des demandes & des réponſes de la Poſſédée, M. Pichard rapporte les témoignages autentiques des Théologiens, des Médecins, des Evêques Erric de Lorraine & Charles de Lorraine Evêque de Verdun, de pluſieurs Religieux de tous les Ordres, qui atteſtent ladite Poſſeſſion réelle & véritable, & enfin une lettre du R. P. Cotton Jéſuite, qui certifie la même choſe, ladite lettre dattée du 5 Juin 1621. en réponſe de celle que le Prince Erric de Lorraine lui avoit écrite.

J’ai omis beaucoup de particularités rapportées dans le récit des Exorciſmes, & des preuves de Poſſeſſion de la Demoiſelle de Ranfaing ; je crois en avoir dit aſſez pour convaincre toute perſonne de bonne foi & ſans prévention, que ſa Poſſeſſion eſt auſſi certaine, que ces ſortes de choſes le peuvent être. La choſe s’eſt paſſée à Nancy Capitale de Lorraine, en préſence d’un grand nombre de perſonnes éclairées, de deux de la Maiſon de Lorraine, tous deux Evêques & très-bien inſtruits ; en préſence & par les ordres de Monſeigneur de Porcelets Evêque de Toul, très-éclairé & d’un rare mérite ; de deux Docteurs de Sorbonne appellés exprès pour juger de la réalité de la Poſſeſſion ; en préſence de gens de la Religion prétendue réformée, fort en garde contre ces ſortes de choſes. On a vû à quel point le P. Pithoy a pouſſé la témérité contre la Poſſeſſion dont il s’agit ; il a été réprimé par ſon Evêque Diocéſain & par ſes Supérieurs, qui lui ont impoſé ſilence.

La perſonne de Mademoiſelle Ranfaing eſt reconnue pour une femme d’une vertu, d’une ſageſſe, d’un mérite extraordinaire. On ne peut imaginer aucune cauſe qui l’ait pû porter à feindre une Poſſeſſion, qui lui a cauſé mille douleurs. La ſuite de cette terrible épreuve a été l’établiſſement d’une eſpece d’Ordre Religieux, dont l’Egliſe a reçu beaucoup d’édification, & dont Dieu par ſa providence a ſçû tirer ſa gloire.

M. Nicolas de Harlay Sancy & M. Viardin ſont des perſonnes très-reſpectables par leur mérite perſonnel, par leur capacité, & par leurs grands emplois, le premier ayant été Ambaſſadeur de France à Conſtantinople, & l’autre Réſident du bon Duc Henri en Cour de Rome ; de maniere que je ne crois pas avoir pû donner d’exemple plus propre à perſuader qu’il y a des Poſſeſſions réelles & véritables, que de propoſer celui de Mademoiſelle Ranfaing.

Je ne rapporte pas celui des Religieuſes de Loudun, dont on a porté des jugemens ſi divers, dont la réalité a été révoquée en doute dès le tems même, & qui eſt très-problématique encore aujourd’hui.

Ceux qui ſeront curieux d’en ſçavoir l’Hiſtoire, la trouveront très-bien détaillée dans un Livre que j’ai déja cité, & qui a pour titre : Examen & Diſcuſſion Critique de l’Hiſtoire des Diables de Loudun, &c. par M. de la Ménardaye. A Paris, chez de Bure l’aîné, 1749.


CHAPITRE XXVII.

Objections contre les Obſeſſions & Poſſeſſions
du Démon. Réponſe aux
objections.

ON peut faire pluſieurs objections contre les Obſeſſions & les Poſſeſſions des Démons : rien n’eſt ſujet à de plus grandes difficultés que cette matiere ; mais c’eſt une conduite conſtante & uniforme de la providence, de permettre que les vérités les plus claires & les plus certaines de la Religion demeurent enveloppées de quelques obſcurités ; que les faits les plus conſtans & les plus indubitables ſoient ſujets à des doutes, & à des contradictions ; que les miracles les plus évidens ſoient conteſtés par quelques incrédules, ſur des circonſtances qui leur paroiſſent douteuſes & conteſtables.

Toute la Religion a ſes clartés & ſes obſcurités ; Dieu l’a ainſi permis, afin que les Juſtes ayent de quoi exercer leur foi en croyant, & que les Impies & les Incrédules périſſent dans leur impiété & leur incrédulité volontaire[281] : Ut videntes non videant, & audientes non intelligant. Les plus grands Myſteres du Chriſtianiſme ſont aux uns des ſujets de ſcandale, & aux autres des moyens de ſalut : les uns regardent le Myſtere de la Croix comme une folie, & les autres comme l’ouvrage de la plus ſublime ſageſſe & de la plus admirable puiſſance de Dieu[282] : Verbum Crucis pereuntibus quidem ſtultitia eſt, iis autem qui ſalvi fiunt, Dei virtus eſt.

Pharaon s’endurcit, en voyant les prodiges opérés par Moïſe. Les Magiciens de l’Egypte ſont enfin forcés d’y reconnoître le doigt de Dieu. Les Hébreux à cette vûe prennent confiance en Moïſe & Aaron, & ſe livrent à leur conduite, ſans craindre les dangers auſquels ils vont s’expoſer.

Nous avons déja remarqué, qu’aſſez ſouvent le Démon ſemble agir contre ſes propres intérêts, & détruire ſon propre Empire, en diſant que tout ce qu’on raconte du retour des Ames, des Obſeſſions & Poſſeſſions du Démon, des Sortiléges, de la Magie, de la Sorcellerie, ne ſont que des contes propres à épouvanter les enfans ; que tout cela n’a de réalité que dans les eſprits foibles & prévenus. Que peut-il revenir au Démon de ſoutenir tout cela, & de détruire l’opinion commune des peuples ſur toutes ces choſes ? Si dans tout cela il n’y a que menſonge & illuſion, que gagne-t-il à en détromper le monde ; & s’il y a du vrai, pourquoi décrier ſon ouvrage, & ôter le crédit à ſes ſuppôts & à ſes propres opérations ?

Jeſus-Chriſt dans l’Evangile réfute ceux qui diſoient qu’il chaſſoit les Démons au nom de Belzébud[283] ; il ſoutient que l’accuſation eſt mal fondée, parce qu’il n’étoit pas croyable que Satan détruisît ſon ouvrage & ſon Empire. Le raiſonnement eſt ſans doute ſolide & concluant, ſurtout envers les Juifs, qui croyoient que Jeſus-Chriſt ne différoit des autres Exorciſtes qui chaſſoient les Démons, ſinon en ce qu’il commandoit au Prince des Démons, au lieu que les autres ne commandoient qu’aux Démons ſubalternes. Or dans cette ſuppoſition le Prince des Démons ne pouvoit pas chaſſer ſes ſubalternes, ſans détruire ſon propre Empire, ſans ſe décrier, & ſans perdre de réputation ceux qui agiſſoient que par ſes ordres.

On pourra objecter contre ce raiſonnement, que Jeſus-Chriſt ſuppoſoit comme les Juifs que les Démons qu’il chaſſoit poſſédoient réellement ceux qu’il guériſſoit, de quelque maniere qu’il les guérît ; & par conſéquent que l’Empire des Démons ſubſiſtoit, & dans Belzébud Prince des Démons, & dans les autres Démons qui lui étoient ſubordonnés & qui obéiſſoient à ſes ordres : ainſi ſon Empire n’étoit pas entiérement détruit, en ſuppoſant que Jeſus-Chriſt les chaſſoit au nom de Belzébud ; cette ſubordination au contraire ſuppoſoit cet Empire du Prince des Démons, & le fortifioit.

Mais Jeſus-Chriſt non-ſeulement chaſſoit les Démons par ſon autorité abſolue ſans jamais faire mention de Belzébud : il les chaſſoit malgré eux, & quelquefois ils ſe plaignoient hautement qu’il étoit venu les tourmenter avant le tems[284]. Il n’y avoit ni colluſion entre lui & eux, ni ſubordination pareille à celle que l’on voudroit ſuppoſer entre Belzébud & les autres Démons. Le Seigneur les pourſuivoit, non ſeulement en les chaſſant des corps, mais auſſi en renverſant leurs mauvaiſes maximes, en établiſſant une doctrine & des maximes toutes contraires aux leurs : il faiſoit la guerre à tous les vices, à l’erreur, au menſonge ; il attaquoit le Démon de front par-tout & ſans ménagement : ainſi on ne peut pas dire qu’il l’épargnoit, ou qu’il uſoit de colluſion avec lui.

Si le Diable veut quelquefois faire paſſer pour chimere & pour illuſion tout ce qu’on dit des Apparitions, des Obſeſſions & Poſſeſſions, de la Magie, de la Sorcellerie, & s’il paroît par-là abſolument renverſer ſon regne, juſqu’à nier les effets les plus marqués & les plus ſenſibles de ſa propre puiſſance & de ſa préſence, & les imputer à la foibleſſe de l’eſprit des hommes, & à leur folle prévention, dans cela il n’y a qu’à gagner pour lui : car s’il perſuade ce qu’il avance, ſon Empire n’en ſera que plus ſolidement affermi, puiſqu’on ne l’attaquera plus, qu’on le laiſſera jouir en paix de ſes conquêtes, & que les puiſſances Eccléſiaſtiques & ſéculieres intéreſſées à réprimer les effets de ſa malice & de ſa cruauté, ne ſe mettront plus en peine de lui faire la guerre, & de précautionner les peuples contre ſes ruſes & ſes embûches. Cela fermera la bouche aux Paſteurs, & arrêtera la main des Juges & des Puiſſances ; & le ſimple peuple deviendra le jouet du Démon, qui ne laiſſera pas de continuer à tenter, à perſécuter, à corrompre, à tromper, à faire périr ceux qui ne ſe défieront plus de ſes piéges & de ſa malice. Le monde retombera dans l’état où il étoit ſous le Paganiſme, livré à l’erreur, aux paſſions les plus honteuſes, à nier ou à révoquer en doute les vérités les plus conſtantes & les plus néceſſaires au ſalut.

Moïſe dans l’Ancien Teſtament a bien prévû que le mauvais Eſprit mettroit tout en œuvre pour induire les Iſraélites dans l’erreur & dans le déréglement ; il a prévû qu’il ſuſciteroit du milieu du peuple choiſi des ſéducteurs, qui leur prédiroient des choſes inconnues & futures, leſquelles ſe trouveroient vraies & ſeroient ſuivies de l’effet. Il défend toutefois d’écouter ce Prophete ou ce Devin, s’il veut engager ſes Auditeurs dans l’impiété & dans l’idolâtrie.

Tertullien parlant des preſtiges opérés par les Démons, & de la prévoyance qu’ils ont de certains événemens, dit[285] qu’étant ſpirituels de leur nature[286], ils ſe trouvent en un moment par-tout où ils veulent, & annoncent au loin ce qu’ils y ont vû & appris. On attribue tout cela à la divinité, parce qu’on n’en connoît ni la cauſe ni la maniere : ſouvent auſſi ils ſe vantent d’être la cauſe des événemens qu’ils ne font qu’annoncer ; & il eſt vrai que ſouvent ils ſont auteurs des maux qu’ils prédiſent, mais jamais du bien. Quelquefois ils ſe ſervent des connoiſſances qu’ils ont tirées des prédictions des Prophetes touchant les deſſeins de Dieu, & ils les débitent comme venant d’eux-mêmes. Comme ils ſont répandus dans l’air, ils voient dans les nuës ce qui doit arriver, & prédiſent la pluie qu’ils ont connue avant qu’elle ſe ſoit fait ſentir ſur la terre ; pour les maladies, s’ils les guériſſent, c’eſt qu’ils les ont cauſées : ils preſcrivent des remedes qui ſont ſuivis de l’effet ; & on croit qu’ils ont guéri les maladies, parce qu’ils ne les ont pas continuées : Quia deſinunt lædere, curaſſe creduntur.

Le Démon peut donc prévoir l’avenir & des choſes cachées, & les faire découvrir par ſes ſuppôts : il peut auſſi ſans doute faire des choſes merveilleuſes, & qui paſſent les forces ordinaires & connues de la nature ; mais ce n’eſt jamais que pour nous ſéduire, & nous conduire au déſordre & à l’impiété. Et quand même il ſembleroit porter à la vertu, & à pratiquer des choſes louables & utiles au ſalut, ce ne ſeroit que pour gagner la confiance de ceux qui voudroient l’écouter, les faire enſuite tomber dans quelque malheur, & les engager dans quelque péché de préſomption ou de vanité : car comme c’eſt un eſprit de menſonge & de malice, peu lui importe par quelle voie il nous ſurprenne & établiſſe ſon regne parmi nous.

Mais il s’en faut bien qu’il prévoie toujours l’avenir, ni qu’il réuſſiſſe toujours à nous ſéduire ; Dieu a mis des bornes à ſa malice. Il ſe trompe ſouvent, & ſouvent il uſe de déguiſement & de détours pour ne paroître pas ignorer ce qu’il ignore, ou ne vouloir pas faire ce que Dieu ne lui permet pas de faire : ſon pouvoir eſt toujours borné, & ſes connoiſſances limitées. Souvent auſſi il trompe & ſéduit par malice, parce qu’il eſt le Pere du menſonge[287], mendax eſt & pater ejus. Il trompe les hommes, & ſe réjouit quand il les voit dans l’erreur ; mais pour ne pas perdre ſon crédit parmi ceux qui le conſultent directement ou indirectement, il en fait tomber la faute ſur ceux qui ſe mêlent d’interpréter ſes paroles, ou les ſignes équivoques qu’il a donnés. Par exemple, ſi on le conſulte pour commencer une entrepriſe, ou pour donner un combat, ou pour ſe mettre en voyage, ſi la choſe réuſſit, il s’en attribue la gloire & le ſuccès ; ſi elle ne réuſſit pas, il l’impute aux hommes, qui n’ont pas bien compris le ſens de ſon Oracle, ou aux Aruſpices qui ſe ſont trompés en conſultant les entrailles des animaux immolés, ou le vol des oiſeaux, &c.

On ne doit donc pas être ſurpris de trouver dans la matiere des Apparitions des Anges, des Démons & des Eſprits, tant de contradictions, de doutes & de difficultés. L’homme naturellement aime à ſe diſtinguer du commun, & à s’élever au-deſſus des opinions du peuple ; c’eſt une eſpece de bel air, que de ne ſe pas laiſſer entraîner au torrent, & de vouloir tout approfondir & tout examiner. On ſçait qu’il y a une infinité d’erreurs, de préventions, d’opinions vulgaires, de faux miracles, d’illuſions, de ſéductions dans le monde : on ſçait qu’on attribue au Démon des choſes purement naturelles, ou qu’on raconte mille hiſtoires apocryphes. Il eſt donc juſte de ſe tenir ſur ſes gardes pour n’y être pas trompé. Il eſt très-important pour la Religion de diſtinguer les vrais des faux miracles, les évenemens certains des incertains, les ouvrages du doigt de Dieu, de ceux qui ſont l’ouvrage de l’Eſprit ſéducteur.

Le Démon mêle dans tout ce qu’il fait beaucoup d’illuſions parmi quelques vérités, afin que la difficulté de diſcerner le vrai du faux faſſe prendre le parti qui lui plaît davantage, & que les incrédules ayent toujours dequoi ſe ſoutenir dans leur incrédulité.

Quoique les Apparitions des Eſprits, des Anges, des Démons, & leurs opérations ne ſoient pas peut-être toujours miraculeuſes, cependant comme la plûpart paroiſſent au-deſſus de l’ordre ordinaire de la nature, pluſieurs des perſonnes dont nous venons de parler, ſans ſe donner la peine de les examiner & d’en rechercher les cauſes, les Auteurs & les circonſtances, prennent hardiment le parti de les nier ; c’eſt le plus court, mais non le plus ſenſé, ni le plus raiſonnable : car dans ce qu’on dit ſur ce ſujet, il y a des effets qu’on ne peut raiſonnablement attribuer qu’à la Toute-Puiſſance de Dieu qui agit immédiatement, ou qui fait agir les cauſes ſecondes pour ſa gloire, pour l’avancement de la Religion, & pour la manifeſtation de la vérité ; & d’autres qui portent viſiblement le caractere de l’illuſion, de l’impiété, de la ſéduction, & où il ſemble qu’au lieu du doigt de Dieu, on ne remarque que le caractere de l’Eſprit de tromperie & de menſonge.


CHAPITRE XXVIII.

Suite des Objections contre les Poſſeſſions,
& des Réponſes aux Objections.

NOus liſons dans des écrits publics & imprimés compoſés par des Auteurs Catholiques de nos jours[288], qu’il eſt conſtant par la raiſon que les Poſſeſſions du Démon ſont naturellement impoſſibles, & qu’il n’eſt pas vrai par rapport à nous & à nos idées, que le Démon ait un pouvoir naturel ſur le monde corporel ; que dès qu’on admet dans les volontés créées une puiſſance d’agir ſur les corps, & de les remuer, il eſt impoſſible de lui donner des bornes, & que cette puiſſance eſt véritablement infinie.

Ils ſoutiennent que le Démon ne peut agir ſur nos ames que par voie de ſuggeſtion ; qu’il eſt impoſſible que le Démon ſoit cauſe phyſique du moindre effet extérieur ; que tout ce que dit l’Ecriture des piéges & des ruſes de Satan, ne ſignifie autre choſe que les tentations de la chair & la concupiſcence ; que le Démon pour nous ſéduire n’a beſoin que de ſuggeſtions morales. C’eſt en lui un pouvoir moral, & non un pouvoir phyſique ; en un mot, que le Démon ne peut faire ni bien ni mal ; que c’eſt un néant de puiſſance ; que nous ne ſçavons pas que Dieu ait donné à d’autres eſprits qu’à l’ame de l’homme le pouvoir de mouvoir le corps ; qu’au contraire nous devons préſumer que la ſageſſe de Dieu a voulu que les purs Eſprits n’euſſent avec le corps aucun commerce : ils ſoutiennent de plus que les Payens n’ont jamais connu ce que nous appellons des mauvais Anges & des Démons.

Toutes ces propoſitions ſont certainement contraires à l’Ecriture, au ſentiment des Peres & à la Tradition de l’Egliſe Catholique. Mais ces Meſſieurs ne s’en mettent point en peine ; ils ſoutiennent que les Ecrivains ſacrés ſe ſont ſouvent exprimés ſuivant les opinions de leur tems, ſoit que la néceſſité de ſe faire entendre les ait forcés de s’y conformer, ſoit qu’ils euſſent eux-mêmes adopté ces opinions. Il y a, diſent-ils, plus que de la vraiſemblance que pluſieurs infirmités que les Ecritures ont attribuées au Démon, n’avoient point d’autre cauſe que la nature même ; que dans ces endroits les Auteurs Sacrés ont parlé ſelon les opinions vulgaires : l’erreur de ce langage eſt ſans conſéquence.

Les Prophetes de Saül, & Saül lui-même, ne furent jamais ce qu’on appelle proprement Prophetes ; ils pouvoient être attaqués de quelques-uns de ces maux que les Payens appelloient Sacrés. Il ne faut que ne pas lire en dormant, pour voir que la tentation d’Eve n’eſt qu’une allégorie. Il en eſt de même de la permiſſion que Dieu donna à Satan de tenter Job. Pourquoi vouloir expliquer tout ce Livre de Job littéralement, & comme une hiſtoire véritable, puiſque ſon commencement n’eſt qu’une fiction ? Il n’eſt rien moins que certain que Jeſus-Chriſt ait été tranſporté par le Démon ſur le faîte du Temple.

Les Peres étoient prévenus d’un côté des idées régnantes de la Philoſophie de Pythagore & de Platon ſur l’influence des intelligences moyennes, & de l’autre du langage des Livres Saints, qui pour ſe conformer aux opinions populaires, attribuoient ſouvent au Démon des effets purement naturels. Il faut donc revenir à la doctrine de la raiſon, pour décider de la ſoumiſſion qu’on doit à toutes les autorités de l’Ecriture & des Peres ſur la puiſſance des Démons.

La méthode uniforme des SS. Peres dans l’interprétation de l’Ancien Teſtament eſt une opinion humaine, dont on peut appeller au tribunal de la raiſon. On va juſqu’à dire que les Auteurs ſacrés étoient prévenus de la Métempſycoſe, comme l’Auteur de la Sageſſe, chap. VIII. 19. 20. J’étois un enfant ingénieux, & je reçûs une bonne ame ; & comme j’étois déja bon, je ſuis entré dans un corps non corrompu.

Des perſonnes de ce caractere ne liront pas certainement notre Ouvrage, ou s’ils le liſent, ils le feront avec mépris ou compaſſion. Je ne crois pas qu’il ſoit beſoin de réfuter ici ces paradoxes : M. l’Evêque de Senez l’a fait avec ſon zèle & ſon érudition ordinaire dans une longue Lettre imprimée à Utrecht en 1736. Je ne nie pas que les Ecrivains ſacrés n’ayent quelquefois parlé d’une maniere populaire, & proportionnée au préjugé du peuple. Mais c’eſt outrer les choſes, que de réduire le pouvoir du Démon à ne pouvoir agir ſur nous que par voie de ſuggeſtion ; & c’eſt une préſomption indigne d’un Philoſophe, de décider du pouvoir des Eſprits ſur les corps, n’ayant aucune connoiſſance ni par la révélation, ni par la raiſon ſur l’étendue du pouvoir des Anges & des Démons ſur la matiere & ſur les corps. On peut excéder en leur donnant un pouvoir exceſſif, comme en ne leur en accordant pas aſſez. Or il eſt d’une importance infinie pour la Religion de faire un juſte diſcernement de ce qui eſt naturel ou ſurnaturel dans les opérations des Anges & des Démons, pour ne pas laiſſer les ſimples dans l’erreur, ni les méchans triompher de la vérité, & abuſer de leur propre eſprit & de leurs lumieres, pour rendre douteux ce qui eſt certain, pour ſe tromper eux-mêmes & tromper les autres, en attribuant au hazard ou à l’illuſion des ſens, ou à une vaine prévention, ce qu’on dit des Apparitions des Anges, des Démons & des perſonnes décédées, puiſqu’il eſt certain qu’il y a pluſieurs de ces Apparitions qui ſont très-véritables, quoiqu’il y en ait grand nombre d’autres très-incertaines, & même manifeſtement fauſſes.

Je ne ferai donc point difficulté d’avouer que les miracles mêmes, du moins ce qui en a l’apparence, la prédiction de l’avenir, les mouvemens du corps qui paroiſſent au deſſus des forces ordinaires de la nature, parler & entendre des langues étrangeres & auparavant inconnues, pénétrer les penſées, découvrir des choſes cachées, être élevé en l’air & tranſporté en un moment d’un lieu en un autre, annoncer des vérités, mener une bonne vie à l’extérieur, prêcher Jeſus-Chriſt, décrier la Magie & la Sorcellerie, faire à l’extérieur profeſſion de vertu : j’avouerai ſans peine que tout cela peut ne pas prouver invinciblement que tous ceux qui les opérent ſoient envoyés de Dieu, ni que ces opérations ſoient de vrais miracles ; mais on ne peut raiſonnablement nier que le Démon ne s’en mêle par la permiſſion de Dieu, ou que les Démons ou les Anges n’agiſſent ſur les perſonnes qui font des prodiges, & prédiſent des choſes futures, ou qui pénétrent le fond des cœurs ; ou que Dieu même ne produiſe immédiatement ces effets pat ſa juſtice ou par ſa puiſſance.

Les exemples qu’on a cités, & ceux que l’on pourra citer ci-après, ne prouveront jamais que l’homme puiſſe par lui-même pénétrer les ſentimens d’un autre, ni découvrir ſes penſées.

Les merveilles opérées par les Magiciens de Pharaon n’étoient qu’illuſion ; ils paroiſſoient toutefois de vrais miracles, & paſſoient pour tels aux yeux du Roi d’Egypte & de toute ſa Cour. Balaam fils de Beor étoit un vrai Prophete, quoique de mœurs très-corrompues.

Pomponace écrit que la femme de François Maigret Savetier Mantoüan parloit diverſes langues, & fut guérie par Caldéron Médecin fameux de ſon tems, qui lui donna une potion d’ellébore. Eraſme dit auſſi[289] avoir vû un Italien natif de Spolette, qui parloit fort bien Allemand, quoiqu’il n’eût jamais été en Allemagne. On lui donna une médecine qui lui fit jetter quantité de vers par le fondement, & il fut guéri ſans plus parler Allemand.

Le Loyer dans ſon Livre des Spectres[290] avoue que tout cela lui paroît fort ſuſpect. Il croit plutôt Fernel, un des plus graves Médecins de ſon ſiécle, qui ſoutient[291] que la Médecine n’a pas un tel pouvoir, & en apporte pour exemple l’hiſtoire d’un jeune gentilhomme, fils d’un Chevalier de l’Ordre, qui étant ſaiſi du Démon, ne put être guéri ni par potions ni par médecines, ni par diette, mais qui le fut par les conjurations & les exorciſmes de l’Egliſe.

Quant à la réalité du retour des ames & de leurs Apparitions, la Sorbonne, la plus célébre Ecole de Théologie qui ſoit en France, a toujours crû que les Ames des défunts revenoient quelquefois, ou par l’ordre & la puiſſance de Dieu, ou par ſa permiſſion. Elle l’a ainſi reconnu dans ſes déciſions en l’an 1518. & encore plus poſitivement le 23 Janvier 1724. Nos reſpondemus veſtræ petitioni, animas defunctorum divinitùs, ſeu divinâ virtute, ordinatione aut permiſſione, interdùm ad vivos redire exploratum eſſe. Pluſieurs Juriſconſultes & pluſieurs Compagnies Souveraines ont jugé, que l’Apparition d’un mort dans une maiſon pouvoit faire réſoudre les baux à loyer. On doit compter pour beaucoup d’avoir prouvé à certaines perſonnes qu’il y a un Dieu, dont la providence s’étend ſur toutes choſes paſſées, préſentes & à venir ; qu’il y a une autre vie, des bons & des mauvais Eſprits, des récompenſes pour les bonnes œuvres, & des châtimens après cette vie pour les péchés ; que Jeſus-Chriſt a ruiné le regne de Satan ; qu’il a exercé par lui-même, par ſes Apôtres, & qu’il continue d’exercer par les Miniſtres de ſon Egliſe ſur les Puiſſances infernales un empire abſolu ; que le Démon eſt aujourd’hui enchaîné ; qu’il peut abboyer & menacer, mais ne peut mordre que ceux qui s’en approchent, & ſe livrent volontairement à lui.

On a vû en ces pays-ci une femme qui ſuivoit une bande de charlatans & de bâteleurs, qui étendoit ſes jambes d’une maniere ſi extraordinaire, & élevoit ſes pieds juſqu’à ſa tête en avant & en arriere avec autant de ſoupleſſe, que ſi elle n’eût eu ni nerfs ni jointures. Il n’y avoit en cela rien de ſurnaturel ; elle s’étoit exercée de jeuneſſe à ces mouvemens, & en avoit contracté l’habitude.

S. Auguſtin[292] parle d’un Devin qu’il avoit connu à Carthage, homme ſans Lettres, qui découvroit le ſecret des cœurs, & répondoit à ceux qui le conſultoient ſur des choſes ſecrettes & inconnues. Il l’avoit expérimenté lui-même, & prenoit à témoin S. Alype, Licentius & Trygnius ſes interlocuteurs dans ſon Dialogue contre les Académiciens. Ils avoient comme lui conſulté Albicérius, & avoient admiré la certitude de ſes réponſes. Il en donne pour exemple une cueillere qui avoit été perdue. On lui dit qu’on avoit perdu quelque choſe ; & ſur le champ il répondit ſans héſiter que cette choſe étoit perdue, qu’un tel l’avoit priſe, & l’avoit cachée en tel endroit, ce qui ſe trouva très-véritable.

On lui envoyoit une certaine quantité de piéces d’argent : celui qui en étoit chargé en avoit détourné quelques-unes ; il les lui fit rendre, & reconnut le vol avant qu’on lui eût montré l’argent ; S. Auguſtin étoit préſent. Un homme docte & diſtingué, nommé Flaccianus, voulant acheter un champ, conſulta le Devin, qui lui déclara le nom de la terre qui étoit fort hétéroclite, & lui détailla l’affaire dont il étoit queſtion. Un jeune Etudiant voulant éprouver Albicérius, le pria de lui déclarer ce qu’il avoit dans la penſée : il lui dit qu’il avoit dans l’eſprit un vers de Virgile ; & comme il lui demandoit quel étoit ce vers, il le lui récita ſur le champ, quoiqu’il n’eût jamais étudié la Langue latine.

Cet Albicérius étoit un ſcélérat, comme le dit S. Auguſtin, qui le nomme flagitioſum hominem. La connoiſſance qu’il avoit des choſes cachées n’étoit pas ſans doute un don du Ciel, non plus que l’eſprit de Python qui animoit cette fille des Actes des Apôtres, que S. Paul réduiſit au ſilence[293]. C’étoit donc l’opération du malin Eſprit.

On apporte toutefois & avec raiſon le don des Langues, la connoiſſance de l’avenir, & la pénétration des penſées comme une preuve ſolide de la préſence & de l’inſpiration du S. Eſprit. Mais ſi le Démon peut quelquefois opérer les mêmes choſes, c’eſt pour ſéduire, pour induire à erreur, ou ſimplement pour rendre douteuſes les vraies Prophéties, mais jamais pour conduire à la vérité, à la crainte & à l’amour de Dieu, & à l’édification du prochain. Dieu peut permettre que des hommes corrompus & des ſcélérats, comme Balaam & cet Albicérius, ayent des connoiſſances de l’avenir & des choſes cachées, ou des penſées ſecrettes des hommes ; mais il ne permettra pas que leur vie criminelle demeure inconnue juſqu’à la fin, & devienne une pierre d’achopement pour les ſimples & les gens de bien. La malice de ces hommes hypocrites & corrompus ſe manifeſtera tôt ou tard par quelqu’endroit ; on découvrira enfin leur malice & leur dépravation, qui feront juger ou qu’ils ne ſont inſpirés que du mauvais Eſprit, ou que ſi le S. Eſprit ſe ſert de leur organe pour prédire quelque vérité, comme il a prophétiſé par Balaam & par Caïphe, leurs mœurs & leur conduite décréditeront leurs perſonnes, & obligeront d’uſer de précaution pour diſcerner leurs vraies prédictions de leurs mauvais exemples. On a vû des hypocrites qui ſont morts en réputation de gens de bien, & qui dans le fond étoient des ſcélérats, comme ce Curé Directeur des Religieuſes de Louviers, deſquelles la poſſeſſion a fait tant de bruit.

Jeſus-Chriſt dans l’Evangile nous dit de prendre garde aux loups, qui ſont revêtus de peaux de brebis ; & ailleurs il nous dit qu’il y aura de faux Chriſts & de faux Prophetes, qui prophétiſeront en ſon nom, & qui feront des miracles capables d’induire à erreur même les élûs, s’il étoit poſſible. Mais il nous renvoie à leurs œuvres pour les diſtinguer : A fructibus eorum cognoſcetis eos.

Pour faire l’application de tout ceci aux Poſſédées de Loudun, & à Madame de Ranfaing, même à cette fille dont l’hypocriſie fut découverte par Mademoiſelle Acarie, j’en appelle à leurs œuvres, à leur conduite qui a précédé & qui a ſuivi : A fructibus eorum cognoſcetis eos. Dieu ne permettra point que ceux qui cherchent ſincérement la vérité, y ſoient trompés.

Un bâteleur vous devinera une carte que vous aurez touchée, ou que vous aurez ſeulement déſignée par la penſée ; mais on ſçait qu’il n’y a en cela rien de ſurnaturel, & que cela ſe fait par la combinaiſon des cartes ſelon les regles des Mathématiques. On a vû un ſourd, qui comprenoit ce qu’on lui vouloit dire, en voyant ſeulement le mouvement des lévres de celui qui lui parloit ; il n’y a dans cela pas plus de miracle, que dans ceux qui ſe parlent par ſignes dont ils

ſont convenus.

CHAPITRE XXIX.

Eſprits folets, ou Eſprits familiers.

SI tout ce qu’on raconte des Eſprits folets qui ſe font ſentir dans les maiſons, dans le creux des montagnes, dans les mines, eſt bien aſſuré, on ne peut diſconvenir qu’il ne faille auſſi les mettre au rang des Apparitions du mauvais Eſprit : car quoique pour l’ordinaire ils ne faſſent ni tort ni violence à perſonne, à moins qu’on ne les irrite, ou qu’on ne les outrage de paroles, cependant nous ne liſons point qu’ils portent à craindre ou à aimer Dieu, à la priere, à la piété, aux actes de Religion ; on ſçait qu’ils en témoignent au contraire de l’éloignement : ainſi nous ne feindrons point de les mettre parmi les Eſprits de ténébres.

Je ne remarque pas que les anciens Hébreux ayent connu ce que nous appellons Eſprits folets ou Eſprits familiers qui infeſtent les maiſons, ou qui s’attachent à certaines perſonnes pour les ſervir, les avertir, les garantir des dangers, comme étoit l’Eſprit de Socrate, qui l’avertiſſoit d’éviter certains malheurs. On raconte auſſi quelques autres exemples de gens qui diſoient avoir de pareils Génies attachés à leurs perſonnes.

Les Juifs & les Chrétiens reconnoiſſent que chacun de nous a ſon bon Ange qui le conduit dès ſa jeuneſſe[294]. Pluſieurs Anciens ont crû que nous avions auſſi chacun notre mauvais Ange qui nous porte au mal. Le Pſalmiſte[295] dit clairement, que Dieu a ordonné à ſes Anges de nous conduire dans toutes nos voies. Mais tout cela n’eſt point ce que nous entendons ici ſous le nom d’Eſprits familiers ou d’Eſprits folets.

Les Prophetes en quelques endroits parlent des Faunes, ou des Velus, ou des Satyres, qui ont quelque rapport à nos Eſprits folets.

Iſaïe[296] parlant de l’état où Babylone ſera réduite après ſa deſtruction, dit que les autruches y feront leur demeure, & que les velus, piloſi, les ſatyres, les boucs y danſeront. Et ailleurs le même Prophete dit[297] : occurrent Dæmonia onocentauris, & piloſus clamabit alter ad alterum ; ce que d’habiles Interprétes entendent des ſpectres qui apparoiſſent ſous la forme de boucs. Jérémie les appelle Faunes : dracones cum Faunis ficariis ; les dragons avec les Faunes qui ſe nourriſſent de figues. D’autres traduiſent l’Hébreu par Satyri, ou Lamiæ ; mais ce n’eſt pas ici le lieu de nous étendre ſur la ſignification des termes de l’original : il nous ſuffit de faire voir que dans l’Ecriture, au moins dans la Vulgate, on trouve les noms de Lamies, de Faunes & de Satyres, qui ont quelque rapport aux Eſprits folets.

Caſſien[298] qui avoit beaucoup étudié les vies des Peres du déſert, & qui avoit beaucoup fréquenté les Solitaires d’Egypte, parlant des diverſes ſortes de Démons, reconnoît qu’il y en a que l’on nomme communément Faunes ou Satyres, que les Payens regardoient comme des eſpeces de Divinités champêtres ou bocageres, qui ſe plaiſent non à tourmenter, ni à faire du mal aux hommes, mais à les tromper, les fatiguer, ſe divertir à leurs dépens, & ſe jouer de leur ſimplicité ; quos ſeductores & joculatores eſſe maniſeſtum eſt, cùm nequaquam tormentis eorum, quos prœtereuntes potuerint decipere, oblectentur, ſed de riſu tantummodò & illuſione contenti, fatigare potiùs ſtudeant, quàm nocere.

Pline[299] le jeune avoit un affranchi nommé Marc, homme lettré, qui couchoit dans un même lit avec ſon frere plus jeune que lui. Il lui ſembla voir une perſonne aſſiſe ſur le même lit, qui lui coupoit les cheveux du haut de la tête ; à ſon réveil il ſe trouva raſé, & ſes cheveux jettés par terre au milieu de la chambre. Peu de tems après la même choſe arriva à un jeune garçon qui dormoit avec pluſieurs autres dans une penſion : celui-ci vit entrer par la fenêtre deux hommes vêtus de blanc qui lui couperent les cheveux comme il dormoit, puis ſortirent de même par la fenêtre ; à ſon réveil il trouva ſes cheveux répandus ſur le plancher. A quoi attribuer tout cela, ſinon à un Folet ?

Plotin[300] Philoſophe Platonicien avoit, dit-on, un Démon familier qui lui obéiſſoit dès qu’il l’appelloit, & qui étoit d’une nature ſupérieure aux Génies ordinaires ; il étoit de l’ordre des Dieux, & Plotin avoit une attention continuelle à ce divin Gardien. C’eſt ce qui lui fit entreprendre un ouvrage ſur le Démon, que chacun de nous a en partage. Il tâche d’y expliquer les différences des Génies qui veillent ſur les hommes.

Trithême dans ſa Chronique d’Hirſauge[301] ſous l’an 1130. raconte qu’au Diocèſe d’Hildesheim en Saxe, on vit aſſez longtems un Eſprit qu’ils appelloient en Allemand Heidekind, comme qui diroit Génie champêtre : Heide ſignifie vaſte campagne, Kind enfant. Il apparoiſſoit tantôt ſous une forme, tantôt ſous une autre ; & quelquefois ſans apparoître, il faiſoit pluſieurs choſes qui prouvoient, & ſa préſence, & ſon pouvoir. Il ſe méloit quelquefois de donner des avis importans aux Puiſſances : ſouvent on l’a vû dans la cuiſine de l’Evêque aider les Cuiſiniers, & faire divers ouvrages.

Un jeune garçon de cuiſine qui s’étoit familiariſé avec lui, lui ayant ſait quelques inſultes, il en avertit le chef de cuiſine, qui n’en tint compte ; mais l’Eſprit s’en vengea cruellement : ce jeune garçon s’étant endormi dans la cuiſine, l’Eſprit l’étouffa, le mit en piéces & le fit cuire. Il pouſſa encore plus loin ſa fureur contre les Officiers de la cuiſine & les autres Officiers du Prince. La choſe alla ſi loin, qu’on fut obligé de procéder contre lui par Cenſures, & de le contraindre par les Exorciſmes de ſortir du pays.

Je trois pouvoir mettre au nombre des Folets les Eſprits qui ſe voient, dit-on, dans les mines & dans le creux des montagnes. Ils paroiſſent vêtus comme les Mineurs, courent çà & là, s’empreſſent comme pour travailler & chercher le minérai, l’aſſemblent en monceaux, le tirant dehors, tournant la roue de la grue : ils ſemblent ſe donner de grands mouvemens pour aider les ouvriers, & toutefois ne font rien.

Ces Eſprits ne ſont pas malfaiſans, à moins qu’on ne les inſulte, & qu’on ne ſe moque d’eux : car alors ils ſe mettent de mauvaiſe humeur, ils jettent quelque choſe à ceux qui les outragent. Un de ces Génies qui avoit été injurié & envoyé au gibet par un mineur, lui tordit le col, & lui mit la tête par derriere. Le mineur n’en mourut point ; mais il demeura toute ſa vie ayant le col renverſé & tordu.

George Agricola[302] qui a ſçavamment traité la matiere des mines, des métaux, & de la maniere de les tirer des entrailles de la terre, reconnoît deux ou trois ſortes d’Eſprits qui apparoiſſent dans les mines : les uns ſont fort petits, & reſſemblent à des Nains ou des Pygmées ; les autres ſont comme des vieillards recourbés & vêtus comme des mineurs, ayant la chemiſe retrouſſée, & un tablier de cuir autour des reins : d’autres font ou ſemblent faire ce qu’ils voient faire aux autres, ſont fort gais, ne font mal à perſonne ; mais de tous leurs travaux il ne réſulte rien de réel.

En d’autres mines on voit des Eſprits dangereux qui maltraitent les ouvriers, les chaſſent, les tuent quelquefois, & les contraignent d’abandonner des mines très-riches & très-abondantes. Par exemple, à Anneberg, dans une mine appellée Couronne de Roſe, un Eſprit en forme de cheval fougueux & ronflant tua douze mineurs, & obligea les entrepreneurs d’abandonner cette entrepriſe, quoique d’un très-grand rapport. Dans une autre nommée S. Grégori en Siveberg, il parut un Eſprit ayant la tête couverte d’un chaperon noir qui ſaiſit un mineur, l’éleva fort haut, puis le laiſſa tomber, & le bleſſa conſidérablement.

Olaus Magnus[303] dit que dans la Suéde & dans les pays ſeptentrionaux on voyoit autrefois des Eſprits familiers, qui ſous la forme d’hommes ou de femmes ſervoient des particuliers. Il parle de certaines Nymphes qui ont leur demeure dans des antres, & dans le plus profond des forêts, & qui annoncent les choſes futures : les unes ſont bonnes, les autres mauvaiſes ; elles apparoiſſent & parlent à ceux qui les conſultent. Les Voyageurs & les bergers voient auſſi ſouvent pendant la nuit divers fantômes qui brûlent tellement l’endroit où ils paroiſſent, qu’on n’y voit plus croître ni herbe ni verdure.

Que les peuples de Fionie avant leur converſion au Chriſtianiſme vendoient les vents aux matelots, en leur donnant un cordon avec trois nœuds, & les avertiſſant qu’en dénouant le premier nœud, ils auroient un vent doux & favorable, au ſecond nœud un vent plus véhément, & au troiſiéme nœud un vent impétueux & dangereux. Il dit de plus, que les Bothniens frappant ſur une enclume à grands coups de marteau, ſur une grenouille ou un ſerpent d’airain, tombent évanouis, & pendant cet évanouiſſement apprennent ce qui ſe paſſe en des lieux fort éloignés.

Mais tout cela regarde plutôt la Magie que les Eſprits familiers ; & ſi ce qu’on dit ſur tout cela eſt vrai, on doit l’attribuer au mauvais Eſprit.

Le même Olaus Magnus[304] dit qu’on voit dans les mines, ſur-tout dans celles d’argent, où il y a un plus grand profit à eſpérer, ſix ſortes de Démons, qui ſous diverſes formes travaillent à caſſer les rochers, à tirer les ſeaux, à tourner les roues, qui éclatent quelquefois de rire, & font diverſes ſingeries ; mais que tout cela n’eſt que pour tromper les mineurs qu’ils écraſent ſous les rochers, ou qu’ils expoſent aux plus éminens dangers pour leur faire proférer des blaſphêmes ou des juremens contre Dieu. Il y a pluſieurs mines très-riches qu’on a été obligé d’abandonner par la crainte de ces dangereux Eſprits.

Malgré tout ce que nous venons de rapporter, je doute beaucoup qu’il y ait des Eſprits dans le creux des montagnes & dans les mines : j’ai interrogé ſur cela des gens du métier, & des mineurs de profeſſion, qui ſont en aſſez grand nombre dans nos montagnes de Vôge, & qui m’ont aſſuré que tout ce qu’on raconte ſur cela étoit fabuleux ; que ſi quelquefois on y apperçoit des Eſprits folets ou des figures groteſques, il faut les attribuer à une imagination échauffée & prévenue ; ou que la choſe eſt ſi rare, qu’elle ne doit pas être rapportée comme commune & ordinaire.

Un nouveau Voyageur des pays Septentrionaux, imprimé à Amſterdam en 1708. dit que les peuples d’Iſlande ſont preſque tous Sorciers ; qu’ils ont des Démons familiers qu’ils nomment Troles, qui les ſervent comme des valets, qui les avertiſſent des accidens ou des maladies qui leur doivent arriver : ils les réveillent pour aller à la pêche quand il y fait bon, & s’ils y vont ſans l’avis de ces Génies, ils ne réuſſiſſent pas. Il y en a parmi ces peuples qui évoquent les morts, & les font voir à ceux qui veulent les conſulter : ils font auſſi paroître les abſens loin des lieux de leurs demeures.

Le P. Vadingue rapporte d’après une ancienne Légende manuſcrite, qu’une Dame nommée Lupa avoit eu pendant 13 ans un Démon familier qui lui ſervoit de femme de chambre, & qui la portoit à beaucoup de déſordres ſecrets, & à traiter inhumainement ſes Sujets. Dieu lui fit la grace de reconnoître ſa faute, & d’en faire pénitence, par l’interceſſion de S. François d’Aſſiſe & de S. Antoine de Padoue, en qui elle avoit toujours eu une dévotion particuliere.

Cardan parle d’un Démon barbu de Niphus, qui lui faiſoit des leçons de Philoſophie.

Agrippa avoit un Démon qui le ſervoit en forme de chien. Ce chien, dit Paul-Jove, voyant ſon maître prêt à expirer, ſe précipita dans le Rhône.

On parle beaucoup de certains Eſprits[305] qu’on tient enfermés dans certains anneaux que l’on achete, que l’on vend, que l’on troque. On parle auſſi d’un anneau de criſtal, dans lequel le Démon faiſoit voir ce que l’on déſiroit.

On vante ces miroirs enchantés[306] où des enfans voient la figure d’un voleur que l’on cherche : d’autres le verront dans leurs ongles ; ce qui ne peut être que preſtiges diaboliques.

Le Loyer raconte[307] que dans le tems qu’il étudioit en Droit à Toulouſe, il étoit logé aſſez près d’une maiſon où un Folet ne ceſſoit toute la nuit de tirer de l’eau d’un puits en faiſant crier la poulie. D’autrefois il ſembloit tirer ſur les dégrés quelque choſe de peſant ; mais il n’entroit dans les chambres que très-rarement, & à petit bruit.


CHAPITRE XXX.

Autres exemples d’Eſprits folets.

JAi reçû le 25 Août 1746. une lettre d’un fort honnête homme Curé de la Paroiſſe de Walsche, village ſitué dans les montagnes de Vôge, au Comté de Dabo ou Daſbourg dans la baſſe Alſace, Diocèſe de Metz. Par cette lettre il me dit que le 10 Juin 1740. à huit heures du matin, lui étant dans ſa cuiſine avec ſa niece & ſa ſervante, il vit tout à coup un pot de fer qui fut mis à terre & y fit 3 ou 4 tours, ſans qu’il y eût perſonne qui le mit en mouvement. Un moment après une pierre d’environ une livre peſant fut jettée de la chambre voiſine dans la même cuiſine en préſence des mêmes perſonnes, ſans qu’on vît la main qui la jettoit. Le lendemain à neuf heures du matin quelques carreaux de vîtres furent caſſés, & quelques pierres furent jettées à travers ces carreaux avec une dextérité qui parut ſurnaturelle. L’Eſprit ne fit jamais de mal à perſonne, & ne fit rien que pendant le jour, & jamais la nuit. Le Curé employa les prieres marquées dans le Rituel pour bénir ſa maiſon, & depuis ce tems-là le Génie ne briſa plus de vîtres ; mais il continua à jetter des pierres ſur les gens du Curé, ſans toutefois les bleſſer. Si l’on apportoit de l’eau de la fontaine, il jettoit des pierres dans le ſeau ; il ſe mit enſuite à ſervir dans la cuiſine. Un jour comme la ſervante plantoit des choux au jardin, le Génie les arrachoit à meſure, & les mettoit en monceaux : la ſervante eut beau tempêter, menacer, jurer à l’Allemande ; le Génie continua ſes badineries.

Un jour qu’on avoit bêché & préparé un carreau au jardin, on trouva la bêche enfoncée de deux pieds en terre, ſans qu’on vît aucun veſtige de celui qui l’avoit ainſi fichée en terre ; on remarqua ſur la bêche un ruban, & au côté de la bêche deux pieces de deux ſols, que la ſervante avoit ſerrées la veille dans une petite boëte. Quelquefois il prenoit plaiſir à déplacer la vaiſſelle de fayence & d’étain, & à la ranger en rond dans la cuiſine, ou dans le porche, ou même dans le cimetiere, & toujours en plein jour. Un jour il remplit un pot de fer d’herbes ſauvages, de ſon, de feuilles d’arbres, & y ayant mis de l’eau, le porta au jardin dans l’allée : une autre fois il le ſuſpendit au cramail ſur le feu. La ſervante ayant caſſé deux œufs dans un petit plat pour le ſouper du Curé, le Génie y en caſſa deux autres en ſa préſence, la ſervante ayant ſeulement tourné le dos pour y mettre du ſel. Le Curé étant allé dire la Meſſe, il trouva au retour toute ſa vaiſſelle, ſes meubles, ſon linge, pain, lait & autres choſes répandues dans la maiſon.

Quelquefois il formoit ſur le pavé des cercles, tantôt avec des pierres, tantôt avec du blé ou des feuilles, & dans un moment aux yeux des aſſiſtans tout cela étoit renverſé & dérangé. Fatigué de tout ce manége, le Curé fit venir le Maire du lieu, & lui dit qu’il étoit réſolu de quitter la maiſon Curiale. Dans ces entrefaites arriva la niece du Curé, qui leur dit que le Génie avoit arraché les choux du jardin, & avoit mis de l’argent dans Un trou en terre. On y alla, & on trouva la choſe comme elle l’avoit dite. On ramaſſa l’argent, qui étoit celui que le Curé avoit mis dans ſon poële en un lieu non enfermé ; & un moment après on le trouva de nouveau avec des liards deux à deux répandus dans ſa cuiſine.

Les Agens du Comte de Linange étant arrivés à Walsche, allerent chez le Curé, & lui perſuaderent que tout cela étoit l’effet d’une Sorcellerie : ils lui dirent de prendre deux piſtolets, & de les tirer à l’endroit où il remarqueroit quelques mouvemens. Le Génie jetta en même tems de la poche d’un de ces Officiers deux pieces d’argent ; & depuis ce tems il ne ſe fit plus ſentir dans la maiſon.

Cette circonſtance de deux piſtolets qui terminerent la ſcène de l’Eſprit folet qui inquiétoit le bon Curé, lui fit croire, que ce lutin n’étoit autre qu’un certain mauvais Paroiſſien que le Curé avoit été obligé de faire ſortir de ſa Paroiſſe, & qui pour ſe venger avoit fait dans la maiſon Curiale tout ce que nous venons de voir. Si cela eſt, il s’étoit donc rendu inviſible, ou il avoit eu le crédit d’envoyer en ſa place un Génie familier, qui intrigua le Curé pendant quelques ſemaines ; mais s’il n’étoit point en corps dans cette maiſon, qu’avoit-il à craindre des coups de piſtolet qu’on auroit pû tirer ſur lui ? & s’il y étoit en corps, comment pouvoit-il ſe rendre inviſible ?

On m’a raconté pluſieurs fois, qu’un Religieux de l’ordre de Citeaux avoit un Génie familier qui le ſervoit, accommodoit ſa chambre, & préparoit toutes choſes lorſqu’il devoit revenir de campagne. On y étoit ſi accoutumé, qu’on l’attendoit à ces marques, & qu’il arrivoit en effet. On aſſure d’un autre Religieux du même Ordre, qu’il avoit un Eſprit familier qui l’avertiſſoit, non-ſeulement de ce qui ſe paſſoit dans la maifon, mais auſſi de ce qui arrivoit au-dehors ; & qu’un jour il fut éveillé par trois ſois, & averti que des Religieux s’étoient pris querelle, & étoient prêts à en venir aux mains : il y accourut & les arrêta.

Saint Sulpice Sévere[308] raconte, que Saint Martin avoit ſouvent des entretiens avec la Sainte Vierge & d’autres Saints, & même avec les Démons & les faux Dieux du Paganiſme ; il leur parloit, & apprenoit d’eux pluſieurs choſes cachées. Un jour qu’on tenoit un Concile à Nîme, où il n’avoit pas jugé à propos de ſe trouver, mais dont il vouloit ſçavoir les réſolutions, comme il étoit dans un bateau avec Sulpice Sévere, mais à l’écart, comme à ſon ordinaire, un Ange lui apparut, & lui apprit ce qui s’étoit paſſé dans cette aſſemblée d’Evêques. On s’informa du jour & de l’heure auſquels le Concile s’étoit tenu, & on trouva que c’étoit à la même heure que l’Ange avoit apparu à Martin.

On nous a raconté plus d’une fois, qu’à Paris dans un Séminaire il y avoit un jeune Eccléſiaſtique, qui avoit un Génie qui le ſervoit, lui parloit, arrangeoit ſa chambre & ſes habits. Un jour le Supérieur paſſant devant la chambre de ce Séminariſte, l’entendit qui parloit avec quelqu’un ; il entra, & demanda avec qui il s’entretenoit : le jeune homme ſoutint qu’il n’y avoit perſonne dans ſa chambre, & en effet le Supérieur n’y vit & n’y découvrit perſonne ; cependant comme il avoit oui leur entretien, le jeune homme lui avoua qu’il avoit depuis quelques années un Génie familier, qui lui rendoit tous les ſervices qu’auroit pû faire un domeſtique, & qui lui avoit promis de grands avantages dans l’Etat Eccléſiaſtique. Le Supérieur le preſſa de lui donner des preuves de ce qu’il diſoit : il commanda au Génie de préſenter une chaiſe au Supérieur ; le Génie obéit. L’on donna avis de la choſe à Monſeigneur l’Archevêque, qui ne jugea pas à propos de la faire éclater. On renvoya le jeune Clerc, & on enſévelit dans le ſilence cette avanture ſi ſinguliere.

Bodin[309] parle d’une perſonne de ſa connoiſſance, qui étoit encore en vie lorſqu’il écrivoit ; c’étoit en 1588. Cette perſonne avoit un Eſprit familier, qui depuis l’âge de 37 ans lui donnoit de bons avis ſur ſa conduite, tantôt pour la corriger de ſes défauts, tantôt pour lui faire pratiquer la vertu, ou pour lui aider à réſoudre les difficultés qu’elle rencontroit dans la lecture des livres ſaints, ou lui donner de bons conſeils ſur ſes propres affaires. Ordinairement il frappoit à ſa porte à trois ou quatre heures du matin pour l’éveiller ; & comme cette perſonne ſe défioit de tout cela, craignant que ce ne fût un mauvais Ange, l’Eſprit ſe fit voir à lui en plein jour, frappant doucement ſur un bocal de verre, puis ſur un banc. Lorſqu’il vouloit faire quelque choſe de bon & d’utile, l’Eſprit lui touchoit l’oreille droite ; mais s’il étoit queſtion d’une choſe mauvaiſe & dangereuſe, il lui touchoit l’oreille gauche, de ſorte que depuis ce tems-là il ne lui étoit rien arrivé, dont il n’eût été averti auparavant. Quelquefois il a entendu ſa voix ; & un jour qu’il ſe trouva en un danger éminent de ſa vie, il vit ſon Génie ſous la forme d’un enfant d’une beauté extraordinaire, qui l’en garantit.

Guillaume Evêque de Paris[310] dit qu’il a connu un Baladin, qui avoit un Eſprit familier qui jouoit & badinoit avec lui, & qui l’empêchoit de dormir, jettant quelque choſe contre la muraille, tirant les couvertures du lit, ou l’en tirant lui-même lorſqu’il étoit couché. Nous ſçavons par le rapport d’une perſonne fort ſenſée, qu’il lui eſt arrivé en campagne & en plein jour de ſe ſentir tirer le manteau & les bottes, & jetter à bas le chapeau ; puis d’entendre des éclats de rire, & la voix d’une perſonne décédée & bien connue, qui ſembloit s’en réjouir.

On ne peut guère attribuer qu’à des Eſprits familiers la découverte des choſes cachées, qui ſe ſait en ſonge ou autrement. Un homme qui ne ſçavoit pas un mot de Grec vint trouver M. de Saumaiſe le pere, qui étoit Conſeiller au Parlement de Dijon, & lui montra ces mots qu’il avoit ouis la nuit en dormant, & qu’il avoit écrits en caracteres François à ſon réveil : Apithi ouc oſphrainé tén ſén apſychian. Il lui demanda ce que cela vouloit dire. M. de Saumaiſe lui dit : Sauve-toi ; ne ſens-tu pas la mort qui te menace ? Sur cet avis l’homme déménagea & quitta ſa maiſon, qui écroula la nuit ſuivante[311].

On raconte la même Hiſtoire un peu différemment dans un Auteur nouveau, qui dit que la choſe arriva à Paris[312] ; que le Génie parla Syriaque, & que M. de Saumaiſe conſulté répondit que ce qu’on avoit oui ſignifioit : Sors de ta maiſon : car elle tombera en ruine aujourd’hui à neuf heures du ſoir. Il n’eſt que trop ordinaire dans le récit de ces ſortes d’hiſtoires d’y ajouter quelques circonſtances pour les embellir.

Gaſſendy dans la vie de M. Peireſch raconte, que M. Peireſch allant un jour à Nîmes avec un de ſes amis nommé M.

Rainier, celui-ci ayant oui la nuit Peireſch qui parloit en dormant, l’éveilla, & lui demanda ce qu’il diſoit. Peireſch lui dit : je ſongeois qu’étant à Nîmes, un Orfévre m’avoit préſenté une Médaille de Jules-Céſar, qu’il me faiſoit quatre écus ; & comme j’allois lui compter ſon argent, vous m’avez éveillé à mon grand regret. Ils arriverent à Nîmes, & allant par la Ville, Peireſch reconnut l’Orfévre qu’il avoit vû en ſonge ; & lui ayant demandé s’il n’avoit rien de curieux, il lui dit qu’il avoit une Médaille d’or de Jules-Céſar. Peireſch lui demanda combien il l’eſtimoit ; il répondit quatre écus : Peireſch les lui compta, & fut ravi de voir ſon ſonge ſi heureuſement accompli.

En voici une beaucoup plus ſinguliere que les précédentes, quoiqu’à peu près dans le même goût[313]. Un Sçavant de Dijon après s’être fatigué tout le jour ſur un endroit important d’un Poëte Grec ſans y pouvoir rien comprendre, ſe couche tout rempli de ſa difficulté. Durant ſon ſommeil ſon Génie le tranſporte en eſprit à Stockolm, l’introduit dans le Palais de la Reine Chriſtine, le conduit dans la Bibliothéque, & lui montre un petit volume, qui étoit préciſément celui qu’il cherchoit : il l’ouvre, & y lit dix ou douze vers Grecs, qui levoient abſolument la difficulté qui l’avoit arrêté ſi longtems ; il s’éveille, & met ſur le papier les vers qu’il a vûs à Stockholm. Le lendemain il écrit à M. Descartes qui étoit alors en Suede, & le prie de voir dans tel endroit & dans un tel tremeau de la Bibliothéque, ſi le livre dont il lui envoie la deſcription s’y trouve, & ſi les vers Grecs qu’il lui envoie s’y liſent.

M. Descartes lui répondit, qu’il avoit trouvé le livre en queſtion, & les vers qu’il lui avoit envoyés à l’endroit par lui indiqué ; qu’un de ſes amis lui avoit promis un exemplaire de cet ouvrage ; & qu’il le lui enverroit par la premiere commodité.

Nous avons déja dit un mot de l’Eſprit ou du Génie familier de Socrate, qui l’empêchoit de faire certaines choſes, mais ne le portoit pas à en faire d’autres. On aſſure[314] qu’après la défaite de l’armée Athénienne commandée par le Général Lachès, Socrate fuyant comme les autres avec ce Général Athénien, & étant arrivé à un lieu où aboutiſſoient pluſieurs chemins différens, Socrate ne voulut pas ſuivre la route que tenoient les autres fuyards : on lui en demanda la raiſon ; il répondit que ſon Génie l’en détournoit. L’évenement juſtifia ſa prévoyance. Tous ceux qui avoient ſuivi un autre chemin que Socrate, furent ou tués, au faits priſonniers par la Cavalerie ennemie.

Il y a lieu de douter ſi les Eſprits folets dont on raconte tant de choſes, ſont de bons ou de mauvais Eſprits : car la foi de l’Egliſe n’admet rien entre ces deux ſortes de Génies. Tout ce qui eſt Génie eſt bon ou mauvais ; mais comme il y a dans le Ciel pluſieurs demeures, comme le dit l’Evangile[315], qu’il y a parmi les bienheureux divers dégrés de gloire différens les uns des autres ; ainſi on peut croire qu’il y a dans l’Enfer divers dégrés de peines & de ſupplices pour les damnés & pour les Démons.

Mais ne ſont-ce pas plutôt des Magiciens qui ſe rendent inviſibles & qui ſe divertiſſent à inquiéter les vivans ? Pourquoi s’attachent-ils à certains lieux & à certaines perſonnes plutôt qu’à d’autres ? Pourquoi ne ſe font-ils ſentir que pendant quelque eſpace de tems ſouvent aſſez court ?

J’en conclurais volontiers, que ce qu’on en dit n’eſt qu’imagination & prévention ; mais on a tant d’expériences de leur réalité par les diſcours qu’ils ont tenus, & par les actions qu’ils ont faites en préſence de pluſieurs perſonnes ſages & éclairées, que je ne puis me perſuader que parmi le grand nombre d’hiſtoires qu’on en raconte, il n’y en ait au moins quelques-unes de vraies.

Il eſt remarquable que ces Folets ne portent jamais au bien, à la priere, à la piété, à l’amour de Dieu, ni aux actions ſaintes & ſérieuſes. S’ils ne font pas d’autre mal, ils laiſſent de fâcheux doutes ſur la créance des ſupplices des damnés, ſur l’efficace de la priere & des Exorciſmes : s’ils ne font pas de mal aux hommes, aux animaux, aux lieux où ils ſe font ſentir, c’eſt que Dieu met des bornes à leur malice & à leur pouvoir. Le Démon a mille manieres de nous tromper. Tous ceux à qui ces Génies s’attachent, les ont en horreur, s’en défient, les craignent ; & il eſt rare que ces Démons familiers ne les conduiſent à une dangereuſe fin, à moins qu’ils ne s’en délivrent par des actes ſérieux de religion & de pénitence.

Voici une Hiſtoire d’un Eſprit, dont je ne doute non plus que ſi j’en avois été témoin, dit celui qui me l’a écrite. Le Comte Deſpilliers le pere étant jeune, & Capitaine des Cuiraſſiers, ſe trouva en quartier d’hiver en Flandre. Un de ſes Cavaliers vint un jour le prier de le changer d’Hôte, diſant que toutes les nuits il revenoit dans ſa chambre un Eſprit qui ne le laiſſoit pas dormir. Le Comte Deſpilliers renvoya ſon Cavalier, & ſe mocqua de ſa ſimplicité. Quelques jours après le même Cavalier vint lui faire la même priere ; & le Capitaine pour toute réponſe voulut lui décharger une volée de coups de baton, qu’il n’évita que par une prompte fuite. Enfin il revint une troiſiéme fois à la charge, & proteſta à ſon Capitaine qu’il ne pouvoit plus réſiſter, & qu’il ſeroit obligé de déſerter, ſi on ne le changeoit de logis. Deſpilliers qui connoiſſoit le Cavalier pour brave ſoldat & fort raiſonnable, lui dit en jurant : je veux aller cette nuit coucher avec toi, & voir ce qui en eſt.

Sur les dix heures du ſoir le Capitaine ſe rend au logis de ſon Cavalier, & ayant mis ſes piſtolets en bon état ſur la table, ſe couche tout vêtu, ſon épée à côté de lui, près de ſon ſoldat dans un lit ſans rideaux. Vers minuit il entend quelque choſe qui entre dans la chambre, & qui en un inſtant met le lit ſans deſſus deſſous, & enferme le Capitaine & le ſoldat ſous le matelas & la paillaſſe. Deſpilliers eut toutes les peines du monde à ſe dégager, & à retrouver ſon épée & ſes piſtolets, & s’en retourna chez lui fort confus. Le Cavalier fut changé de logis dès le lendemain, & dormit tranquillement chez un nouvel Hôte.

M. Deſpilliers racontoit cette avanture à qui vouloit l’entendre ; c’étoit un homme intrépide, & qui n’avoit jamais ſçû ce que c’étoit que de reculer. Il eſt mort Maréchal de Camp des Armées de l’Empereur Charles VI & Gouverneur de la Fortereſſe de Ségedin. M. ſon fils m’a confirmé depuis peu la même avanture, comme l’ayant appriſe de ſon pere.

Celui qui m’écrit ajoûte : je ne doute pas qu’il ne revienne quelquefois des Eſprits ; mais je me ſuis trouvé en bien des endroits où l’on diſoit qu’il en revenoit, j’ai même eſſayé pluſieurs fois d’en voir, je n’en ai jamais vû. Je me trouvai une fois avec plus de quatre mille perſonnes, qui toutes diſoient voir l’Eſprit ; j’étois le ſeul de l’aſſemblée qui ne vît rien ; s’eſt ce que m’écrit un très-honnête Officier cette année 1745. dans la même Lettre où il raconte l’affaire de M. Deſpilliers.

CHAPITRE XXXI.

Eſprits qui gardent les tréſors.

TOut le monde reconnoît qu’il y a une infinité de richeſſes enfouies ſous la terre, ou perdues ſous les eaux par des naufrages ; on s’imagine que le Démon qu’on regarde comme le Dieu des richeſſes, le Dieu Mammon, le Pluton des Payens, eſt le dépoſitaire ou du moins le Gardien de ces tréſors. Il diſoit à Jeſus-Chriſt[316] lorſqu’il le tenta dans le déſert, en lui montrant les royaumes du monde & toute leur gloire : je vous donnerai tout cela, ſi vous voulez m’adorer. Nous ſçavons auſſi que les Anciens enterroient aſſez ſouvent de grands tréſors dans les tombeaux des morts, ſoit afin que ces morts puſſent s’en ſervir dans l’autre vie, ou que leurs ames les gardaſſent dans ces lieux ténébreux. Job ſemble faire alluſion à cet ancien uſage, lorſqu’il dit[317] : plût à Dieu que je ne fuſſe pas né : je dormirois maintenant avec les Rois & les Grands de la terre, qui ſe ſont bâti des ſolitudes ; comme ceux qui cherchent un tréſor, & qui ſont ravis lorſqu’ils ont trouvé un tombeau ; ſans doute parce qu’ils eſperent d’y trouver de grandes richeſſes.

Il y avoit dans le tombeau de Cyrus des choſes fort précieuſes. Sémiramis avoit fait graver ſur ſon Mauſolée qu’il contenoit de grandes richeſſes. Joſeph[318] raconte que Salomon mit dans le tombeau de David ſon pere de grands tréſors ; que le Grand-Prêtre Hircan étant aſſiégé dans Jéruſalem par le Roi Antiochus, en tira trois mille talens. Il dit de plus, que pluſieurs années après Hérode le Grand ayant fait fouiller dans ce tombeau, en tira encore de groſſes ſommes. On voit pluſieurs loix contre ceux qui violoient les ſépulcres pour en tirer ce qui y étoit de précieux. L’Empereur Marcien[319] défendit d’enfouir des richeſſes dans les tombeaux.

Si l’on en a mis dans les Mauſolées des gens de bien & des ſaints perſonnages, & ſi l’on en a trouvé ſur l’indication des bons Eſprits de gens décédés dans la foi & dans la grace de Dieu, on ne peut pas en conclure que tous les tréſors cachés ſoient au pouvoir du Démon, & que lui ſeul en ait connoiſſance ; les bons Anges les connoiſſent, & les Saints en peuvent être gardiens beaucoup plus fideles que les Démons, qui d’ordinaire n’ont pas le pouvoir d’enrichir, ni de délivrer des horreurs de la pauvreté, des ſupplices & de la mort même, ceux qui ſe ſont livrés à eux pour en recevoir quelque récompenſe.

Mélanchton raconte[320] que le Démon enſeigna à un Prêtre le lieu d’un tréſor caché. Le Prêtre accompagné d’un de ſes amis alla à l’endroit marqué ; ils y virent un chien noir couché ſur un coffre. Le Prêtre étant entré pour tirer le tréſor, fut écraſé & étouffé par les ruines de la caverne.

M. Remy[321] dans ſa Démonolatrie parle de pluſieurs perſonnes qu’il a ouies en jugement en ſa qualité de Lieutenant-Général de Lorraine, dans le tems où ce pays fourmilloit de Sorciers & de Sorcieres : ceux d’entr’eux qui croyoient avoir reçû de l’argent du Démon, ne trouvoient dans leurs bourſes que des morceaux de pots caſſés & des charbons, ou des feuilles d’arbres, ou d’autres choſes auſſi viles & auſſi mépriſables.

Le R. P. Abram Jéſuite, dans ſon Hiſtoire manuſcrite de l’Univerſité de Pont-à-Mouſſon, rapporte qu’un jeune garçon de bonne famille, mais peu accommodé, ſe mit d’abord à ſervir dans l’armée parmi les Goujats & les Valets : de-là ſes parens le mirent aux Ecoles ; mais ne s’accommodant pas de l’aſſujettiſſement que demandent les études, il les quitta, réſolu de retourner à ſon premier genre de vie. En chemin il eut à ſa rencontre un homme vêtu d’un habit de ſoie, mais de mauvaiſe mine, noir & hideux, qui lui demanda où il alloit, & pourquoi il avoit l’air ſi triſte : je ſuis, lui dit cet homme, en état de vous mettre à votre aiſe, ſi vous voulez vous donner à moi.

Le jeune homme croyant qu’il vouloit l’engager à ſon ſervice, lui demanda du tems pour y penſer ; mais commençant à ſe défier des magnifiques promeſſes qu’il lui faiſoit, il le conſidéra de plus près, & ayant remarqué qu’il avoit le pied gauche fendu comme celui d’un bœuf, il fut ſaiſi de frayeur, fit le ſigne de la croix, & invoqua le nom de Jeſus : auſſi-tôt le Spectre diſparut.

Trois jours après la même figure lui apparut de nouveau, & lui demanda s’il avoit pris ſa réſolution ; le jeune homme répondit, qu’il n’avoit pas beſoin de Maître. Le Spectre lui dit : où allez-vous ? je vais, lui répondit-il, à une telle Ville qu’il lui nomma. En même tems le Démon jetta à ſes pieds une bourſe qui ſonnoit, & qui ſe trouva pleine de trente ou quarante écus de Flandres, entre leſquels il y en avoit environ douze qui paroiſſoient d’or, nouvellement frappés, & comme ſortant de deſſous le coin du monnoyeur. Dans la même bourſe il y avoit une poudre, que le Spectre diſoit être une poudre très-ſubtile.

En même tems il lui donnoit des conſeils abominables pour contenter les plus honteuſes paſſions, & l’exhortoit à renoncer à l’uſage de l’eau bénite & à l’adoration de l’Hoſtie, qu’il nommoit par dériſion ce petit gâteau. L’enfant eut horreur de ſes propoſitions, fit le ſigne de la croix ſur ſon cœur ; & en même tems il ſe ſentit ſi rudement jetté contre terre, qu’il y demeura demi-mort pendant une demi-heure. S’étant relevé, il s’en retourna chez ſa mere, fit pénitence, & changea de conduite. Les piéces qui paroiſſoient d’or & nouvellement frappées, ayant été miſes au feu, ne ſe trouverent que de cuivre.

Je rapporte cet exemple, pour montrer que le Démon ne cherche qu’à tromper & à corrompre ceux mêmes à qui il fait les plus ſpécieuſes promeſſes, & auſquels il ſemble donner des richeſſes.

Il y a quelques années que deux Religieux fort éclairés & fort ſages me conſulterent ſur une choſe arrivée à Orbé, Village d’Alſace près l’Abbaye de Pairis. Deux hommes de ce lieu leur dirent qu’ils avoient vû dans leur jardin ſortir de terre une caſſette, qu’ils préſumoient être remplie d’argent, & que l’ayant voulu ſaiſir, elle s’étoit retirée & cachée de nouveau ſous la terre. Ce qui leur étoit arrivé plus d’une fois.

Théophane, Hiſtoriographe Grec célébre & ſérieux, ſous l’an de Jeſus-Chriſt 408. raconte que Cabades, Roi de Perſe, étant informé qu’entre le pays de l’Inde & de la Perſe il y avoit un Château nommé Zubdadeyer, qui renfermoit une grande quantité d’or, d’argent & de pierreries, réſolut de s’en rendre maître ; mais ces tréſors étoient gardés par des Démons, qui ne ſouffroient point qu’on en approchât. Il employa pour les conjurer & les chaſſer les Exorciſmes des Mages & des Juifs qui étoient auprès de lui ; mais leurs efforts furent inutiles. Le Roi ſe ſouvint du Dieu des Chrétiens, lui adreſſa ſes prieres, fit venir l’Evêque qui étoit à la tête de l’Egliſe Chrétienne de Perſe, & le pria de s’employer pour lui faire avoir ces tréſors, & pour chaſſer les Démons qui les gardoient. Le Prélat offrit le Saint Sacrifice, y participa, & étant allé ſur le lieu, en écarta les Démons gardiens de ces richeſſes, & mit le Roi en paiſible poſſeſſion du Château.

Racontant cette Hiſtoire à un homme de conſidération[322], il me dit que dans l’Iſle de Malthe deux Chevaliers ayant apoſté un Eſclave, qui ſe vantoit d’avoir le ſecret d’évoquer les Démons, & de les obliger de découvrir les choſes les plus cachées, ils le menerent dans un vieux Château, où l’on croyoit qu’étoient cachés des tréſors. L’Eſclave fit ſes évocations, & enfin le Démon ouvrit un rocher d’où ſortit un coffre. L’Eſclave voulut s’en emparer ; mais le coffre rentra dans le rocher. La choſe recommença plus d’une ſois ; & l’Eſclave après de vains efforts vint dire aux Chevaliers ce qui lui étoit arrivé, mais qu’il étoit tellement affoibli par les efforts qu’il avoit faits, qu’il avoit beſoin d’un peu de liqueur pour ſe fortifier : on lui en donna, & quelque tems après étant retourné, on ouit du bruit ; l’on alla dans la cave avec de la lumiere pour voir ce qui étoit arrivé, & l’on trouva l’Eſclave étendu mort, & ayant ſur toute ſa chair comme des coups de ganifs repréſentant une croix. Il en étoit ſi chargé, qu’il n’y avoit pas de quoi poſer le doigt qui n’en fût marqué. Les Chevaliers le porterent au bord de la mer, & l’y précipiterent avec une groſſe pierre pendue au col. On pourroit nommer les perſonnes & marquer les dates, s’il étoit néceſſaire.

La même perſonne nous raconta encore à cette occaſion, qu’il y a environ quatre-vingt dix ans qu’une vieille femme de Malthe fut avertie par un Génie, qu’il y avoit dans ſa cave un tréſor de grand prix, appartenant à un Chevalier de très-grande conſidération, & lui ordonna de lui en donner avis : elle y alla ; mais elle ne put obtenir audience. La nuit ſuivante le même Génie revint, lui ordonna la même choſe ; & comme elle refuſoit d’obéir, il la maltraita, & la renvoya de nouveau. Le lendemain elle revint trouver le Seigneur, & dit aux Domeſtiques qu’elle ne ſortiroit point qu’elle n’eût parlé au Maître. Elle lui raconta ce qui lui étoit arrivé ; & le Chevalier réſolut d’aller chez elle, accompagné de gens munis de pieux & d’autres inſtrumens propres à creuſer : ils creuſerent, & bientôt il ſortit de l’endroit où ils piochoient une ſi grande quantité d’eau, qu’ils furent obligés d’abandonner leur entrepriſe.

Le Chevalier ſe confeſſa à l’Inquiſiteur de ce qu’il avoit fait, & reçut l’abſolution ; mais il fut obligé d’écrire dans les Regiſtres de l’Inquiſition le fait que nous venons de raconter.

Environ ſoixante ans après, les Chanoines de la Cathédrale de Malthe voulant donner au devant de leur Egliſe une place plus vaſte, acheterent des maiſons qu’il fallut renverſer, & entr’autres celle qui avoit appartenu à cette vieille femme : en y creuſant, on y trouva le tréſor, qui conſiſtoit en pluſieurs pieces d’or de la valeur d’un ducat avec l’effigie de l’Empereur Juſtin I. Le Grand-Maître de Malthe prétendoit que le tréſor lui appartenoit, comme Souverain de l’Iſle ; les Chanoines le lui conteſtoient. L’affaire fut portée à Rome. Le Grand-Maître gagna ſon procès : l’or lui fut apporté de la valeur d’environ ſoixante mille ducats ; mais il les céda à l’Egliſe Cathédrale.

Quelque tems après le Chevalier dont nous avons parlé, qui étoit alors fort âgé, ſe ſouvint de ce qui lui étoit arrivé, & prétendit que ce tréſor lui devoit appartenir : il ſe fit mener ſur les lieux, reconnut la cave où il avoit d’abord été, & montra dans les Regiſtres de l’Inquiſition ce qu’il y avoit écrit ſoixante ans auparavant. Cela ne lui fit pas recouvrer le tréſor ; mais ce fut une preuve que le Démon connoiſſoit & gardoit cet argent. La perſonne de qui je tiens cette Hiſtoire a en main 3 ou 4 de ces pieces d’or, qu’il a achetées de ces Chanoines.


CHAPITRE XXXII.

Autres Exemples de tréſors cachés, &
gardés par de bons ou de mauvais
Eſprits.

ON lit dans un livre nouveau, qu’un nommé Honoré Mirabel ayant trouvé dans un jardin près Marſeille un tréſor de pluſieurs pieces d’or Portugaiſes, à l’indication que lui en avoit faite un Spectre qui lui apparut à onze heures du ſoir près la Baſtide, ou maiſon de campagne nommée du Paret, il en fit la découverte en préſence de la fermiere de cette Baſtide & du valet nommé Bernard. Auſſi-tôt qu’il eut apperçu le tréſor enterré & enveloppé d’un paquet de mauvais linge, il n’oſa d’abord le toucher, de peur qu’il ne fût empoiſonné, & ne lui cauſât la mort. Il l’enleva au bout d’un crochet fait d’une branche d’amandier, & le porta dans ſa chambre, où il le développa ſans témoins, & y trouva beaucoup d’or ; & pour ſatisfaire au déſir de l’Eſprit qui lui étoit apparu, il fit dire pour lui quelques Meſſes. Il découvrit ſa bonne fortune à un homme de ſon pays nommé Auquier, qui lui prêta quarante livres, & lui paſſa un billet par lequel il reconnoiſſoit lui devoir vingt mille livres, & lui quittoit les quarante livres prêtées ; le billet étoit du 27 Septembre 1726.

Quelque tems après Mirabel demanda à Auquier le payement du billet. Auquier dénia tout. Grand procès, informations, perquiſitions dans la maiſon d’Auquier ; Sentence du 10 Septembre 1727. portant qu’Auquier paſſeroit le guichet, & ſeroit appliqué à la queſtion ; appel au Parlement d’Aix. Le billet d’Auquier fut déclaré contrefait. Bernard qu’on diſoit avoir aſſiſté à la découverte du tréſor, ne fut point cité ; les autres témoins ne dépoſerent que ſur des ouis-dire : la ſeule Magdelaine Caillot qui étoit préſente, reconnut avoir vû le paquet enveloppé de linges, & avoir oui tinter comme des eſpeces d’or ou d’argent, & d’en avoir vû une piece de la largeur d’une piece de deux liards.

Le Parlement d’Aix rendit ſon Arrêt le 17 Février 1728. par lequel il ordonna, que Bernard valet de la Baſtide du Paret ſeroit oui ; il fut entendu en différens jours, & dépoſa qu’il n’avoit vû ni tréſor, ni linges, ni pieces d’or. Autre Arrêt du 2 Juin 1728. qui ordonne que le Procureur Général ſe pourvoira par Cenſures Eccléſiaſtiques ſur les faits réſultans de la Procédure.

Le Monitoire fut publié ; cinquante-trois témoins furent ouis. Autre Arrêt du 18 Février 1729. par lequel Auquier fut mis hors de cours & de procès ; Mirabel condamné aux Galeres perpétuelles, après avoir été préalablement appliqué à la queſtion : Caillot condamné à dix livres d’amende. Telle fut la fin de ce grand procès. Si l’on ſuivoit de près ces Apparitions de Spectres qui gardent des tréſors, on trouveroit ſans doute comme ici beaucoup de ſuperſtition, de mauvaiſe foi, & de jeux d’imagination.

Delrio raconte quelques exemples de gens qui ont été mis à mort, ou qui ſont péris miſérablement en voulant chercher des tréſors cachés. Dans tout ceci l’on reconnoît toujours l’Eſprit de menſonge & de ſéduction de la part du Démon, ſon pouvoir borné & ſa malice arrêtée par la volonté de Dieu, l’impiété de l’homme, ſon avarice, ſa vaine curioſité, la confiance qu’il met en l’Ange de ténebres punie par la perte de ſes biens, de ſa vie & de ſon ame.

Jean Vierus dans ſon Ouvrage intitulé Des preſtiges du Démon, imprimé à Bâle en 1577. raconte que de ſon tems (en 1430.) le Démon découvrit à un certain Prêtre à Nuremberg des tréſors cachés dans une caverne près la ville, & renfermés dans un vaſe de criſtal. Le Prêtre prit avec lui un de ſes amis pour lui ſervir de compagnon ; ils ſe mirent à fouiller dans le lieu déſigné, & ils découvrirent dans un ſouterrain une eſpece de coffre, auprès duquel étoit couché un chien noir : le Prêtre s’avance avec empreſſement pour ſe ſaiſir du tréſor ; mais à peine fut-il entré dans la caverne, qu’elle s’enfonça, écraſa le Prêtre, & ſe trouva remplie de terre comme auparavant.

Voici l’Extrait d’une lettre écrite de Kirchheim du premier Janvier 1747. à M. Schopfflein Profeſſeur en Hiſtoire & en Eloquence à Straſbourg. Il y a plus d’un an, que M. Cavallari premier Muſicien de mon Séréniſſime Maître, & Vénitien de Nation, avoit envie de faire creuſer à Rothenkirchen à une lieüe d’ici, qui étoit autrefois un Abbaye renommée, & qui fut ruinée du tems de la Réformation. L’occaſion lui en fut fournie par une Apparition, que la femme du Cenſier de Rothenkirchen avoit eue plus d’une fois en plein midi, & ſurtout le 7 Mai pendant deux ans conſécutifs. Elle jure & en peut faire ſerment, qu’elle a vû un Prêtre vénérable en habits Pontificaux brodés en or, qui jetta devant lui un grand tas de pierres ; & quoiqu’elle ſoit Luthérienne, par conſéquent peu crédule ſur ces ſortes de choſes-là, elle croît pourtant que ſi elle avoit eu la préſence d’eſprit d’y mettre un mouchoir ou un tablier, toutes les pierres ſeroient devenues de l’argent.

M. Cavallari demanda donc permiſſion d’y creuſer ; ce qui lui fut d’autant plus facilement accordé, que le dixiéme du tréſor eſt dû au Souverain. On le traita de viſionnaire, & on regarda l’affaire des tréſors comme une choſe inouie. Cependant il ſe mocqua du qu’en dira t’on, & me demanda ſi je voulois être de moitié avec lui : je n’ai pas héſité un moment d’accepter cette propoſition ; mais j’ai été bien ſurpris d’y trouver de petits pots de terre remplis de piéces d’or. Toutes ces piéces plus fines que les ducats ſont pour la plûpart du 14. & quinziéme ſiécle. Il m’en a échû pour ma part 666. trouvées à trois différentes repriſes. Il y en a des Archevêques de Mayence, de Treves & de Cologne, des Villes d’Oppenheim, de Baccarat, de Bingen, de Coblens : il y en a auſſi de Rupert Palatin, de Frederic Burgrave de Nuremberg, quelques-unes de Wenceslas, & une de l’Empereur Charles IV. &c.

Ceci montre, que non-ſeulement les Démons, mais auſſi les Saints ſont quelquefois gardiens des tréſors ; à moins qu’on ne veuille dire, que le Démon s’étoit mis ſous la figure de ce Prélat. Mais quel intérêt auroit eu le Démon de donner ce tréſor à ces Meſſieurs, qui ne le lui demandoient pas, & ne ſe mettoient guere en peine de lui ? J’ai vû deux de ces pieces entre les mains de M. Schopfflein.

L’Hiſtoire qu’on vient de rapporter, eſt rappellée avec quelques circonſtances différentes dans un imprimé, qui annonce une Lotterie de pieces trouvées à Rothenkirchen au Pays de Naſſau, peu loin de Donnerſberg. On y dit que la valeur de ces pieces eſt de 12 liv. 10 ſols argent de France. La Lotterie devoit ſe tirer publiquement le premier Février 1750. chaque billet étoit de ſix liv. argent de France. Je ne rapporte ce détail que pour prouver la vérité du fait.

On peut ajouter à ce que nous venons de voir, ce qui eſt rapporté par Bartolin dans ſon livre de la cauſe du mépris de la mort que faiſoient les anciens Danois, lib. 2. c. 2. Il raconte que les richeſſes cachées dans les tombeaux des grands hommes de ce pays-là étoient gardées par les Manes de ceux à qui elles appartenoient, & que ces Manes ou ces Démons répandoient la frayeur dans l’ame de ceux qui vouloient enlever ces tréſors, par un déluge d’eau qu’ils répandoient, ou par des flammes qu’ils faiſoient paroître autour des monumens qui renfermoient

ces corps & ces tréſors.

CHAPITRE XXXIII.

Spectres qui apparoiſſent, & qui prédiſent
des choſes futures & cachées.

ON trouve dans les Anciens & dans les Modernes une infinité d’Hiſtoires de Spectres. Nous ne doutons point que leurs Apparitions ne ſoient l’ouvrage du Démon, ſi elles ſont réelles. Or on ne peut diſconvenir, qu’il ne ſe trouve beaucoup d’illuſion & de menſonge dans tout ce qu’on en raconte. Nous diſtinguerons ici des Spectres de deux ſortes : les uns qui apparoiſſent aux hommes pour leur nuire, ou pour les tromper, ou pour leur annoncer des choſes futures, heureuſes ou fâcheuſes ſelon les circonſtances ; les autres Spectres infeſtent certaines maiſons, dont ils ſe ſont rendus maîtres, & où ils ſe font voir & entendre. Nous traiterons de ces derniers dans un Chapitre à part, & nous ferons voir que la plûpart de ces Spectres & de ces Apparitions ſont fort ſuſpectes de fauſſeté.

Pline le jeune[323] écrivant à ſon ami Sura ſur le ſujet des Apparitions, lui témoigne qu’il eſt fort porté à les croire véritables ; & la raiſon qu’il en donne, eſt ce qui eſt arrivé à Quintus Curtius Rufus, qui étant allé en Afrique à la ſuite du Queſteur ou du Tréſorier de la part des Romains, ſe promenant un jour ſur le ſoir ſous un portique, vit une femme d’une grandeur & d’une beauté extraordinaire, qui lui dit qu’elle étoit l’Afrique, & qui l’aſſura qu’il retourneroit un jour dans ce même pays en qualité de Proconſul. Cette promeſſe lui inſpira de grandes eſpérances ; & étant de retour à Rome, il fit tant par ſes intrigues & par le ſecours des amis qu’il avoit gagnés par argent, qu’il obtint la Queſture, & enſuite la Préture par la faveur de l’Empereur Tibere.

Cette dignité ayant couvert l’obſcurité & la baſſeſſe de ſa naiſſance, il fut enſuite envoyé Proconſul en Afrique, où il mourut, après avoir obtenu les marques d’honneur du Triomphe. On dit qu’à ſon retour en Afrique la même perſonne qui lui avoit prédit ſa grandeur future, lui apparut de nouveau au moment de ſon débarquement à Carthage.

Ces prédictions ſi préciſes & ſi exactement ſuivies de l’effet faiſoient croire au jeune Pline, que ces ſortes de prédictions ne ſont pas toujours vaines. Cette Hiſtoire de Curtius Rufus avoit été écrite par Tacite aſſez longtems avant Pline, qui pouvoit bien l’avoir priſe de Tacite.

Après la mort funeſte de Caligula qui fut maſſacré dans ſon Palais, on l’enterra à demi-brûlé dans ſes propres jardins. Les Princeſſes ſes ſœurs à leur retour de leur exil le firent brûler en cérémonie, & l’inhumerent avec honneur ; mais il paſſoit pour conſtant, qu’avant cela ceux qui avoient la garde de ces jardins & du Palais, avoient été toutes les nuits inquiétés par des Fantômes & des bruits effroyables.

Voici un exemple ſi extraordinaire, que je ne le rapporterais point, s’il n’étoit atteſté par plus d’un Ecrivain, & s’il n’étoit conſigné dans les monumens publics d’une ville conſidérable de la Haute Saxe ; cette ville eſt Hamelen dans la Principauté de Kalenberg, au confluent de la riviere du Hamel & du Veſer.

L’an 1384. cette ville étoit infeſtée par une ſi prodigieuſe multitude de rats, qu’ils ravageoient tout le grain qui étoit dans les greniers : on employa inutilement pour les chaſſer tout ce que l’art & l’experience purent inſpirer, & ce qu’on a accoutumé d’employer contre ces ſortes d’animaux. En ce tems arriva dans la ville un Inconnu d’une taille plus grande que l’ordinaire, vêtu d’une robbe de diverſes couleurs, qui s’engagea de délivrer la ville de ce fléau, moyennant une certaine récompenſe dont on convint.

Alors il tira de ſa manche une flute, au ſon de laquelle tous les rats ſortirent de leurs trous & le ſuivirent : il les mena droit à la riviere, où ils ſe jetterent & ſe noyerent. Au retour il vint demander la récompenſe promiſe ; on la lui refuſa, apparemment à cauſe de la facilité avec laquelle il avoit exterminé les rats. Le lendemain qui étoit un jour de fête, il prit le tems que tous les Bourgeois étoient a l’Egliſe ; & par le moyen d’une autre flute dont il ſe mit à jouer, tous les enfans de la ville au-deſſous de quatorze ans, qui étoient au nombre de cent trente, s’aſſemblerent autour de lui : il les mena juſqu’à la montagne voiſine nommée Kopfelberg, qui ſert de voirie à la ville, & où l’on exécute les criminels ; ces enfans diſparurent, & on ne les a pas revûs depuis.

Une jeune fille qui ſuivoit de loin, fut témoin de la choſe, & en vint apporter la nouvelle à la ville. On montre encore dans cette montagne un enfoncement, où l’on dit que cet homme fit entrer les enfans. Au coin de cette ouverture eſt une inſcription ſi ancienne, qu’on ne peut plus la déchiffrer ; mais l’Hiſtoire eſt repréſentée ſur les vitraux de l’Egliſe, & on aſſure que dans les actes publics de cette ville encore à préſent on a coutume de mettre les dates en cette ſorte : Fait en l’année — — — — après la Diſparution de nos Enfans. On peut voir Vagenſeil, Opera librorum Juvenil. tom. 2. pag. 295. la Géographie de Hubner, & le Dictionnaire Géographique de la Martiniere, ſous le nom d’Hamelen.

Si ce récit n’eſt pas entierement fabuleux, comme il en a l’air, on ne peut regarder cet homme que comme un Spectre & un mauvais Génie, qui par la permiſſion de Dieu aura puni la mauvaiſe foi des Bourgeois dans la perſonne de leurs enfans, quoiqu’innocens du manque de parole de leurs peres. Il ſe pourroit faire, qu’un homme auroit quelque ſecret naturel pour raſſembler les rats & les précipiter dans la riviere ; mais il n’y a qu’une malice diabolique, qui puiſſe faire périr tant d’innocens pour ſe venger de leurs peres.

Jules-Céſar[324] étant entré en Italie & voulant paſſer le Rubicon, apperçut un homme d’une taille au deſſus de l’ordinaire, qui commença à ſiffler. Pluſieurs ſoldats étant accourus pour l’entendre, ce Spectre ſaiſit la trompette de l’un d’entr’eux, & commença à ſonner l’alarme, & à paſſer le fleuve. A ce moment Céſar ſans déliberer d’avantage, dit : allons où les préſages des Dieux & l’injuſtice de nos Ennemis nous appellent.

L’Empereur Trajan[325] fut tiré de la ville d’Antioche par un Fantôme, qui le fit ſortir par une fenêtre, au milieu de ce terrible tremblement de terre qui renverſa preſque toute la ville. Le Philoſophe Simonide[326] fut averti par un Spectre, que ſa maiſon devoit tomber : il en ſortit auſſitôt, & bientôt après elle ſe renverſa.

L’Empereur Julien l’Apoſtat diſoit à ſes amis, que dans le tems que ſes troupes le preſſoient d’accepter l’Empire étant à Paris, il vit pendant la nuit un Spectre ſous la forme d’une femme, comme on dépeint le Génie de l’Empire, qui ſe préſenta pour demeurer avec lui ; mais elle l’avertit que ce ne ſeroit que pour peu de tems. Le même Empereur racontoit de plus, qu’écrivant dans ſa tente peu avant ſa mort, ſon Génie familier lui apparut ſortant de ſa tente tout triſte & tout morne. Un peu avant la mort de l’Empereur Conſtance, le même Julien eut pendant la nuit une viſion d’un Fantôme lumineux, qui lui prononça & lui répéta plus d’une fois quatre vers Grecs, portant que quand Jupiter ſeroit au ſigne du Verſeau, & Saturne au 25 degré de la Vierge, Conſtance finiroit ſa vie en Aſie par une triſte mort.

Le même Empereur Julien atteſte Jupiter[327] qu’il a ſouvent vû Eſculape, qui l’a guéri de ſes maladies.


CHAPITRE XXXIV.

Autres Apparitions de Spectres.

PLutarque dont on connoît la gravité & la ſageſſe, parle ſouvent de Spectres & d’Apparitions. Il dit, par exemple, que dans la fameuſe bataille de Marathon contre les Perſes, pluſieurs ſoldats virent le fantôme de Théſée, qui combattoit pour les Grecs contre les ennemis.

Le même Plutarque, dans la vie de Sylla, dit que ce Général vit pendant ſon ſommeil la Déeſſe que les Romains adoroient ſuivant le rit des Cappadociens, qui rendent au feu le culte ſuprême, ſoit que ce fût Bellone, ou Minerve, ou la Lune. Cette Divinité ſe préſenta devant Sylla, & lui mit en main une eſpece de foudre, en lui diſant de la lancer contre ſes ennemis, qu’elle lui nomma les uns après les autres ; qu’en même tems qu’il les frappoit, il les voyoit tomber & expirer à ſes pieds. Il y a lieu de croire que cette Déeſſe étoit Minerve, à qui le Paganiſme attribue comme à Jupiter le droit de lancer la foudre, ou plutôt que ç’étoit un Démon.

Pauſanias Général des Lacédémoniens[328] ayant tué par mégarde Cleonice, fille d’une des meilleures maiſons de Bizance, étoit tourmenté jour & nuit par l’ombre de cette fille qui ne lui laiſſoit aucun repos, lui répétant en colere un vers héroïque, dont le ſens eſt : Marche devant le Tribunal de la Juſtice qui punit les forfaits & qui t’attend. L’inſolence eſt enfin funeſte aux mortels. Pauſanias toujours troublé de cette image qui le pourſuivoit par tout, ſe retira à Héraclée dans l’Elide, où il y avoit un Temple deſſervi par des Prêtres magiciens nommés Pſychagogues, c’eſt-à-dire, qui font profeſſion d’évoquer les ames des trépaſſés. Là Pauſanias après avoir fait les libations & les effuſions funébres, appella l’ame de Cleonice, & la conjura de renoncer à ſa colere. Cleonice parut enfin, & lui dit que bientôt arrivé à Sparte, il ſeroit délivré de ſes maux, voulant apparamment ſous ces paroles couvertes lui marquer la mort qui l’y attendoit.

Voilà l’uſage des évocations des morts bien marqué & bien ſolennellement pratiqué dans un Temple conſacré à ces cérémonies : cela démontre au moins la créance & l’uſage des Grecs ; & ſi Cleonice apparut réellement à Pauſanias, & lui annonça ſa mort prochaine, peut-on nier que le mauvais Eſprit ou l’ame de Cleonice ne ſoient auteurs de cette prédiction, à moins que ce ne ſoit une friponnerie des Prêtres, comme il eſt aſſez croyable, & comme l’inſinue la réponſe ambigue qu’ils donnent à Pauſanias.

Pauſanias l’Hiſtorien[329] écrit, que 400 ans après la bataille de Marathon, on y entendoit encore toutes les nuits les henniſſemens des chevaux, & des cris comme de ſoldats qui s’animoient au combat. Plutarque parle auſſi de Spectres qu’on voyoit, & des hurlemens épouvantables qu’on entendoit dans des bains publics, où l’on avoit égorgé pluſieurs citoyens de Chéronée ſa patrie : on avoit même été obligé de fermer ces bains, ce qui n’empêcha pas que les voiſins n’y entendiſſent encore de grands bruits, & ne viſſent de tems en tems des Spectres aux environs de ces bains.

Dion le Philoſophe, diſciple de Platon & Général des Syracuſains, étant un jour aſſis ſur ſoir tout penſif dans le portique de ſa maiſon, ouit un grand bruit, puis apperçut un Spectre terrible d’une femme d’une grandeur monſtrueuſe, qui reſſembloit à une Furie, telle qu’on les dépeint dans les Tragédies ; il étoit encore aſſez grand jour, & elle commença à balayer la maiſon. Dion tout effrayé envoya prier ſes amis de le venir voir, & de paſſer la nuit avec lui ; mais cette femme ne parut plus. Peu de tems après ſon fils ſe précipita du haut du logis, & lui-même fut aſſaſſiné par des conjurés.

Marcus Brutus, un des meurtriers de Jules-Céſar, étant dans ſa tente pendant une nuit qui n’étoit pas bien obſcure, vers la troiſiéme heure de la nuit vit entrer une figure monſtrueuſe & terrible. Brutus lui demanda : qui es-tu ? un homme ou un Dieu ? & pourquoi es-tu venu ici ? Le Spectre répondit : je ſuis ton mauvais Génie ; tu me verras à Philippes. Brutus lui répondit ſans s’effrayer : je t’y verrai ; & étant ſorti, il alla raconter la choſe à Caſſius, qui étant de la ſecte d’Epicure, & ne croyant point ces ſortes d’Apparitions, lui dit que c’étoit une pure imagination ; qu’il n’y avoit ni Génies ni autres Eſprits qui puſſent apparoître aux hommes ; que quand ils apparoîtroient, ils n’auroient ni la forme, ni la voix humaine, & ne pourroient rien contre nous. Quoique ces raiſons raſſuraſſent un peu Brutus, elles ne le tirerent pas néanmoins d’inquiétude.

Mais le même Caſſius dans la campagne de Philippes, & au milieu du combat, vit Jules-Céſar qu’il avoit aſſaſſiné, qui vint à lui à toute bride, & l’effraya de telle ſorte, qu’enfin il ſe perça de ſon épée. Caſſius de Parme, différent de celui dont on vient de parler, vit un mauvais Génie qui entroit dans ſa tente, & lui annonçoit ſa mort prochaine.

Druſus faiſant la guerre aux Allemands ſous l’Empire d’Auguſte, & voulant traverſer l’Elbe pour pénétrer plus avant dans le pays, en fut détourné par une femme d’une ſtature plus grande que l’ordinaire, qui lui apparut, & lui dit : Druſus, où veux-tu aller ? ne ſeras-tu jamais ſatisfait ? ta fin eſt proche ; retourne-t’en. Il retourna ſur ſes pas, & mourut avant que d’être arrivé au Rhin qu’il vouloit repaſſer.

Saint Grégoire de Nyſſe, dans la vie de Saint Grégoire Taumaturge, dit que pendant une grande peſte qui ravagea la ville de Néoceſarée, on vit en plein jour des Spectres qui entroient dans les maiſons, & y venoient apporter une mort certaine.

Après la fameuſe ſédition arrivée à Antioche ſous l’Empereur Théodoſe, on vit la nuit ſuivante une eſpece de Furie courant par toute la Ville avec un foüet, qu’elle faiſoit claquer comme un cocher qui preſſe ſes chevaux.

S. Martin Evêque de Tours étant à Treves, entra dans une maiſon, où il trouva un Spectre qui l’effraya d’abord. Martin lui ordonna de ſortir du corps qu’il poſſédoit : au lieu de ſortir, il entra dans le corps d’un autre homme qui étoit dans le même logis ; & ſe jettant ſur ceux qui ſe trouverent là, commença à les attaquer & à les déchirer à belles dents. Martin ſe jetta à la traverſe, mit les doigts dans ſa bouche, le défiant de le mordre. Le Poſſédé recula, comme ſi on lui avoit mis une barre de fer rouge dans la bouche ; & enfin le Démon ſortit du corps du Poſſédé, non par la bouche, mais avec les excrémens qu’il jetta par le bas.

Jean Evêque d’Atrie qui vivoit au ſixiéme ſiécle, parlant de la grande peſte qui arriva ſous l’Empereur Juſtinien, & dont preſque tous les Hiſtoriens de ce tems-là font mention, dit qu’on voyoit dans des barques d’airain des hommes noirs & ſans tête, qui voguoient ſur la mer, & s’avançoient vers les lieux où la peſte commençoit à faire des ravages ; que cette infection ayant dépeuplé une Ville d’Egypte, enſorte qu’il n’y reſtoit plus que ſept hommes avec un garçon de dix ans, ces perſonnes ayant voulu ſe ſauver de la Ville avec beaucoup d’argent, tomberent mortes ſubitement.

Le jeune garçon s’enfuit ſans rien emporter ; mais à la porte de la Ville il fut arrêté par un Spectre, qui le traîna malgré lui dans la maiſon où les ſept hommes étoient mort. Quelque tems après l’Intendant d’un homme riche y étant entré avec quelques domeſtiques, pour en tirer des meubles de ſon maître qui étoit demeuré à la campagne, fut averti par le même jeune garçon de ſe ſauver ; mais il mourut ſubitement. Les valets qui accompagnoient l’Intendant ſe ſauverent, & porterent la nouvelle de tout ceci à leur Maître.

Le même Evêque Jean raconte, qu’étant venu à Conſtantinople pendant une très-grande peſte, qui enlevoit par jour dix, douze, quinze & ſeize mille perſonnes, enſorte qu’on en compte juſqu’à deux cens mille de morts de cette maladie : il raconte, dis-je, qu’on voyoit par la Ville des Démons qui couroient de maiſons en maiſons ſous l’habit d’Eccléſiaſtiques ou de Religieux, & qui donnoient la mort à ceux qu’ils y rencontroient.

La mort de Carloſtad fut accompagnée de circonſtances effrayantes, ſelon les Miniſtres de Bâle ſes collégues, qui en rendirent témoignage alors. Ils racontent[330] qu’au dernier Sermon que Carloſtad prononça dans le Temple de Bâle, un grand homme noir vint s’aſſeoir près du Conſul. Le Prédicateur l’apperçut, & en parut troublé. Au ſortir de la Chaire, il s’informa quel étoit l’inconnu, qui avoit pris place auprès du premier Magiſtrat : perſonne que lui ne l’avoit vû. Carloſtad eut encore des nouvelles du Spectre, lorſqu’il rentra dans ſon logis. L’homme noir y étoit allé, & avoit pris par les cheveux le plus jeune & le plus tendrement chéri de ſes enfans. Après l’avoir ainſi ſoulevé de terre, il s’étoit mis en devoir de le laiſſer retomber pour lui caſſer la tête ; mais il ſe contenta d’ordonner à l’enfant d’avertir ſon pere, que dans trois jours il reviendroit, & qu’il eût à ſe tenir prêt. L’enfant ayant raconté à ſon pere ce qui lui avoit été dit, jetta Carloſtad dans l’épouvante. Il ſe mit au lit tout effrayé ; & trois jours après il expira. Ces apparitions du Démon, de l’aveu même de Luther, étoient aſſez fréquentes à l’égard des premiers Réformateurs.

On pourroit multiplier à l’infini ces exemples d’Apparitions de Spectres ; mais ſi l’on entreprenoit d’en faire la critique, à peine en trouveroit-on un ſeul de bien certain, & qui fût à l’épreuve d’un examen ſérîeux & profond. En voici un que je rapporte exprès, parce qu’il a des caracteres ſinguliers, & que la fauſſeté en a été enfin reconnue.


CHAPITRE XXXV.

Examen de l’Apparition d’un prétendu
Spectre.

LEs affaires[331] ayant conduit le Comte d’Alais[332] à Marſeille, il lui arriva une avanture des plus extraordinaires : il chargea auſſitôt Neuré de l’écrire à notre Philoſophe (M. Gaſſendi) pour ſçavoir ce qu’il en penſoit ; ce qu’il fit en ces termes. M. le Comte & Madame la Comteſſe étant venus à Marſeille, virent étant couchés dans leur lit, un Spectre lumineux ; ils étoient fort bien éveillés l’un & l’autre. Pour mieux s’aſſurer ſi ce n’étoit pas quelqu’illuſion, ils appellent leurs valets de chambre ; mais ceux-ci ne parurent pas plutôt avec leurs flambeaux, que le Spectre diſparut. Ils firent boucher toutes les ouvertures & les fentes qu’ils trouverent dans la chambre, & ſe remirent au lit : à peine les valets de chambre ſe furent retirés, que le Spectre reparut.

Sa lumiere étoit moins éclatante que celle du ſoleil ; mais elle l’étoit plus que celle de la lune. Tantôt ce Spectre étoit en forme angulaire, tantôt en cercle, & tantôt en ovale. On pouvoit facilement lire une Lettre à ſa lueur ; il changeoit ſouvent de place, & paroiſſoit quelquefois ſur le lit du Comte. Il avoit des eſpeces de petits boucliers ; au-deſſus étoient empreints des caracteres. Cependant rien de plus agréable à la vûe : auſſi au lieu d’épouvanter, il réjouiſſoit. Il parut toutes les nuits, tant que le Comte demeura à Marſeille. Ce Prince ayant jetté une fois les mains deſſus, pour voir ſi ce n’étoit pas quelque choſe d’attaché au rideau du lit, le Spectre diſparut cette nuit, & reparut le lendemain.

Gaſſendi conſulté ſur ce fait, répondit le 13 du même mois. Il dit d’abord, qu’il ne ſçait que croire de cette viſion. Il ne nie pas que ce Spectre ne puiſſe être envoyé de Dieu, pour leur apprendre quelque choſe. Ce qui rend ce ſentiment probable, c’eſt la grande piété de l’un & de l’autre, & que ce Spectre n’avoit rien d’effrayant, mais au contraire. Ce qui mérite encore plus notre attention, c’eſt que ſi Dieu l’avoit envoyé, il auroit fait connoître pourquoi il l’envoyoit. Dieu ne badine pas & puiſqu’on ne peut pas comprendre ce qu’on doit eſpérer ou craindre, ſuivre ou éviter, il s’enſuit que ce Spectre ne ſçauroit venir de lui ; autrement ſa conduite ſeroit moins louable que celle d’un pere, d’un Prince, d’un homme de bien, & même d’un homme prudent, leſquels inſtruits de quelque choſe qui pût intéreſſer beaucoup ceux qui leur ſont ſoumis, ne ſe contenteroient pas de les avertir énigmatiquement.

Si ce Spectre eſt quelque choſe de naturel, rien n’eſt plus difficile que de le découvrir, que de trouver même quelque conjecture pour tâcher de l’expliquer. Quoique je ſois très-perſuadé de mon ignorance, je vais hazarder mon ſentiment. Ne pourroit-on pas avancer que cette lumiere a apparu, parce que l’œil du Comte étoit affecté intérieurement, ou parce qu’il l’étoit extérieurement. L’œil peut l’être intérieurement en deux manieres. Premierement, ſi ſon œil étoit dans la même diſpoſition qu’étoit toujours celui de l’Empereur Tibere ; lorſque cet Empereur s’éveilloit pendant la nuit, & qu’il ouvroit les yeux, il en ſortoit une clarté qui lui faiſoit diſcerner les choſes qui étoient dans l’obſcurité, lorſqu’il y fixoit ſes regards. J’ai ſçû que la même choſe arrivoit à une Dame de condition. Secondement, s’il a eu ſes yeux diſpoſés d’une certaine maniere ; comme il m’arrive à moi-même lorſque je m’éveille : ſi j’ouvre mes yeux, ils ſont tout rayonnans de lumiere, quoiqu’il n’y ait rien eu. Perſonne ne ſçauroit nier, qu’il ne puiſſe ſortir de nos yeux quelque éclair qui nous repréſente des objets, leſquels objets réfléchiſſent dans nos yeux & y laiſſent leurs traces.

On ſçait que les animaux qui vont la nuit, ont une vûe perçante pour diſcerner leur proie dans l’obſcurité, & l’enlever ; que les eſprits animaux qui ſont dans l’œil, & qui peuvent ſe répandre de là, ſont de la nature du feu, & par conſéquent lucides. Il peut arriver que les yeux étant fermés pendant le ſommeil, ces eſprits échauffés par les paupieres, s’enflâment & mettent quelque faculté en mouvement, comme l’imagination. Car n’arrive-t’il pas que les bois, les épines des poiſſons produiſens quelque lumiere, lorſque leur chaleur s’excite par la putréfaction ; pourquoi donc eſt-ce que cette chaleur excitée par ces eſprits enfermés, ne pourra pas produire quelque lumiere ? Il prouve enſuite que l’imagination ſeule le peut.

Le Comte d’Alais étant retourné à Marſeille, & ayant logé dans le même appartement, le même Spectre lui apparut encore. Neuré écrivit à Gaſſendi qu’on avoit obſervé que ce Spectre pénétroit dans la chambre par le lambris ; ce qui oblige Gaſſendi d’écrire au Comte d’examiner avec plus d’attention la choſe, & malgré cette découverte, il n’oſe encore rien décider ; il ſe contente d’encourager le Comte, & de lui dire que ſi cette Apparition vient de Dieu, il ne ſouffrira pas qu’il ſoit plus longtems dans l’attente, qu’il lui fera bientôt connoitre ſa volonté ; qu’auſſi ſi cette viſion ne vient pas de lui, il ne permettra pas qu’elle continue, & découvrira bientôt qu’elle vient de quelque cauſe naturelle : il n’eſt plus parlé en aucun endroit de ce Spectre.

Trois ans après la Comteſſe d’Alais avoua ingénuement au Comte, qu’elle avoit fait jouer elle-même cette Comédie par une de ſes femmes de chambre, parce qu’elle n’aimoit pas le ſéjour de Marſeille ; que ſa femme de chambre étoit au-deſſous du lit ; qu’elle faiſoit de tems en tems paroître un phoſphore. Le Comte d’Alais le raconta lui-même à M. de Puger de Lyon, qui le dit il y a environ 35 ans à M. Falconet, Docteur en Médecine, de l’Académie Royale des Belles-Lettres, de qui je l’ai appris. Gaſſendi conſulté ſérieuſement par le Comte, répondit comme un homme qui ne doutoit point de la vérité de cette Apparition ; tant il eſt vrai que la plûpart de ces faits ſi extraordinaires demandent d’être examinés avec grand ſoin, avant que d’en porter ſon jugement.


CHAPITRE XXXVI.

Spectres qui infeſtent les Maiſons.

ENtre les Eſprits ou les Spectres qui infeſtent certaines maiſons, qui y font du bruit, qui y apparoiſſent, qui inquietent ceux qui y demeurent, on en peut diſtinguer pluſieurs ſortes : les uns ſont des Lutins ou des Eſprits folets, qui S’y divertiſſent en troublant le repos de ceux qui y demeurent ; d’autres ſont des Spectres ou des ames de trépaſſés, qui moleſtent les vivans juſqu’à ce qu’on leur ait donné la ſépulture : quelques-unes y font, dit-on, leur Purgatoire ; d’autres s’y font voir ou entendre, parce qu’ils y ont été mis à mort, & que leurs ames y demandent vengeance de leur mort, & la ſépulture pour leurs cadavres. On raconte ſur cela tant d’hiſtoîres, qu’aujourd’hui on en eſt revenu, & qu’on n’en veut plus croire aucune. En effet quand on approfondit ces prétendues Apparitions, on en découvre aiſément le faux & l’illuſion.

Tantôt c’eſt un locataire qui veut décrier la maiſon où il loge, pour détourner ceux qui voudroient y venir demeurer en ſa place ; tantôt c’eſt une troupe de faux Monnoyeurs qui ſe ſont emparés de ce logement, & qui ont intérêt à ce qu’on ne découvre pas leur manœuvre ; tantôt c’eſt un Fermier qui veut conſerver ſa ferme, & empêcher que d’autres ne viennent enchérir ſur ſes mains ; ici ce ſeront des chats ou des hiboux, ou même des rats, qui y feront du bruit, & eſſrayeront les Maîtres & les Domeſtiques, comme il arriva il y a quelques années à Molsheim, où de gros rats ſe divertiſſoient la nuit à remuer & à faire jouer les machines avec quoi les femmes briſent le chanvre & le lin. Un honnête homme qui me l’a raconté, voulant voir la choſe de près, monta au grenier armé de deux piſtolets avec ſon valet armé de même : après un moment de ſilence, ils virent les rats commencer leur jeu ; ils tirerent deſſus, en tuerent deux & diſſiperent les autres : la choſe ſe répandit dans le pays, & on badina beaucoup de l’avanture.

Je vais rapporter quelques-unes de ces Apparitions de Spectres, ſur leſquelles le Lecteur portera tel jugement qu’il jugera à propos. Pline le jeune[333] dit qu’il y avoit à Athenes une fort belle maiſon, mais abandonnée à cauſe d’un Spectre qui y revenoit. Le Philoſophe Athénodore étant arrivé dans cette ville, & ayant vû un écriteau qui marquoit que cette maiſon étoit à vendre, & à vil prix, l’acheta, & y alla coucher avec ſes gens. Comme il étoit occupé à lire & à écrire pendant la nuit, il entendit tout d’un coup un grand bruit comme de chaînes qu’on traînoit, & apperçut en même tems comme un vieillard affreux chargé de chaînes de fer, qui s’approcha de lui. Athénodore continuant à écrire, le Spectre lui fit ſigne de le ſuivre : le Philoſophe à ſon tour lui fit ſigne d’attendre, & continua à écrire ; à la fin il prend ſa lumiere & ſuit le Spectre, qui le conduiſit à la cour de la maiſon, puis rentra ſous terre & diſparut.

Athénodore ſans s’effrayer arrache de l’herbe pour marquer le lieu, & s’en retourna ſe repoſer dans ſa chambre. Le lendemain il fait ſçavoir aux Magiſtrats ce qui lui étoit arrivé ; ils viennent dans la maiſon, font fouiller au lieu déſigné : on y trouve les os d’un cadavre chargé de chaînes ; on lui donne la ſépulture, & le logis demeura tranquille.

Lucien rapporte[334] une Hiſtoire à peu-près pareille. Il y avoit, dit-il, à Corinthe une maiſon, qui avoit appartenu à un nommé Eubatide dans le quartier nommé Cranaüs ; un nommé Arignote entreprit d’y paſſer la nuit, ſans ſe mettre en peine d’un Spectre qu’on diſoit y revenir : il ſe munit de certains livres magiques des Egyptiens pour conjurer le Spectre ; étant entré la nuit dans la maiſon avec une lumiere, il ſe mit à lire tranquillement dans la cour. Le Spectre parut peu après, prenant tantôt la forme d’un chien, tantôt celle d’un taureau, tantôt celle d’un lion. Arignote ſans ſe troubler commença à prononcer certaines invocations magiques qu’il liſoit dans ſes livres, & par leur vertu réduiſit le Spectre dans un coin de la cour, où il s’enfonça dans la terre & diſparut.

Le lendemain Arignote fit venir Eubatide maître de la maiſon, & ayant fait creuſer au lieu où le Fantôme avoit diſparu, on trouva un ſquelette, auquel on donna la ſépulture ; & depuis ce tems on ne vit ni l’on n’ouit plus rien dans cette maiſon.

C’eſt Lucien, c’eſt-à-dire l’homme du monde le moins crédule ſur ces ſortes de choſes, qui fait raconter cet évenement à Arignote. Au même endroit il dit, que Démocrite qui ne croyoit ni Anges, ni Démons, ni Eſprits, s’étant enfermé dans un tombeau hors la ville d’Athenes où il écrivoit & étudioit, une troupe de jeunes gens qui vouloient l’effrayer, ſe couvrit d’habits noirs comme on repréſente les morts, & ayant pris des maſques hideux, vinrent la nuit criailler & ſauter autour du lieu où il étoit : il les laiſſa faire, & ſans s’émouvoir, il leur dit froidement : ceſſez de badiner.

Je ne ſçais ſi l’Hiſtorien qui a écrit la vie de Saint Germain d’Auxerre[335] n’avoit pas devant les yeux les Hiſtoires que nous venons de raconter, & s’il n’a pas voulu orner la vie du Saint par un récit à peu près ſemblable à ceux que nous venons de voir. Le Saint voyageant un jour par ſon Diocèſe, fut obligé de paſſer la nuit avec ſes Clercs dans une maiſon abandonnée depuis longtems à cauſe des Eſprits qui y revenoient. Le Clerc qui faiſoit la lecture devant lui pendant la nuit, vit tout à coup un Spectre, qui l’effraya d’abord ; mais ayant éveillé le ſaint Evêque, celui-ci ordonna au Spectre par le nom de Jeſus-Chriſt de lui déclarer qui il étoit, & ce qu’il demandoit. Le Fantôme lui dit que lui & ſon compagnon étoient coupables de pluſieurs crimes ; qu’étant morts & enterrés dans cette maiſon, ils inquiéteroient ceux qui y logeoient, juſqu’à ce qu’on leur eût accordé la ſépulture, S. Germain lui ordonna de lui montrer où étoient leurs corps : le Spectre l’y conduiſit. Le lendemain il aſſembla le peuple des environs : on chercha parmi les ruines du bâtiment, où les ronces étoient percrues ; & l’on trouva les os de ces deux hommes jettés confuſément & encore chargés de chaînes : on les enterra, on pria pour eux, & ils ne revinrent plus.

Si ces gens étoient des ſcélerats morts dans le crime & dans l’impénitence, on ne peut attribuer tout ceci qu’à l’artifice du Démon, pour faire voir aux vivans que les réprouvés ſe mettent en peine de procurer le repos à leurs corps en les faiſant enterrer, & à leurs ames en faiſant prier pour eux. Mais ſi ces deux hommes étoient des Chrétiens, qui ayent expié leurs crimes par la pénitence, & qui ſoient morts dans la communion de l’Egliſe, Dieu a pû leur permettre d’apparoître pour demander la ſépulture Eccléſiaſtique, & les prieres que l’Egliſe a accoutumé de faire pour le repos des défunts, à qui il reſte quelque faute légere à expier.

Voici un fait de même eſpece que les précédens, mais qui eſt revêtu de circonſtances, qui peuvent le rendre plus croyable. Il eſt rapporté par Antoine Torquemade dans ſon ouvrage intitulé : les fleurs curieuſes, imprimé à Salamanque en 1570. Il dit que peu avant ſon tems, un jeune homme nommé Vaſquès de Ayola étant allé à Boulogne avec deux de ſes compagnons pour y étudier en droit, & n’ayant pas trouvé dans la ville un logement tel qu’ils le ſouhaitoient, ils ſe logerent dans une grande & belle maiſon, mais abandonnée, parce qu’il y revenoit un Spectre, qui effrayoit tous ceux qui y vouloient demeurer : ils ſe moquerent de ces diſcours, & s’y logerent.

Au bout d’un mois Ayola veillant ſeul dans ſa chambre, & ſes compagnons dormant tranquillement dans leurs lits, il ouit venir de loin comme pluſieurs chaînes qu’on trainoit par terre, & dont le bruit s’avançoit vers lui par l’eſcalier de la maiſon ; il ſe recommanda à Dieu, fit le ſigne de la croix, prit un bouclier & une épée, & ayant ſa bougie en main, il vit ouvrir la porte par un Spectre terrible, n’ayant que les os, mais chargé de chaînes. Ayola le conjura, & lui demanda ce qu’il ſouhaitoit : le Fantôme lui fit ſigne de le ſuivre, il le ſuivit ; mais en deſcendant l’eſcalier, ſa lumiere s’étant éteinte, il alla la rallumer & ſuivit l’Eſprit, qui le conduiſit le long d’une cour où il y avoit un puits. Ayola craignit qu’il ne voulût l’y précipiter, & s’arrêta. Le Spectre lui fit ſigne de continuer à le ſuivre ; ils entrerent dans le jardin, où le Fantôme diſparut. Ayola arracha quelques poignées d’herbe ſur le lieu, & retourna raconter à ſes compagnons ce qui lui étoit arrivé. Le matin il en donna avis aux Principaux de Boulogne.

Ils vinrent reconnoître l’endroit, & y firent fouiller ; on y trouva un corps décharné, mais chargé de chaînes. On s’informa qui ce pourroit être ; mais on n’en put rien découvrir de certain : on fit faire au mort des obſéques convenables, on l’enterra, & depuis ce tems la maiſon ne fut plus inquiétée. Torquemade aſſure que de ſon tems il y avoit encore à Boulogne & en Eſpagne des témoins de ce fait ; qu’Ayola à ſon retour dans ſa Patrie fut revêtu d’un emploi conſidérable ; & que ſon fils avant qu’il écrivît ceci, étoit encore Préſident dans une bonne ville du Royaume.

Plaute plus ancien que ni Lucien, ni Pline, a compoſé ſa Comédie intitulée : Moſtellaria, ou Monſtellaria, nom dérivé de monſtrum ou monſtellum, d’un Monſtre, un Spectre, qu’on diſoit qui apparoiſſoit dans cette maiſon, & qui avoit obligé de l’abandonner. On convient que le fond de cette Comédie n’eſt qu’une fable ; mais on en peut conclure l’antiquité de cette prévention chez les Grecs & les Romains.

Le Poëte[336] fait dire à ce prétendu Eſprit, qu’ayant été aſſaſſiné depuis environ ſoixante ans par un compagnon perfide qui lui avoit pris ſon argent, il l’avoit clandeſtinement enterré dans cette maiſon ; que le Dieu de l’Enfer ne vouloit pas le recevoir dans l’Achéron comme étant mort prématurément : c’eſt pourquoi il étoit obligé de demeurer dans cette maiſon dont il s’étoit emparé :

Hæc mihi dedita habitatio :
Nam me Acherontem recipere noluit,
Quia prœmaturè vitâ careo.

Les Payens qui avoient la ſimplicité de croire, que les Lamies & les Eſprits malfaiſans inquiétoient ceux qui demeuroient dans certaines maiſons, dans certaines chambres, & qui couchoient dans certains lits, les conjuroient par des vers magiques, & prétendoient les chaſſer par des fumigations compoſées de ſouffre & d’autres drogues puantes, & de certaines herbes mêlées avec de l’eau de mer. Ovide parlant de Médée, cette célebre Magicienne[337] :

Terque ſenem flammâ, ter aquâ,
ter ſulphure luſtrat
.

Et ailleurs il ajoute des œufs :

Adveniat quæ luſtret anus lectumque
locumque
,
Deferat & tremulâ ſulphur & ova
manu
.

On rapporte à ceci l’exemple de l’Archange Raphaël[338], qui chaſſa le Démon Aſmodée de la chambre de Sara par l’odeur du fiel d’un poiſſon qu’il fit brûler ſur le feu. Mais l’exemple de Raphaël ne doit pas être mis en parallele avec les ſuperſtitieuſes cérémonies des Magiciens, dont les Payens mêmes ſe font raillés : ſi elles avoient eu quelque puiſſance, ce n’auroit été que par l’opération du Démon avec la permiſſion de Dieu ; au lieu que ce qui eſt dit de l’Archange Raphaël, eſt certainement l’ouvrage d’un bon Eſprit, envoyé de Dieu pour guérir Sara fille de Raguël, auſſi diſtinguée par ſa piété, que les Magiciens ſont décriés par leur malice & leur ſuperſtition.

CHAPITRE XXXVII.

Autres Exemples des Spectres qui infeſtent
certaines maiſons.

LE P. Pierre Thyrée[339] Jéſuite rapporte une infinité d’exemples de maiſons infeſtées par des Spectres, des Eſprits & des Démons ; par exemple, celui d’un Tribun nommé Heſperius, dont la maiſon étoit infeſtée par un Démon, qui en tourmentoit les domeſtiques & les animaux, & qui en fut chaſſé, dit Saint Auguſtin[340], par un bon Prêtre d’Hippone, qui y offrit le divin Sacrifice du Corps du Seigneur.

Saint Germain[341] Evêque de Capoüe prenant le bain dans un quartier de la ville, y trouva Paſchaſe Diacre de l’Egliſe Romaine, mort depuis quelque tems, qui ſe mit en devoir de le ſervir, lui diſant qu’il faiſoit là ſon Purgatoire, pour avoir favoriſé le parti de Laurent Antipape, contre le Pape Simmaque.

Saint Grégoire de Nyſſe, dans la vie de Saint Grégoire de Néocéſarée, dit qu’un Diacre de ce ſaint Evêque étant entré dans un bain où perſonne n’oſoit entrer le ſoir après une certaine heure, parce que tous ceux qui y étoient entrés y avoient été mis à mort, y vit des Spectres de toutes ſortes, qui le menacerent en mille manieres ; mais il s’en délivra par le Signe de la Croix, & en invoquant le nom de Jeſus-Chriſt.

Alexandre d’Alexandrie[342] ſçavant Juriſconſulte Napolitain du quinziéme ſiécle, dit que tout le monde ſçait qu’à Rome il y a nombre de maiſons tellement décriées par les Spectres qui y paroiſſent preſque toutes les nuits, que perſonne n’oſe y habîter : il cite pour témoin Nicolas Tuba ſon ami, homme très-connu par ſa bonne foi & ſa probité, qui étant une fois venu avec quelques-uns de ſes compagnons pour éprouver ſi tout ce qu’on diſoit de ces maiſons étoit véritable, voulut y paſſer la nuit avec Alexandre. Comme ils étoient enſemble & bien éveillés avec de la clarté bien allumée, ils virent paroître un Spectre horrible, qui les effraya tellement par ſa voix terrible & par le grand bruit qu’il faiſoit, qu’ils ne ſçavoient plus, ni ce qu’ils faiſoient, ni ce qu’ils diſoient ; & à meſure que nous approchions, dit-il, avec la lumiere, le fantôme s’éloignoit : enfin après avoir jetté le trouble dans toute la maiſon, il diſparut entierement.

Je pourrois encore rapporter ici le Spectre du P. Sinſon Jéſuite, qu’il vit, & auquel il parla à Pont-à-Mouſſon dans le Cloître de la maiſon de ces Peres ; mais je me contenterai de l’exemple qui eſt rapporté dans les Cauſes Célébres[343], & qui peut ſervir à détromper ceux qui donnent trop légerement créance à ces ſortes de contes.

Au Château d’Arſillier en Picardie, on voyoit en certains jours de l’année, c’eſt-à-dire vers la Touſſaint, des flammes & une horrible fumée qui en ſortoient. On y entendoit des cris & des hurlemens épouvantables. Le Fermier du Château étoit fait à ce tintamare, parce qu’il le cauſoit lui-même. Tout le village en parloit, & chacun en faiſoit des contes à ſa façon. Le Seigneur à qui le Château appartenoit, ſe doutant qu’il y avoit de la ſupercherie, y vint vers la Touſſaint avec deux Gentils-hommes de ſes amis, bien réſolus de pourſuivre l’Eſprit, & de tirer deſſus avec deux bons piſtolets. Peu de jours après on ouit un grand bruit au-deſſus de la chambre où couchoit le Préſident Seigneur du Château : ſes deux amis y monterent, tenant d’une main le piſtolet, & de l’autre une chandelle ; il ſe préſenta une eſpece de fantôme noir, avec des cornes & une longue queuë, qui commença à gambader devant eux.

L’un d’eux lui tira un coup de piſtolet ; le Spectre au lieu de tomber, ſe retourne & ſe friſe devant lui : le Gentil-homme veut le ſaiſir ; mais l’Eſprit ſe ſauve par un petit eſcalier : le Gentilhomme le ſuit ; mais le perd de vûe, & après divers tours le Spectre ſe jetta dans une grange & diſparut, au moment que celui qui le pourſuivoit comptoit de le prendre & de l’arrêter. On apporte de la lumiere, & l’on remarque que là où le Spectre avoit diſparu, il y avoit une trape qu’on fermoit au verrouil après qu’on y étoit entré : on força la porte de la trape, & on trouva le prétendu Eſprit. Il avoua toutes ſes ſoupleſſes, & que ce qui le rendoit à l’épreuve du piſtolet, étoit une peau de buffle ajuſtée à ſon corps.

Le Cardinal de Retz[344] dans ſes Mémoires raconte agréablement la frayeur, dont lui & ceux de ſa compagnie furent ſaiſis à la rencontre d’une troupe de Religieux Auguſtins noirs, qui venoit la nuit de ſe baigner dans la riviere, & qu’ils prirent pour une troupe de toute autre choſe.

Un Médecin, dans une Diſſertation qu’il a donnée ſur les Eſprits, dit qu’une ſervante de la rue S. Victor étant deſcendue dans la cave, en revint fort effrayée, diſant qu’elle avoit vû un Spectre debout entre deux tonneaux. D’autres plus hardis y deſcendirent, & le virent de même. C’étoit un corps mort, qui étoit tombé d’un chariot venant de l’Hôtel-Dieu. Il étoit paſſé par le ſoupirail de la cave, & étoit demeuré debout entre deux muids.

Tous ces faits raſſemblés, au lieu de ſe confirmer l’un & l’autre, & d’établir la réalité de ces Spectres qui apparoiſſent dans certaines maiſons, & qui en écartent ceux qui voudroient y faire leur demeure, ne ſont propres au contraire qu’à les faire ſuſpecter généralement tous : car à propos de quoi ces gens enterrés & pourris depuis longtems ſe trouvent-ils en état de marcher avec leurs chaînes ? comment les traînent-ils ? Comment parlent-ils ? Car il y en a que l’on dit qui ont parlé, n’ayant pas les organes de la voix. Que demandent-ils ? La ſépulture. Ne ſont-ils pas enterrés ? Si ce ſont des Payens & des réprouvés, ils n’ont que faire de prieres. Si ce ſont des gens de bien morts en état de grace, ils peuvent avoir beſoin de prieres pour les tirer du Purgatoire ; mais dira-t’on cela de ces Spectres dont parlent Pline & Lucien ? Eſt-ce le Démon qui ſe joue de la ſimplicité des hommes ? N’eſt-ce pas lui attribuer un pouvoir exceſſif, que de le faire auteur de toutes ces Apparitions, que nous ne concevons pas qu’il puiſſe faire ſans la permiſſion de Dieu ? Or nous concevons encore moins que Dieu veuille concourir aux ſupercheries & aux illuſions du Démon. Il y a donc lieu de croire que toutes ces ſortes d’Apparitions, que toutes ces Hiſtoires ſont fauſſes, & qu’on doit les rejetter abſolument, comme plus propres à entretenir la ſuperſtition & la vaine crédulité des peuples, qu’à les édifier & à les inſtruire.

CHAPITRE XXXVIII.

Effets prodigieux de l’imagination dans
ceux ou celles qui croyent avoir commerce
charnel avec le Démon.

DEs qu’on admet le principe que les Anges & les Démons ſont des ſubſtances purement ſpirituelles, on doit regarder non-ſeulement comme chimérique, mais auſſi comme impoſſible tout commerce charnel entre un Démon & un homme ou une femme, & par conſéquent tenir pour des effets d’une imagination bleſſée & déréglée tout ce qu’on raconte des Démons incubes & ſuccubes, & des Ephialtes, dont on fait tant de mauvais contes.

Je reconnois que l’ancien Auteur du livre d’Hénoch qui eſt cité par les Peres, & qui eſt regardé comme Ecriture Canonique par quelques Anciens, que cet Auteur qui étoit apparemment Juif, a pris occaſion de ces paroles de Moïſe[345] : les enfans de Dieu voyant les filles des hommes qui étoient d’une beauté extraordinaire, les prirent pour femmes, & en engendrerent les Géans ; de débiter que les Anges épris de l’amour des filles des hommes les épouſerent, & en eurent des enfans, qui ſont ces Géans ſi fameux dans l’Antiquité[346]. Quelques anciens Peres ont crû que cet amour déréglé des Anges fut la cauſe de la chûte des mauvais Anges, & que juſqu’alors ils étoient demeurés dans la juſtice & dans la ſubordination qu’ils devoient à leur Créateur. Il paroît par Joſeph, que les Juifs de ſon tems croyoient ſérieuſement[347] que les Anges étoient ſujets à ces foibleſſes comme les hommes. S. Juſtin Martyr[348] a crû que de ce commerce des Anges avec les filles des hommes ſont ſortis les Démons.

Mais tous ces ſentimens ſont aujourd’hui preſque entiérement abandonnés, ſur-tout depuis qu’on a adopté la créance de la ſpiritualité des Anges & des Démons. Le commun des Peres & des Commentateurs ont expliqué le paſſage de la Genèſe que nous avons rapporté, des enfans de Seth, à qui l’Ecriture donne le nom d’Enfans de Dieu, pour les diſtinguer des enfans de Caïn, qui furent peres de ces filles qui ſont nommées ici les filles des hommes. La race de Seth s’étant donc alliée à la race de Caïn par les mariages dont on a parlé, il ſortit de ces mariages des hommes puiſſans, violens, impies, qui attirerent ſur la terre les effets terribles de la colére de Dieu qui éclata au déluge univerſel.

Ainſi ces mariages des enfans de Dieu avec les filles des hommes n’ont aucun rapport à la queſtion que nous traitons ici, où nous examinons ſi le Démon peut avoir commerce charnel avec un homme ou une femme, & ſi ce qu’on dit ſur tout cela peut être rapporté aux Apparitions des mauvais Eſprits parmi les hommes, ce qui eſt le principal objet de cette Diſſertation.

Voici quelques exemples de ces perſonnes, qui ont crû avoir commerce avec le Démon. Torquemade raconte dans un grand détail ce qui arriva de ſon tems & de ſa connoiſſance dans la Ville de Cagliari en Sardaigne à une jeune Demoiſelle qui ſe laiſſa corrompre par le Démon, & qui ayant été arrêtée par l’Inquiſition, ſouffrit la peine du feu, dans la folle eſpérance que ſon prétendu amant viendroit la délivrer.

Au même endroit il parle d’une jeune perſonne, qui étant recherchée en mariage par un jeune Seigneur de bonne maiſon, le Diable prit la forme de ce jeune homme, entretint la Demoiſelle pendant quelques mois, lui donna des promeſſes de mariage, & en abuſa. Elle ne fut détrompée, que lorſque le jeune Seigneur qui la recherchoit en mariage, lui eut ſait connoître qu’il étoit abſent de la Ville de plus de cinquante lieues le jour que la promeſſe en queſtion avoit été paſſée, & qu’il n’en avoit jamais eu la moindre connoiſſance. La fille déſabuſée ſe retira dans un Couvent, & fit pénitence de ſon double crime d’incontinence & de liaiſon avec le Démon.

On lit dans la vie de S. Bernard Abbé de Clairvaux[349], qu’une femme de Nantes en Bretagne avoit ou croyoit avoir commerce avec le Démon qui la voyoit toutes les nuits, même lorſqu’elle étoit couchée auprès de ſon mari. Elle demeura ſix ans en cet état : au bout de ce terme ayant horreur de ſon déſordre, elle ſe confeſſa à un Prêtre, & par ſon conſeil commença à faire pluſieurs actes de piété, tant pour en obtenir le pardon de ſon crime, que pour ſe délivrer de cet abominable amant. Le mari de la femme informé de la choſe, l’abandonna, & ne voulut plus la voir ni la retenir.

Cette malheureuſe fut avertie par le Démon même que S. Bernard viendroit bientôt à Nantes ; qu’elle ſe gardât bien de lui parler, que cet Abbé ne pourroit l’aider en rien ; que ſi elle lui parloit, ce ſeroit pour ſon grand malheur ; que de ſon amant, lui qui l’avertiſſoit, deviendroit ſon plus ardent perſécuteur.

Le Saint raſſura cette femme, & lui ordonna de faire le ſigne de la croix ſur ſoi en ſe couchant y & de mettre auprès d’elle dans ſon lit le bâton que le Saint lui donna ; ſi le Démon vient, lui dit-il, ne le craignez pas, qu’il faſſe ce qu’il pourra. Le Démon vint ; mais ſans oſer s’approcher du lit, il fit de grandes menaces à la femme, & lui dit qu’après le départ de Bernard il reviendroit pour la tourmenter.

Le Dimanche ſuivant S. Bernard ſe rendit à l’Egliſe Cathédrale avec les Evêques de Nantes & de Chartres, & ayant fait donner des cierges allumés à tout le peuple qui étoit aſſemblé en grande foule, le Saint après avoir raconté publiquement le fait abominable du Démon, exorciſa & anathématiſa le mauvais Eſprit, & lui défendit par l’autorité de Jeſus Chriſt de s’approcher jamais de cette femme, ni d’aucune autre. Tout le monde éteignit ſes cierges, & la puiſſance du Démon fut anéantie.

Cet exemple & les deux précédens racontés d’une maniere ſi circonſtanciée pourroient faire croire, qu’il y a de la réalité dans tout ce qu’on dit des Démons incubes & ſuccubes ; mais ſi l’on veut approfondir les faits, on trouvera qu’une imagination fortement frappée, & une violente prévention peuvent produire tout ce que l’on vient de dire.

Saint Bernard commence par guérir l’eſprit de la femme, en lui donnant ſon bâton pour le mettre au lit auprès d’elle. Ce bâton ſuffit pour une premiere impreſſion ; mais pour la diſpoſer à une guériſon parfaite, il fait l’Exorciſme du Démon, & puis l’anathématiſe avec le plus grand éclat qui lui eſt poſſible : on aſſemble des Evêques dans la Cathédrale ; le peuple s’y rend en foule ; on raconte la choſe en termes pompeux ; on menace le mauvais Eſprit ; on éteint les cierges, toutes cérémonies frappantes : la femme en eſt touchée, & ſon imagination en eſt guérie.

Jérôme Cardan[350] rapporte deux exemples ſinguliers de la force de l’imagination dans ce genre ; il les tenoit de François Pic de la Mirande. Je connois, diſoit ce dernier, un Prêtre âgé de 75 ans, qui a vécu avec une prétendue femme qu’il nommoit Hermeline, avec laquelle il couchoit, lui parloit, la conduiſoit dans les rues comme ſi elle eût été ſa femme. Lui ſeul la voyoit, ou la croyoit voir, enſorte qu’on le regardoit comme un homme qui avoit perdu l’eſprit. Ce Prêtre s’appelloit Benoît Beïna. Il avoit été arrêté par l’Inquiſition, & puni pour ſes crimes : car il avoua que dans le Sacrifice de la Meſſe il ne prononçoit pas les paroles ſacramentelles ; qu’il avoit donné des Hoſties conſacrées à des femmelettes pour s’en ſervir en ſortiléges ; qu’il avoit ſucé le ſang des enfans. Il avoua tout cela dans la queſtion qu’on lui donna.

Un autre nommé Pinete, entretenoit un Démon qu’il tenoit comme ſa femme, & avec qui il avoit eu commerce pendant plus de quarante ans. Cet homme vivoit encore du tems de Pic de la Mirande.

La dévotion & une ſpiritualité trop guindée & portée à l’excès, ont auſſi leurs déréglemens d’imagination. Ces perſonnes croyent ſouvent voir, entendre & ſentir ce qui ne ſe paſſe que dans le creux de leur cerveau, & qui n’a de réalité que dans leurs préjugés & dans leur amour propre. On s’en défie moins, parce que l’objet en eſt ſaint & pieux ; mais l’erreur & l’excès même en dévotion ſont ſujets à de très-grands inconvéniens, & il eſt très-important de détromper ceux & celles qui ſe laiſſent aller à ces ſortes de dérangemens d’eſprit.

On a vû, par exemple, des perſonnes qui étoient dans la plus éminente dévotion, qui croyoient voir la Sainte Vierge, S. Joſeph, le Sauveur, leur Ange gardien qui leur parloient, les entretenoient, touchoient les plaies du Seigneur, goûtoient du ſang qui couloit de ſon côté & & de ſes plaies. D’autres croyoient avoir en leur compagnie la Sainte Vierge & l’Enfant Jeſus, qui leur parloient & les entretenoient ; tout cela en idée & ſans réalité.

On auroit pû employer pour guérir ses deux Eccléſiaſtiques dont on a parlé, des moyens plus doux & peut-être plus efficaces que ceux dont on ſe ſert dans le Tribunal de l’Inquiſition : on guérit tous les jours des hypocondriaques, des maniaques, des imaginations échauffées, des cerveaux bleſſés, des viſceres trop échauffés, par des remédes tout ſimples & tout naturels, ou en rafraîchiſſant le ſang, ou en faiſant diverſion des humeurs, ou en frappant l’imagination par quelques nouveaux tours, ou en donnant tant d’exercice de corps ou d’eſprit au malade du cerveau, qu’il ait tout autre choſe à faire ou à penſer qu’à nourrir ſes fantaiſies, & à les fortifier par des réfléxions qui ſe renouvellent de jour en jour, ayant toujours le même but & le même objets.


CHAPITRE XXXIX.

Retour & Apparitions des Ames après
la mort du corps prouvées
par l’Ecriture.

LE dogme de l’immortalité de l’ame & de ſon exiſtence après ſa ſéparation du corps qu’elle a animé étant ſuppoſé comme indubitable, & Jeſus-Chriſt l’ayant invinciblement établi contre les Saducéens, le retour des Ames & leurs Apparitions aux vivans par l’ordre ou par la permiſſion de Dieu ne doit plus paroître ſi incroyable ni même ſi difficile. C’étoit une vérité connue & reçûe parmi les Juifs du tems du Sauveur ; il l’a ſuppoſée comme certaine, & n’a jamais rien dit qui pût faire croire qu’il la déſaprouvoit ou la condamnoit : il nous a ſeulement avertis que dans les Apparitions ordinaires, les Eſprits n’avoient ni chair ni os, comme il en avoit après ſa réſurrection[351] : Spiritus carnem & oſſa non habent, ſicut me videtis habere. Si S. Thomas a douté de la réalité de la réſurrection de ſon Maître & de la vérité de ſon Apparition, c’eſt qu’il ſçavoit que ces Apparitions des Eſprits ſont ſujettes à illuſion, & que ſouvent une perſonne prévenue croit voir ce qu’elle ne voit pas, & entendre ce qu’elle n’entend pas ; & quand même Jeſus-Chriſt ſeroit apparu à ſes Apôtres, cela ne prouveroit pas qu’il fût reſſuſcité, puiſqu’un Eſprit peut apparoître pendant que ſon corps eſt dans le tombeau, & même corrompu ou réduit en cendres.

Les Apôtres ne doutoient point de la poſſibilité des Apparitions des Eſprits, lorſqu’ils virent le Sauveur venir à eux marchant ſur les eaux du lac de Génézareth[352] ; ils crurent d’abord que c’étoit un fantôme. Après que S. Pierre fut ſorti de priſon par le ſecours d’un Ange, & qu’il vint frapper à la porte de la maiſon où les Freres étoient raſſemblés, la ſervante qui fut envoyée pour ouvrir, ayant oui la voix de Pierre, crut que c’étoit ſon Eſprit ou un Ange[353] qui frappoit, & qui avoit pris ſa forme & ſa voix. Le mauvais Riche étant dans les flammes de l’Enfer, pria Abraham d’envoyer Lazare ſur la terre pour avertir ſes Freres[354] de prendre garde de ne pas s’expoſer au danger de tomber comme lui dans le dernier malheur ; il croyoit ſans doute que les Ames peuvent revenir, ſe faire voir & parler aux vivans.

Dans la Transfiguration de Jeſus-Chriſt, Moïſe qui étoit mort depuis tant de ſiécles apparut ſur le Thabor avec Elie, s’entretenant avec Jeſus-Chriſt transfiguré[355] : après la réſurrection du Sauveur pluſieurs perſonnes mortes depuis longtems reſſuſciterent, & apparurent dans Jéruſalem à grand nombre de gens[356].

Dans l’Ancien Teſtament, le Roi Saül s’adreſſe à la Magicienne d’Endor, pour lui évoquer l’ame de Samuel[357] : ce Prophete parut, & parla à Saül. Je ſçai qu’on forme ſur cette évocation & cette Apparition de Samuel des difficultés conſidérables ; mais qu’il ait apparu ou non, que la Pythoniſſe l’ait réellement évoqué, ou qu’elle ait fait illuſion à Saül, j’en conclus que Saül & les ſiens étoient perſuadés que les Eſprits des morts pouvoient apparoître aux vivans, & leur révéler des choſes inconnues aux hommes.

S. Auguſtin répondant à Simplicien qui lui avoit propoſé ſes difficultés ſur cette Apparition, dit d’abord[358] qu’il n’eſt pas plus difficile de comprendre que le Démon ait pû évoquer Samuel par le miniſtere d’une Magicienne, qu’il ne l’eſt que Satan air parlé à Dieu, & ait tenté le S. homme Job, & ait demandé la permiſſion de tenter les Apôtres, & qu’il ait tranſporté Jeſus-Chriſt lui-même ſur le haut du Temple de Jéruſalem.

On peut croire auſſi, que Dieu par une diſpenſation particuliere de ſa volonté ait permis au Démon d’évoquer Samuel, & de le faire paroître devant Saül, pour lui annoncer ce qui lui devoit arriver, non par la vertu de la Magie, ni par la ſeule puiſſance du Démon, mais uniquement parce que Dieu le vouloit, & l’ordonnoit ainſi.

Il ajoute qu’on peut auſſi avancer que ce n’eſt pas Samuel qui apparut à Saül, mais un fantôme formé par l’illuſion du Démon, & par la force de la Magie ; & que l’Ecriture en donnant à ce fantôme le nom de Samuel, a ſuivi le langage ordinaire, qui donne le nom des choſes à ce qui n’en eſt que l’image ou la repréſentation en peinture ou en ſculpture.

Que ſi l’on demande comment ce fantôme a pû découvrir l’avenir, & prédire à Saül ſa mort prochaine, on peut demander de même comment le Démon a pû connoître Jeſus-Chriſt pour le ſeul Dieu, pendant que les Juifs l’ont m’éconnu, & que la fille Pythoniſſe dont il eſt parlé aux Actes des Apôtres[359], a pû rendre témoignage aux Apôtres, & s’ingérer à devenir leur Apologiſte, en rendant un bon témoignage de leur miſſion.

Enfin S. Auguſtin conclut, en diſant qu’il ne ſe croit pas aſſez éclairé pour décider ſi le Démon peut ou ne peut pas par le moyen des enchantemens magiques évoquer une ame après la mort du corps, enſorte qu’elle apparoiſſe & ſe faſſe voir ſous une forme corporelle, reconnoiſſable, & capable de parler & de découvrir des choſes futures & cachées. Que ſi l’on n’accorde pas ce pouvoir à la Magie & au Démon, il faudra conclure que tout ce qui eſt raconté de cette Apparition de Samuel à Saül, eſt une illuſion & une Apparition fauſſe, faite par le Démon pour tromper les hommes.

Dans les livres des Machabées[360] le grand Prêtre Onias qui étoit mort pluſieurs années auparavant, apparut à Judas Machabée en poſture d’un homme qui a les mains étendues, & qui prie pour le peuple du Seigneur : en même tems le Prophete Jérémie décédé depuis longtems apparut au même Machabée ; & Onias lui dit : voilà ce Saint homme, qui eſt l’ami & le protecteur de ſes Freres ; c’eſt lui qui prie continuellement pour le peuple du Seigneur, & pour la Sainte Cité de Jéruſalem. En diſant cela, il mit entre les mains de Judas une épée d’or, lui diſant : recevez cette épée comme un préſent venu du Ciel, par le moyen duquel vous détruirez les ennemis de mon peuple d’Iſrael.

Dans le même ſecond livre des Machabées[361], on raconte que dans le fort de la bataille que Timothée Général des armées de Syrie livra à Judas Machabée, l’on vit cinq hommes comme venant du Ciel montés ſur des chevaux avec des freins dorés, qui étoient à la tête de l’armée des Juifs, & dont deux étoient aux deux côtés de Judas Machabée chef de l’armée du Seigneur, qui le couvroient de leurs armes, & lançoient contre les ennemis des traits enflammés, & comme des coups de foudre qui les aveugloient & leur inſpiroient une frayeur mortelle.

Ces cinq Cavaliers armés, & combattans pour Iſraël, ne ſont autres apparemment que Mathathias pere de Judas Machabée[362], & quatre de ſes fils qui étoient décédés ; il ne lui reſtoit alors de ſes ſept fils que Judas Machabée, Jonathas & Simon. On peut auſſi l’entendre de cinq Anges, qui étoient envoyés de Dieu au ſecours des Machabées. De quelque maniere qu’on le prenne, ce ſont des Apparitions non douteuſes, tant à cauſe de la certitude du livre où elles ſont rapportées, que par le témoignage d’une armée entiere qui les a vûes.

D’où je conclus que les Hébreux ne doutoient point que les Eſprits des morts ne puſſent revenir, qu’ils ne revinſſent en effet, & qu’ils ne découvriſſent aux vivans des choſes au-deſſus de nos connoiſſances naturelles. Moïſe défend expreſſément aux Iſraélites de conſulter les morts[363] : non erit qui quærat à mortuis veritatem. Mais ces Apparitions ne ſe faiſoient pas dans des corps ſolides & matériels ; le Sauveur nous en aſſure, lorſqu’il a dit que les Eſprits n’ont ni chair ni os. Ce n’étoit ſouvent qu’une figure aërienne qui frappoit les ſens & l’imagination, comme les images que nous voyons dans le ſommeil, ou que nous croyons fermement voir & entendre. Les Habitans de Sodome furent frappés d’une eſpece d’aveuglement[364] qui les empêcha de voir la porte de la maiſon de Loth, où les Anges étoient entrés. Les Soldats qui cherchoient Eliſée furent de même en quelque ſorte aveuglés[365], quoiqu’ils euſſent les yeux ouverts, & qu’ils parlaſſent à celui qu’ils cherchoient, & qui les conduiſit juſques dans Samarie, ſans qu’ils s’en apperçuſſent. Les deux Diſciples qui alloient le jour de Pâques à Emmaüs en la compagnie de Jeſus-Chriſt leur Maître, ne le reconnurent toutefois qu’à la fraction du pain[366] : oculi eorum tenebantur, ne eum agnoſcerent.

Ainſi les Apparitions des Eſprits aux hommes ne ſont pas toujours en forme corporelle, ſenſible & réelle ; mais Dieu qui les ordonne ou qui les permet, fait ſouvent que les perſonnes à qui ſe ſont les Apparitions, voyent en ſonge ou autrement ces Eſprits, qui leur parlent & qui les avertiſſent, qui les menacent, qui leur font voir des choſes comme préſentes qui réellement ne ſont pas devant leurs yeux, mais ſeulement, dans leur imagination, ce qui n’empêche pas que ces viſions & ces avertiſſemens ne viennent de la part de Dieu, qui par lui-même, ou par le miniſtere de ſes Anges, ou des Ames ſéparées du corps, inſpire aux hommes ce qu’il juge à propos de leur faire connoître, ou en ſonge, ou par des ſignes extérieurs, ou par des paroles, ou par certaines impreſſions faites ſur leurs ſens, ou dans leur imagination, en l’abſence de tout objet extérieur.

Si les Apparitions des Ames des morts étoient des choſes naturelles, & qui fuſſent de leur choix, il y auroit peu de morts qui ne revinſſent viſiter les choſes ou les perſonnes qui leur ont été cheres pendant leur vie. S. Auguſtin le dit de ſa mere Sainte Monique[367], qui avoit pour lui une affection ſi tendre & ſi conſtante, & qui pendant ſa vie le ſuivit & le chercha par mer & par terre. Le mauvais Riche n’auroit pas manqué non plus de venir en perſonne trouver ſes freres & ſes parens, pour les informer du malheureux état où il ſe trouvoit dans l’Enfer ; c’eſt une pure grace de la miſéricorde ou de la puiſſance de Dieu, & qu’il n’accorde qu’à très-peu de perſonnes, d’apparoître après la mort, & c’eſt ce qui fait que l’on doit être fort en garde contre tout ce qu’on en dit, & tout ce qu’on en trouve d’écrit dans les livres.

CHAPITRE XL.

Apparitions des Eſprits prouvées par
l’Hiſtoire.

SAint Auguſtin[368] reconnoît que les morts ont ſouvent apparu aux vivans, leur ont révélé le lieu où leurs corps étoient ſans ſépulture, & leur ont montré celui où ils vouloient être enterrés. Il dit de plus qu’on entend ſouvent du bruit dans les Egliſes où des morts ſont inhumés, & que des morts ont été vûs ſouvent entrer dans les maiſons où ils demeuroient avant leur décès.

On lit dans le Concile d’Elvire[369] tenu vers l’an 300. une défenſe d’allumer des cierges dans les Cimetieres, pour ne pas inquiéter les Ames des Saints. La nuit qui ſuivit la mort de Julien l’Apoſtat, S. Baſile[370] eut une viſion, où il crut voir le Martyr S. Mercure, qui reçut ordre de Dieu d’aller tuer Julien. Peu de tems après le même S. Mercure revint, & s’écria : Seigneur, Julien eſt percé & bleſſé à mort, comme vous me l’avez commandé. Dès le matin S. Baſile annonça cette nouvelle à ſon peuple.

S. Ignace Evêque d’Antioche, qui ſouffrit le Martyre en 107.[371] apparut à ſes Diſciples, les embraſſant, & ſe tenant près d’eux. Et comme ils perſevéroient à prier avec encore plus d’ardeur, ils le virent comblé de gloire, & comme tout en ſueur venant d’un grand combat, & environné de lumiere.

Après la mort de S. Ambroiſe arrivée la veille de Pâques, la nuit même où l’on baptiſoit les Néophites, pluſieurs enfans nouvellement baptiſés virent le ſaint Évêque[372], & le montrerent à leurs parens, qui ne le purent voir, parce qu’ils n’avoient pas les yeux épurés, dit Saint Paulin Diſciple du Saint, & Auteur de ſa vie.

Il ajoûte que le jour de ſa mort il apparut en Orient à pluſieurs ſaints perſonnages, priant avec eux, & leur impoſant les mains ; ils écrivirent à Milan, & l’on trouva en confrontant les dates, que c’étoit le jour même de ſa mort. On conſervoit encore ces lettres du tems de Paulin, qui a écrit tout ceci : on a auſſi vû ce S. Evêque pluſieurs fois après ſa mort prier dans l’Egliſe Ambroſienne de Milan, qu’il avoit promis pendant ſa vie de viſiter ſouvent. Pendant le ſiége de la même ville, S. Ambroiſe apparut à un homme de la ville, & lui promit que le lendemain elle auroit du ſecours ; ce qui arriva. Un aveugle ayant appris en viſion que les corps des SS. Martyrs Siſinnius & Alexandre arrivoient par mer à Milan, & que l’Evêque Ambroiſe alloit au-devant d’eux, il pria en ſonge le même Evêque de lui rendre la vûe ; Ambroiſe répondit : Allez à Milan ; venez au-devant de mes freres, ils arriveront un tel jour, & ils vous rendront la vûe. L’aveugle vint à Milan, où il n’avoit jamais été, toucha la Chaſſe des SS. Martyrs, & recouvra la vûe ; c’eſt lui-même qui raconta la choſe à Paulin.

Les vies des SS. ſont remplies d’Apparitions de perſonnes décédées ; & ſi l’on vouloit les ramaſſer, on en rempliroit de grands volumes. S. Ambroiſe dont on vient de parler, découvrit d’une façon miraculeuſe les corps des Saints Gervais & Protais[373], & ceux de Saint Nazaire & de S. Celſe.

Evode Evêque d’Upſal en Afrique[374], grand ami de S. Auguſtin, étoit très-perſuadé de la réalité des Apparitions des morts, dont il avoit l’expérience, & dont il rapporte quelques exemples arrivés de ſon tems ; comme d’une bonne Veuve, à qui un Diacre décédé depuis quatre ans apparut ; il étoit accompagné de pluſieurs Serviteurs & Servantes de Dieu, qui préparoient un Palais d’une beauté extraordinaire. Cette Veuve lui demanda pour qui l’on faiſoit ces préparatifs ; il répondit que c’étoit pour ce jeune garçon qui étoit décédé le jour précédent. En même tems un vieillard vénérable qui étoit dans le même Palais, ordonna à deux jeunes hommes qui étoient vétus de blanc, de tirer du tombeau ce jeune homme décédé, & de le conduire en ce lieu. Dès qu’il fut ſorti du tombeau, on y vit éclore des roſes vierges ou en boutons, & le jeune homme apparut à un Religieux, & lui dit que Dieu l’avoit reçû au nombre de ſes Elûs, & l’avoit envoyé querir ſon pere, qui en effet mourut quatre jours après d’une petite fiévre.

Evode ſe propoſe ſur cela diverſes queſtions. Si l’Ame au ſortir de ſon corps ne conſerve pas encore un certain corps ſubtil, avec lequel elle apparoît, & par le moyen duquel elle eſt tranſportée d’un lieu en un autre ? Les Anges mêmes n’ont-ils pas un certain corps ? Car s’ils ſont incorporels, comment peut-on les compter ? Et ſi Samuel apparut à Saül, comment cela ſe put-il faire, ſi Samuel n’avoit point de corps ? Il ajoute : je me ſouviens fort bien que Proſuturus, Privatus & Servitius que j’avois connus dans le Monaſtere, m’ont apparu, & m’ont parlé après leur décès ; & ce qu’ils m’ont dit eſt arrivé. Eſt-ce leur Ame qui m’a apparu, ou eſt-ce quelqu’autre Eſprit qui a pris leur figure ? Il en conclut que l’Ame n’eſt pas abſolument ſans corps, puiſqu’il n’y a que Dieu qui ſoit réellement incorporel : animam igitur omni corpore oarere omninò non poſſe, illud, ut puto, oſtendit, quia Deus ſolus omni corpore ſemper caret.

S. Auguſtin qu’Evode avoit conſulté ſur cette matiere, ne croit pas que l’Ame après la mort du corps ſoit revêtue d’aucune ſubſtance matérielle ; mais il avoue qu’il eſt très-difficile d’expliquer, comment ſe font une infinité de choſes qui ſe paſſent dans notre eſprit, tant dans le ſommeil que dans la veille, où nous croyons voir, ſentir, diſcourir, & faire des choſes qui ſemblent ne pouvoir être faites que par le corps, quoiqu’il ſoit certain qu’il ne s’y paſſe rien de corporel. Et comment pouvoir expliquer des choſes ſi inconnues & ſi éloignées de ce que nous expérimentons tous les jours, puiſque nous ne pouvons expliquer ce que l’expérience journaliere nous fait éprouver ? Quid ſe præcipitat de rariſſimis aut inexpertis quaſi definitam ferre ſententiam, cùm quotidiana & continua non ſolvat ? Evode ajoute, qu’on a vû pluſieurs perſonnes après leur décès aller & venir dans leurs maiſons comme auparavant, & le jour & la nuit ; & que dans les Egliſes où il y a des morts enterrés, on entend ſouvent la nuit du bruit, comme de perſonnes qui prient à haute voix.

S. Auguſtin à qui Evode écrit tout cela, reconnoît qu’il y a beaucoup de diſtinction, à faire entre les vraies & les fauſſes viſions, & qu’il voudroit bien avoir un moyen ſûr pour en faire le juſte diſcernement. Le même Saint raconte à cette occaſion une Hiſtoire remarquable, qui a un très-grand rapport à la matiere que nous traitons. Un Médecin nommé Gennade, fort ami de S. Auguſtin, & fort connu à Carthage par ſa grande capacité & par ſon amour pour les pauvres, doutoit qu’il y eût une autre vie après celle-ci ; un jour il vit en ſonge un jeune homme, qui lui dit : ſuivez-moi ; il le ſuivit en eſprit, & ſe trouva dans une ville, où il entendit à ſa droite une mélodie admirable : il ne ſe ſouvenoit pas de ce qu’il avoit entendu à ſa gauche.

Une autrefois il vit le même jeune homme, qui lui dit : me connoiſſez-vous ? fort bien, lui répondit-il ; & d’où me connoiſſez-vous ? il lui raconta ce qu’il lui avoit fait voir dans la ville, où il l’avoit conduit. Le jeune homme ajouta : eſt-ce en ſonge ou éveillé que vous avez vû tout cela ? c’eſt en ſonge, lui dit-il ; & ce que je vous dis à préſent, l’entendez-vous en ſonge ou éveillé ? c’eſt en ſonge, répondit-il. Le jeune homme ajouta : où eſt à préſent votre corps ? dans mon lit, répliqua-t’il. Sçavez-vous bien que vous ne voyez rien à préſent des yeux du corps ? je le ſçais, répondit-il. Quels ſont donc les yeux par leſquels vous me voyez ? Comme il héſitoit, & ne ſçavoit quoi répondre, le jeune homme lui dit : de même que vous me voyez & m’entendez à préſent que vos yeux ſont fermés, & vos ſens endormis ; ainſi après votre mort vous vivrez, vous verrez, vous entendrez, mais des yeux de l’eſprit : ainſi ne doutez point qu’il n’y ait une autre vie après celle-ci.

Le grand S. Antoine vit un jour étant bien éveillé l’Ame du ſolitaire S. Ammon, qui étoit portée dans le Ciel au milieu des Chœurs des Anges. Or Saint Ammon étoit décédé le même jour à cinq journées de-là dans le déſert de Nitrie. Le même S. Antoine vit auſſi l’Ame de S. Paul Hermite, qui montoit au Ciel au milieu des Chœurs des Anges & des Prophetes, S. Benoît vit l’Ame de Saint Germain Evêque de Capoue au moment de ſon décès, qui étoit portée dans le Ciel par le miniſtére des Anges. Le même Saint vit l’Ame de ſa ſœur Sainte Scholaſtique, qui montoit au Ciel en forme de Colombe. On pourroit multiplier ces exemples à l’infini. Ce ſont de véritables Apparitions d’Ames ſéparées de leurs corps.

S. Sulpice Sévere étant aſſez éloigné de la Ville de Tours, & ne ſçachant pas ce qui s’y paſſoit, s’étoit endormi un matin d’un ſommeil fort léger ; comme il dormoit, il vit S. Martin qui lui apparut vêtu d’un habit blanc, le viſage éclatant, les yeux étincellans, les cheveux couleur de pourpre : il étoit néanmoins fort reconnoiſſable à ſon air & à ſa figure ; & S. Martin ſe fit voir à lui d’un viſage riant, & tenant en main le livre que Sulpice Sévere avoit compoſé de ſa vie. Sulpice ſe jetta à ſes pieds, embraſſa ſes genoux, & lui demanda ſa bénédiction, que le Saint lui donna. Tout ceci ſe paſſoit en viſion ; & comme S. Martin ſe fut élevé en l’air, Sulpice Sévere vit encore en eſprit le Prêtre Clarus Diſciple du Saint, qui prenoit le même chemin, , & s’élevoit vers le Ciel. A ce moment Sulpice s’éveilla, & un jeune garçon qui le ſervoit étant entré, lui dit qu’il y avoit deux Moines de Tours qui venoient d’arriver, & qui annonçoient que S. Martin y étoit décédé.

M. le Baron de Couſſey, ancien & reſpectable Magiſtrat, m’a raconté plus d’une fois, qu’étant à plus de ſoixante lieuës de la Ville où ſa mere déceda, la nuit qu’elle mourut, il fut éveillé par les abbois d’un chien qui étoit au pied de ſon lit, & qu’en même tems il apperçut la tête de ſa mere environnée d’une grande lumiere, qui entrant par la fenêtre dans ſa chambre, lui parla diſtinctement, & lui annonça diverſes choſes qui concernoient l’état de ſes affaires.

Saint Chriſoſtôme dans ſon exil[375], & la nuit qui précéda ſa mort, vit le Martyr S. Baſilique, qui lui dit : courage, mon frere Jean ; demain nous nous trouverons enſemble. La même choſe avoit été prédite à un Prêtre, qui demeuroit au même endroit. S. Baſilique lui dit : préparez un lieu pour mon frere Jean : car le voici qui vient.

La découverte du corps de S. Etienne premier Martyr eſt très-célébre dans l’Egliſe ; elle ſe fit en 415. S. Gamaliel qui avoit été Maître de S. Paul avant ſa converſion, apparut à un Prêtre nommé Lucius, qui couchoit dans le Baptiſtere de l’Egliſe de Jéruſalem pour en garder les vaſes ſacrés, & lui dit que ſon corps, & celui de Saint Etienne premier Martyr, étoient enterrés à Caphargamala au Faux-bourg nommé Dilagabis ; que le corps de ſon fils nommé Abibas, & celui de Nicodéme repoſoient au même endroit. Lucius eut la même viſion trois fois de ſuite à quelques jours de diſtance. Jean Patriarche de Jéruſalem, qui étoit alors au Concile de Dioſpolis, ſe rendit ſur les lieux, fit les découvertes & la tranſlation des Reliques, qui furent tranſportées à Jéruſalem ; & il s’y fit un grand nombre de Miracles.

Licinius étant dans ſa tente[376] tout occupé de la bataille qu’il devoit livrer le lendemain, vit un Ange, qui lui dicta la formule d’une priere qu’il fit apprendre à ſes Soldats, & par le moyen de laquelle il remporta la victoire ſur l’Empereur Maximin.

Maſcezel, Général des troupes Romaines que Stilicon envoya en Afrique contre Gildon, ſe prépara à cette guerre à l’imitation du grand Théodoſe, par la priere & l’intervention des Serviteurs de Dieu. Il mena avec lui dans ſon vaiſſeau des Religieux dont toute l’occupation pendant tout le trajet ne fut que la priere, le jeûne & le chant des Pſeaumes. Gildon avoit une armée de ſoixante & dix mille hommes : Maſcezel n’en avoit que cinq mille, & ne croyoit pas pouvoir ſans témerité ſe meſurer avec un Ennemi ſi puiſſant & ſi ſupérieur en forces. Comme il étoit dans ces inquiétudes, S. Ambroiſe qui étoit mort un an auparavant, lui apparut la nuit tenant un bâton à la main, & frappa la terre par trois fois, diſant : ici, ici, ici. Maſcezel comprit que le Saint lui promettoit la Victoire au même lieu dans trois jours. En effet trois jours après il marcha à l’Ennemi, offrit la paix aux premiers qu’il rencontra ; mais un Enſeigne lui ayant répondu avec arrogance, il lui déchargea un grand coup d’épée ſur le bras, & lui fit pancher ſon étendart : ceux qui étoient loin crurent qu’il ſe rendoit, & qu’il baiſſoit ſon étendart en ſigne de ſoumiſſion, & ils ſe hâterent d’en faire de même. Paulin qui a écrit la vie de S. Ambroiſe, aſſûre avoir appris ces particularités de la bouche même de Maſcezel ; & Oroſe les ſçavoit de ceux qui en avoient été témoins.

Les Perſécuteurs ayant fait ſouffrir le Martyre à ſept Vierges Chrétiennes[377], l’une d’elles apparut la nuit ſuivante à S. Théodoſe d’Ancyre, & lui découvrit le lieu où elle & ſes compagnes avoient été jettées dans le lac, ayant chacune une pierre au col. Comme Théodoſe & les ſiens étoient occupés à la recherche de ces corps, une voix du Ciel avertit Théodoſe de ſe garder du traître : elle vouloit marquer Polycronius, qui trahit Théodoſe, & fut cauſe qu’il fut arrêté & martyriſé.

Sainte Potamienne[378], Vierge Chrétienne qui ſouffrit le Martyre à Alexandrie, apparut après ſa mort à pluſieurs perſonnes, & fut cauſe de leur converſion au Chriſtianiſme. Elle ſe fit voir en particulier à un ſoldat nommé Baſilide, qui la menant au ſupplice, l’avoit défendue contre les inſultes de la populace ; ce ſoldat encouragé par Potamienne qui lui mit en viſion une couronne ſur la tête, ſe fit baptiſer, & reçut la couronne du Martyre.

Saint Grégoire Thaumaturge, Evêque de Néocéſarée dans le Pont, étant fort occupé de certaines difficultés de Théologie, que formoient des Hérétiques ſur les Myſteres de la Religion, & ayant paſſé une grande partie de la nuit à étudier ces matieres, il vit entrer dans ſa chambre un vieillard vénérable, ayant à ſes côtés comme une Dame d’une forme auguſte & divine : il comprit que c’étoient la Sainte Vierge & S. Jean l’Evangéliſte. La Vierge exhorta S. Jean à inſtruire l’Evêque, & à le tirer d’embarras, en lui expliquant clairement le Myſtere de la Trinité, & de la Divinité du Verbe ; il le fit, & Grégoire l’écrivit ſur le champ. C’eſt cette Doctrine qu’il laiſſa à ſon Egliſe, & que nous avons encore aujourd’hui.


CHAPITRE XLI.

Autres Exemples d’Apparitions.

PIerre le Vénérable Abbé de Cluny[379] raconte, qu’un bon Prêtre nommé Etienne ayant entendu la confeſſion d’un Seigneur nommé Gui bleſſé à mort dans un combat, ce Seigneur lui apparut tout armé quelque tems après ſa mort, & le pria de dire à ſon frere Anſelme de reſtituer un bœuf que lui Gui avoit pris à un tel payſan qu’il lui nomma, & de réparer le dommage qu’il avoit fait dans un village qui ne lui appartenoit pas, & auquel il avoit impoſé des charges indûes ; qu’il avoit oublié de déclarer ces deux péchés dans ſa derniere confeſſion, & qu’il étoit cruellement tourmenté pour cela ; & pour aſſurance de ce que je vous dis, ajouta-t’il, quand vous ſerez retourné chez vous, vous trouverez qu’on vous a volé l’argent que vous deſtiniez à faire le voyage de S. Jacques. Le Curé de retour en ſa maiſon trouva ſon argent, mais ne put s’acquitter de ſa commiſſion, parce qu’Anſelme étoit abſent. Peu de jours après Gui lui apparut de nouveau, & lui reprocha ſa négligence à ſatisfaire à ce qu’il avoit demandé de lui ; le Curé s’excuſa ſur l’abſence d’Anſelme, & enfin l’alla trouver, & lui dit ce dont il étoit chargé : Anſelme lui répondit durement, qu’il n’étoit pas obligé de faire pénitence pour les péchés de ſon frere.

Le mort apparut une troiſiéme fois au Curé, & le pria de le ſecourir dans cette extrémité : il le fit, & reſtitua le prix du bœuf ; mais comme le reſte excédoit ſon pouvoir, il fit des aumônes, recommanda Gui aux gens de bien de ſa connoiſſance ; & il n’apparut pas d’avantage.

Richer Moine de Senones[380] parle d’un Eſprit qui revint de ſon tems dans la ville d’Epinal vers l’an 1212. chez un Bourgeois nommé Hugues de la Cour, & qui depuis Noël juſqu’à la S. Jean-Baptiste fit dans cette maiſon une infinité de choſes à la vûe de tout le monde. On l’entendoit parler, on voyoit tout ce qu’il faiſoit, mais nul ne le pouvoit voir : il ſe diſoit de Cléſenteine, Village à ſept lieues d’Epinal ; & ce qui eſt encore remarquable, c’eſt que pendant les ſix mois qu’il ſe fit entendre dans cette maiſon, il n’y fit aucun mal à perſonne. Un jour Hugues ayant ordonné à ſon domeſtique de ſeller ſon cheval, & le valet occupé à autre choſe ayant différé de le faire, l’Eſprit fit ſon ouvrage au grand étonnement de toute la maiſon. Une autrefois Hugues étant abſent, l’Eſprit demanda à Etienne gendre de Hugues un denier pour en faire une offrande à S. Goëric Patron d’Epinal. Etienne lui préſenta un vieux denier Provencien ; mais l’Eſprit le rebuta, diſant qu’il vouloit un bon denier Toulois. Etienne mit ſur le ſeuil de la porte un denier Toulois, qui diſparut auſſi-tôt, & la nuit ſuivante on entendit dans l’Egliſe de S. Goëric du bruit, comme d’un homme qui y marchoit.

Une autre fois Hugues ayant acheté du poiſſon pour le repas de ſa famille, l’Eſprit tranſporta le poiſſon au jardin qui étoit derriere la maiſon, en mit la moitié ſur un eſſis (ſcandula) & le reſte dans un mortier, où on le retrouva. Une autre fois Hugues voulant ſe faire ſaigner, dit à ſa fille de lui préparer des bandelettes ; l’Eſprit auſſi-tôt alla prendre une chemiſe neuve dans une autre chambre, & la réduiſit en pluſieurs bandes, qu’il préſenta au Maître du logis, & lui dit de choiſir les meilleures. Un autre jour la ſervante du logis ayant étendu divers linges au jardin pour les faire ſécher, l’Eſprit les porta à la chambre haute, & les y plia plus proprement que n’auroit pû faire la plus habile blanchiſſeuſe.

Un homme nommé Guy de la Torre[381] étant décédé à Vérone en 1306. au bout de huit jours parla à ſa femme, aux voiſins & voiſines, au Prieur des Dominicains, & au Profeſſeur de Théologie, qui lui fit pluſieurs queſtions de Théologie, auſquelles il répondit fort pertinemment ; il déclara qu’il étoit en Purgatoire pour certains péchés non expiés. On lui demanda comment il pouvoit parler n’ayant pas les organes de la voix ; il répondit que les Ames ſéparées du corps avoient la faculté de ſe former de l’air des inſtrumens propres à prononcer des paroles : il ajouta que le feu de l’Enfer agit ſur les Eſprits, non par ſa vertu naturelle, mais par la puiſſance de Dieu, dont le feu eſt l’inſtrument.

Voici un autre exemple remarquable d’Apparition rapporté par M. d’Aubigné. J’affirme ſur la parole du Roi[382] le ſecond prodige, comme étant un des trois contes, deſquels j’ai parlé autrefois, qu’il nous a réitéré, nous faiſant voir ſes cheveux hériſſés. C’eſt que la Reine s’étoit miſe au lit de meilleure heure que de coûtume, ayant à ſon coucher entr’autres perſonnes de marque le Roi de Navarre[383], l’Archevêque de Lyon, les Dames de Retz, de Lignerolles, & de Sauve, deux deſquelles ont confirmé ce diſcours. Comme elle étoit preſſée de donner le bon ſoir, elle ſe jetta d’un treſſaut ſur ſon chevet, mit les mains devant ſon viſage, & avec un cri violent appella à ſon ſecours ceux qui l’aſſiſtoient, leur voulant montrer au pied du lit le Cardinal qui lui tendoit la main ; elle s’écria pluſieurs fois : M. le Cardinal, je n’ai que faire de vous. Le Roi de Navarre envoie au même tems un de ſes Gentilshommes au logis du Cardinal, qui rapporta comment il avoit expiré au même point.

Je tire des Mémoires de Sully[384], qu’on vient de réimprimer dans un meilleur ordre qu’ils n’étoient auparavant, un autre fait ſingulier, & qui peut ſe rapporter à ceux-ci. On cherche encore, dit l’Auteur, de quelle nature pouvoit être ce preſtige vû ſi ſouvent & par tant d’yeux dans la Forêt de Fontainebleau ; c’étoit un Fantôme environné d’une meute de chiens, dont on entendoit les cris, & qu’on voyoit de loin, mais qui diſparoiſſoit, lorſqu’on s’en approchoit.

La note de M. de l’Ecluſe, Editeur de ces Mémoires, entre dans un plus grand détail. Il marque que M. de Peréfix fait mention de ce Fantôme, & il lui fait dire d’une voix rauque l’une de ces trois paroles : m’attendez-vous, ou m’entendez-vous, ou amandez-vous ; & l’on croît, dit-il, que c’étoient des jeux de Sorciers ou du malin Eſprit. Le Journal de Henri IV. & la Chronologie ſeptenaire en parlent auſſi, & aſſurent même que ce Phénomène effraya beaucoup Henri IV. & ſes Courtiſans ; & Pierre Mathieu en dit quelque choſe dans ſon Hiſtoire de France, tom. 2. pag. 268. Bongars en parle comme les autres[385], & prétend que c’étoit un Chaſſeur, qu’on avoit tué dans cette Forêt du tems de François I. Mais aujourd’hui il n’eſt plus queſtion de ce Spectre. Cependant il reſte dans la Forêt une route, qui a retenu le nom du grand Veneur, en mémoire, dit-on, de ce preſtige.

Une Chronique de Metz[386] ſous l’an 1330. raconte l’Apparition d’un Eſprit à Lagni ſur Marne à ſix lieuës de Paris ; c’étoit une bonne Dame, qui parla ſouvent après ſa mort à plus de vingt-huit perſonnes, à ſon Pere, à ſa Sœur, à ſa Fille & à ſon Gendre, & à ſes autres amis, leur demandant qu’ils fiſſent dire pour elle des Meſſes propres, comme plus efficaces que les Meſſes communes. Comme on craignoit que ce ne fût un mauvais Eſprit, on lui lut le commencement de l’Evangile de S. Jean : In principio erat verbum, & on lui fit dire ſon Pater, ſon Credo & ſon Confiteor ; elle diſoit qu’elle avoit auprès d’elle deux Anges, un bon & un mauvais, & que le bon Ange lui réveloit ce qu’elle devoit dire. On lui demanda ſi on iroit querir le S. Sacrement de l’Autel ; elle répondit qu’il étoit avec eux : car ſon Pere qui étoit préſent, & pluſieurs autres des aſſiſtans l’avoient reçu le jour de Noël, qui étoit le Mardi précédent.

Le P. Taillepied Cordelier, Profeſſeur en Théologie à Rouen[387], qui a compoſé un livre exprès ſur les Apparitions, imprimé à Rouen en 1600. dit qu’un de ſes confreres & de ſa connoiſſance, nommé Frere Gabriel, apparut à pluſieurs Religieux du Couvent de Nice, & les pria de ſatisfaire à un Marchand de Marſeille chez qui il avoit pris un habit qu’il n’avoit pas payé. On lui demanda pourquoi il faiſoit tant de bruit ; il répondit que ce n’étoit pas lui, mais un mauvais Eſprit qui vouloit apparoître au lieu de lui, & l’empêcher de déclarer la cauſe de ſon tourment.

Je tiens de deux Chanoines de Saint Diez en notre voiſinage, que trois mois après la mort de M. Henri Chanoine de S. Diez leur confrere, celui des Chanoines à qui la maiſon étoit échûe, étant allé avec un de ſes confreres à deux heures après midi pour viſiter ladite maiſon, & voir quel changement il conviendroit d’y faire, ils entrerent dans la cuiſine, & virent tous deux dans une grande chambre voiſine & fort éclairée un grand Eccléſiaſtique de même taille & de même figure qu’étoit le Chanoine défunt, qui s’étant tourné vers eux, les enviſagea pendant deux minutes, puis traverſa ladite chambre, & gagna un petit eſcalier borgne qui conduit au grenier.

Ces deux Meſſieurs fort effrayés ſortirent incontinent, & raconterent l’avanture à quelques-uns de leurs confreres, qui furent d’avis de retourner pour voir s’il n’y avoit point quelqu’un de caché dans la maiſon ; on alla, on chercha, on fureta par-tout ſans pouvoir trouver perſonne.

On lit dans l’Hiſtoire des Evêques du Mans[388] ſous l’Evêque Hugues qui vivoit en 1135. qu’on ouit dans la maiſon du Prévôt Nicolas un Eſprit, qui effrayoit les voiſins & ceux qui demeuroient dans la maiſon par des tintamares & des bruits effroyables, comme s’il eût jetté des pierres énormes contre les murs, avec un fracas qui ébranloit les toîtures, les murailles & les lambris : il tranſportoit les plats & la vaiſſelle d’un lieu à un autre, ſans qu’on vît la main qui faiſoit ces mouvemens. Ce Génie allumoit une chandelle quoiqu’éloignée du feu ; quelquefois lorſqu’on avoit ſervi de la viande ſur la table, il y répandoit du ſon, ou de la cendre, ou de la ſuye, pour empêcher qu’on y touchât. Amica femme du Prévôt Nicolas ayant préparé du fil pour faire de la toile, l’Eſprit l’entortilla & l’embarraſſa de telle ſorte autour d’un banc, que tous ceux qui le virent ne pouvoient aſſez admirer la façon dont tout cela s’étoit fait.

On appella des Prêtres qui jetterent de l’eau bénite par-tout, & ordonnerent à tous les aſſiſtans de faire ſur eux le ſigne de la croix. Vers la premiere & la ſeconde nuit, on ouit comme la voix d’une jeune fille qui tirant des ſoupirs du fond du cœur, diſoit d’une voix lamentable & entrecoupée, qu’il étoit Garnier ; & s’adreſſant au Prévôt : hélas, d’où viens-je ? de quel pays lointain, par combien de tempêtes, de dangers, de neiges, de froid, de feu, de mauvais tems, ſuis-je arrivé en cet endroit ? je n’ai point reçû le pouvoir de faire mal à perſonne ; mais muniſſez-vous du ſigne de la Croix contre une troupe de malins Eſprits, qui ne ſont venus ici que pour vous nuire : faites dire pour moi une Meſſe du S. Eſprit, & une Meſſe pour les défunts ; & vous, ma chere belle-ſœur, donnez pour moi quelques habits aux pauvres.

On lui fit pluſieurs queſtions ſur des choſes paſſées & futures, auſquelles il répondit très-pertinemment : il s’expliqua même ſur le ſalut & la damnation de pluſieurs perſonnes ; mais il ne voulut pas entrer en diſpute, ni en conférence avec des hommes doctes, qui lui furent envoyés par l’Evêque du Mans : cette derniere circonſtance eſt fort remarquable, & donne quelque chofe à ſoupçonner ſur cette Apparition.


CHAPITRE XLII.

Apparitions d’Eſprit qui impriment leur
main ſur des habits, ou ſur du bois.

ON m’a communiqué depuis peu un ouvrage compoſé par un P. Prémontré de l’Abbaye de Touſſaints dans la Forêt noire, homme fort habile. Son ouvrage eſt manuſcrit, & eſt intitulé : Umbra Humberti, hoc eſt hiſtoria memorabilis D. Humberti Birkii mira poſt mortem Apparitione, per A. G. N.

Ce Humbert Birck étoit un notable Bourgeois de la Ville d’Oppenheim, & maître d’une maiſon champêtre nommée Berenbach ; il mourut au mois de Novembre 1620. peu de jours avant la Saint Martin. Le Samedi qui ſuivit ſes obſéques, on commença d’ouir certains bruits dans la maiſon, où il avoit demeuré avec ſa premiere femme : car lorſqu’il mourut, il s’étoit remarié avec une autre femme.

Le Maître de cette maiſon ſoupçonnant que c’étoit ſon beau-frere qui y revenoit, il lui dit : ſi vous êtes Humbert mon beau-frere, frappez trois fois contre la muraille. En même tems on ouit trois coups ſeulement : car pour l’ordinaire il frappoit pluſieurs coups. Il ſe faiſoit auſſi quelquefois entendre à la fontaine, où l’on alloit puiſer de l’eau, & effrayoit tout le voiſinage ; il ne proféroit pas toutefois des voix articulées ; mais il ſe faiſoit entendre par des coups redoublés, par du bruit, une palpitation, un gémiſſement, un coup de ſifflet, ou par un cri comme d’une perſonne qui ſe lamentoit. Tout cela dura pendant environ ſix mois, puis ceſſa tout à coup.

Au bout d’un an, & peu après ſon Anniverſaire, il ſe fit entendre beaucoup plus fort qu’auparavant. Le Maître de la maiſon & ſes domeſtiques les plus hardis lui demanderent enfin ce qu’il ſouhaitoit, & en quoi on pourroit l’aider ; il répondit, mais d’une voix rauque & baſſe : faites venir pour Samedi prochain le Curé avec mes enfans. Le Curé étant incommodé, ne put s’y rendre au jour marqué ; mais il y vint le Lundi ſuivant accompagné de bon nombre de perſonnes.

On en avertit Humbert, qui répondit d’une maniere fort intelligible. On lui demanda s’il demandoit des Meſſes : il en demanda trois ; s’il vouloit qu’on fît des aumônes à ſon intention, il dit : je ſouhaite qu’on donne aux pauvres huit meſures de grains ; que ma Veuve donnera quelque choſe à tous mes enfans. Il ordonna enſuite qu’on réformât ce qui avoit été mal diſtribué dans ſa ſucceſſion, ce qui alloit environ à vingt florins. On lui demanda pourquoi il infeſtoit cette maiſon plutôt qu’une autre ; il répondit qu’il y étoit forcé par des conjurations & des malédictions : s’il avoit reçû les Saints Sacremens de l’Egliſe : je les ai reçûs du Curé votre Prédéceſſeur. On lui fit dire le Pater & l’Ave : il les récita avec peine, diſant qu’il en étoit empêché par un mauvais Eſprit, qui ne lui permettoit pas de dire au Curé beaucoup d’autres choſes.

Le Curé qui étoit un Prémontré de l’Abbaye de Touſſaints, vint au Monaſtere le Mardi 12 Janvier 1621. afin de prendre l’avis du Supérieur dans une affaire ſi ſinguliere ; on lui donna trois Religieux pour l’aider de leurs conſeils. Ils ſe rendirent à la maiſon où Humbert continuoit ſes inſtances : car on n’avoit encore rien exécuté de ce qu’il avoit demandé. Il s’y trouva grand nombre de perſonnes des environs. Le Maître du logis dit à Humbert de frapper la muraille : il la frappa aſſez doucement ; il lui dit de nouveau, allez chercher une pierre, & frappez plus fort : il différa un peu, comme ayant été ramaſſer une pierre, & donna un coup plus fort ſur la muraille ; le Maître dit à l’oreille à ſon voiſin le plus bas qu’il put, qu’il frappe ſept ſois, & auſſi-tôt il frappa ſept fois. Il témoigna toujours un grand reſpect pour les Prêtres, & il ne leur répondoit pas avec la même hardieſſe qu’aux Laïques ; comme on lui en demanda la cauſe, c’eſt, dit-il, qu’ils ont avec eux le S. Sacrement ; ils ne l’avoient pas toutefois autrement, que parce que ce jour-là ils avoient dit la Meſſe. Le lendemain on dit les trois Meſſes qu’il avoit demandées, & on ſe diſpoſa auſſi à faire un pélerinage qu’il avoit ſpécifié dans le dernier entretien qu’ils eurent avec lui ; on promit de faire les aumônes au premier jour. Depuis ce tems Humbert ne revint plus.

Le même Religieux Prémontré raconte que le 9 Septembre 1625. un nommé Jean Steinlin mourut dans un lieu appellé Altheim, du Diocèſe de Conſtance. Steinlin étoit homme aiſé, & Conſeiller de ſa Ville. Quelques jours après ſa mort, il ſe fit voir pendant la nuit à un Tailleur d’habits nommé Simon Bauh, ſous la forme d’un homme environné d’une flamme ſombre, & comme celle de ſouffre allumé, allant & venant dans ſa propre maiſon, mais ſans parler. Bauh que ce ſpectacle inquiétoit, réſolut de lui demander ce qu’on pouvoit faire pour ſon ſervice ; il en trouva l’occaſion le 17 Novembre de la même année 1625. Car comme il ſe repoſoit la nuit dans ſon poële, un peu après onze heures du ſoir, il vit entrer dans ſa chambre ce Spectre environné de feu comme de ſouffre, allant & venant, fermant & ouvrant les fenêtres. Le Tailleur lui demanda ce qu’il ſouhaitoit : il répondit d’une voix rauque & interrompue qu’il pourroit beaucoup l’aider s’il vouloit ; mais, ajouta-t’il, ne me promettez pas, ſi vous n’êtes pas réſolu d’exécuter vos promeſſes : je les exécuterai, ſi elles ne paſſent pas mon pouvoir, répondit-il.

Je ſouhaite donc, reprit l’Eſprit, que vous faſſiez dire une Meſſe à la Chapelle de la Vierge de Rotembourg ; je l’ai vouée pendant ma vie, & ne l’ai pas fait acquitter : de plus vous ferez dire deux Meſſes à Altheim, l’une des défunts, & l’autre de la Vierge ; & comme je n’ai pas toujours exactement ſatisfait à payer mes Domeſtiques, je ſouhaite que l’on diſtribue aux pauvres un quarteron de blé. Simon promit de ſatisfaire à tout. L’Eſprit lui tendit la main comme pour s’aſſurer de ſa parole ; mais Simon craignant qu’il ne lui en arrivât quelque choſe, lui tendit le banc qui lui tomba ſous la main, & le Spectre l’ayant touché, y imprima ſa main avec les cinq doigts & ſes jointures, comme ſi le feu y avoit paſſé, & y eût laiſſé une impreſſion aſſez profonde. Après cela il s’évanouit avec un ſi grand bruit, qu’on l’entendit trois maiſons plus loin.

J’ai rapporté dans la premiere édition de cette Diſſertation ſur le retour des Eſprits une avanture arrivée à Fontenoy ſur la Moſelle, où l’on prétendoit qu’un Eſprit avoit de même imprimé ſa main ſur un mouchoir, & y avoit laiſſé l’empreinte de la main & du carpe très-bien marquée. Le mouchoir eſt entre les mains d’un nommé Caſmet, Huiſſier demeurant à Toul, qui l’avoit reçû de ſon oncle Curé de Fontenoy même ; mais ayant approfondi la choſe, il s’eſt trouvé que c’étoit d’un jeune garçon Maréchal, qui faiſoit l’amour à la Demoiſelle à qui le mouchoir appartenoit, & qui avoit forgé une main de fer pour en faire l’empreinte ſur le mouchoir, & perſuader le monde de la réalité de l’Apparition.

On a vû à S. Avold, Ville de la Lorraine Allemande, dans la maiſon du ſieur Curé, nommé M. Royer de Monclos, une ſcêne à peu près pareille d’une jeune ſervante âgée de ſeize ans, qui entendoit & voyoit, diſoit-elle, une femme qui faiſoit grand bruit dans la maiſon ; mais elle étoit la ſeule qui la vit & l’entendît, quoique d’autres entendiſſent auſſi le bruit qui ſe faiſoit dans le logis : ils voyoient auſſi la jeune ſervante comme pouſſée, tirée, frappée par l’Eſprit ; mais on ne le vit jamais, & on n’entendit pas ſa voix. Ce manége Commença la nuit du 31 de Janvier 1694. & finit ſur la fin de Février de la même année. Le Curé conjura l’Eſprit en Allemand & en François : il ne répondit point aux Exorciſmes faits en François, ſinon par des ſoupirs ; & comme on terminoit l’Exorciſme fait en Allemand, en diſant : que tout Eſprit loue le Seigneur, la fille dit que l’Eſprit avoit dit & moi auſſi ; mais elle fut la ſeule qui l’ouit.

On pria quelques Religieux de l’Abbaye de venir auſſi exorciſer l’Eſprit : ils y vinrent, & avec eux quelques notables Bourgeois de S. Avold ; & ni après ni pendant les Exorciſmes ils ne virent & n’ouirent autre choſe, ſinon que la ſervante paroiſſoit être pouſſée violemment, & qu’on frappoit rudement ſur les portes. A force d’Exorciſmes, on força l’Eſprit, ou plutôt la ſervante qui étoit la ſeule qui le vît & qui l’entendit, de déclarer qu’il n’étoit ni fille ni femme ; qu’elle s’appelloit Claire-Marguerite Henri ; qu’il y avoit cent cinquante ans qu’elle étoit morte à l’âge de vingt ans, après avoir ſervi chez le Curé de S. Avold d’abord pendant huit ans ; qu’elle étoit décédée à Guenvillier de douleur & de regret d’avoir tué ſon propre enfant.

Enfin la ſervante lui ſoutenant qu’elle n’étoit pas un bon Eſprit, elle lui dit : donne-moi ta juppe : elle n’en voulut rien faire ; en même tems l’Eſprit lui dit : regarde ta juppe, ma marque y eſt. Elle regarda, & vit ſur ſa juppe les cinq doigts de la main ſi bien exprimés, qu’il ne paroiſſoit pas qu’une Créature vivante l’eût pû mieux marquer. Ce manége dura environ deux mois ; & aujourd’hui à S. Avold, comme dans tout le pays, on parle de l’Eſprit de S. Avold comme d’un jeu joué par cette fille, de concert ſans doute avec quelques perſonnes qui voulurent ſe divertir, & intriguer le bon Curé avec ſes ſœurs, & tous ceux qui donnerent dans ce panneau. On a imprimé à Nancy chez Cuſſon en 1718. la relation de cet évenement, qui trouva d’abord créance parmi bon nombre de gens, mais dont on a été bien détrompé dans la ſuite.

J’ajouterai à cette Hiſtoire celle qui eſt racontée par Philippe Mélancthon[389], dont le témoignage en cette matiere ne doit pas être ſuſpect. Il dit que ſa tante ayant perdu ſon mari, lorſqu’elle étoit enceinte & près de ſon terme, elle vit un jour ſur le ſoir deux perſonnes entrer chez elle ; l’un avoit la forme de ſon mari décédé, & l’autre celle d’un Franciſcain de haute taille. D’abord elle fut effrayée ; mais ſon mari la raſſura, & lui dit qu’il avoit des choſes importantes à lui communiquer : en même tems il pria le Franciſcain de paſſer dans le poële voiſin, en attendant qu’il eût fait connoître ſes volontés à ſa femme. Alors il la pria de faire dire quelques Meſſes pour le ſoulagement de ſon Ame, & l’engagea de lui donner ſa main ſans crainte ; comme elle en faiſoit difficulté, il l’aſſura qu’elle n’en reſſentiroit aucun mal. Elle lui donna la main, puis la retira ſans ſentir aucune douleur, mais ſi gâtée de brûlure qu’elle en demeura noire toute ſa vie. Après cela le mari rappella le Franciſcain, ils ſortirent & diſparurent. Mélancthon croit que c’étoient deux Spectres ; il ajoute que l’on connoit pluſieurs exemples ſemblables rapportés par des perſonnes très-dignes de foi.

Si ces deux hommes n’étoient que des Spectres, n’ayant ni chair ni os, comment l’un d’eux a-t’il pû imprimer la couleur noire à la main de cette Veuve ? comment celui qui a apparu au Tailleur Bauh imprima-t’il ſa main dans le banc qu’on lui préſenta ? Si c’étoient de mauvais Génies, pourquoi demanderent-ils des Meſſes, & ordonnerent-ils des reſtitutions ? Satan détruit-il ſon Empire, & inſpire-t’il aux vivans de faire de bonnes actions, & de craindre les peines dont Dieu punit les péchés des méchans ?

Mais conſidérant la choſe ſous une autre vûe, le Démon ne peut-il pas dans ces ſortes d’Apparitions où il demande des Meſſes & des prieres, avoir deſſein de fomenter la ſuperſtition, en faiſant croire aux vivans que les Meſſes & les prieres qu’on fera après leur mort les garantiront des peines de l’Enfer, quand même ils mourroient dans l’habitude du crime & dans l’impénitence ? On cite pluſieurs exemples de ſcélérats qui ſont apparus après leur mort demandant des prieres comme le mauvais Riche, & auſquels les prieres & les Meſſes ne pouvoient être d’aucune utilité, attendu l’état malheureux dans lequel ils étoient décédés. Ainſi dans tout cela Satan cherche à établir ſon Empire, & non à le détruire ou le diminuer.

Nous parlerons ci-après dans la Diſſertation ſur les Vampires, des Apparitions de perſonnes mortes qui ont été vûes, & ont agi comme vivantes dans leur propre corps.

Le même Mélancthon raconte qu’un Religieux vint un jour frapper rudement à la porte du logis de Luther demandant à lui parler ; il entra, & dit : j’ai quelques erreurs Papiſtiques, ſur leſquelles je ſerai bien-aiſe de conférer avec vous. Parlez, lui dit Luther. Il lui propoſa d’abord quelques ſyllogiſmes, auſquels il répondit aiſément ; puis il lui en propoſa d’autres plus difficiles. Luther offenſé, lui répondit bruſquement : allez, vous m’embarraſſez ; j’ai autre choſe à faire à préſent. Toutefois il ſe leva, & répondit a ſes argumens. En même tems ayant remarqué que le prétendu Religieux avoit les mains faites comme des griffes d’oiſeau, il lui dit : n’es-tu pas celui dont il eſt dit dans la Geneſe : celui qui naîtra de la femme briſera la tête du ſerpent ? il ajouta, mais tu ne les engloutiras pas tous. A ces mots le Démon confus ſe retira en grondant, & faiſant grand fracas ; il laiſſa la chambre infectée d’une très-mauvaiſe odeur qui s’y fit ſentir pendant quelques jours.

Luther qui fait l’eſprit fort, & qui invective avec tant d’emportement contre les Meſſes privées, où l’on prie pour le repos des défunts[390], ſoutient hardiment que toutes les Apparitions d’Eſprits qui ſe liſent dans les Vies des Saints, & qui demandent des Meſſes pour le ſoulagement de leurs ames, ne font que des illuſions de Satan, qui apparoît pour tromper les ſimples, & leur inſpirer une vaine confiance au Sacrifice de la Meſſe. Il en conclut qu’il vaut mieux ſans détour nier abſolument le Purgatoire.

Il ne nioit donc pas ni les Apparitions ni les opérations du Diable, & il ſoutenoit qu’Ecolampade étoit mort accablé des coups du Diable[391] dont il n’ayoit pû ſoutenir l’effort ; & parlant de lui-même, il aſſure que s’étant un jour réveillé en ſurſaut au milieu de la nuit, le Diable parut pour diſputer contre lui : alors il ſe ſentit ſaiſi d’une frayeur mortelle. Les argumens du Démon étoient ſi preſſans, qu’ils ne lui laiſſoient aucun repos d’eſprit : le ſon de ſa puiſſante voix, ſes manieres de diſputer accablantes, où la queſtion & la réponſe ſe font ſentir à la fois, ne le laiſſoient pas reſpirer. Il dit encore que le Diable peut tuer & étrangler, & ſans tout cela mettre un homme ſi fort à l’étroit par ſes diſputes, qu’il y a dequoi en mourir, comme je l’ai, dit-il, expérimenté pluſieurs fois. Après de tels aveux que peut-on penſer de ſa doctrine de ce Chef des Novateurs ?


CHAPITRE XLIII.

Sentiment des Juifs, des Grecs & des
Latins ſur les Morts qui ſont demeurés
ſans ſépulture.

LES anciens Hébreux, de même que la plûpart des autres Peuples, étoient fort ſoigneux de donner la ſépulture aux Morts. Cela paroît par toutes les Hiſtoires : on voit dans l’Ecriture combien les Patriarches ont eu d’attention ſur cela pour eux-mêmes & pour les leurs ; on ſçait de quelles louanges ils ont comblé le Saint homme Tobie, qui mettoit ſa principale dévotion à donner la ſépulture aux Morts.

Joſeph l’Hiſtorien[392] dit, que les Juifs ne refuſent la ſépulture qu’à ceux qui ſe ſont donné la mort. Moïſe ordonna[393] de donner la ſépulture le même jour, & avant le coucher du Soleil, à un ſupplicié & attaché à la croix ; parce dit-il, que celui qui eſt pendu au bois eſt maudit de Dieu, vous prendrez garde de ne pas fouiller la terre que le Seigneur votre Dieu vous a donnée. Cela ſe pratiqua envers notre Sauveur, que l’on détacha de la Croix le même jour qu’il y avoit été attaché, & peu d’heures après ſa mort.

Homere[394] parlant de l’inhumanité d’Achilles, qui traîna le corps d’Hector après ſon chariot, dit qu’il deshonoroit & outrageoit la terre par cette barbare conduite. Les Rabins écrivent, que l’ame n’eſt reçûe dans le Ciel qu’après que le corps groſſier eſt enterré & entierement conſumé. Ils croyent de plus qu’après la mort les ames des méchans ſont revêtues d’une eſpece d’enveloppe ou de ſur-tout, avec lequel elles s’accoutument à ſouffrir les peines qui leur ſont dûes ; & que les ames des juſtes ſont revêtues d’un corps reſplendiſſant, & d’un habit lumineux, avec lequel elles s’accoutument à l’éclat de la gloire qui les attend.

Origenes[395] reconnoît que Platon dans ſon Dialogue de l’ame avance, que les images & les ombres des morts paroiſſent quelquefois auprès de leurs tombeaux. Origenes en conclut, qu’il faut que ces ombres & ces images ayent une cauſe qui les produiſe ; & cette cauſe, ſelon lui, ne peut être que l’ame des morts, qui eſt revêtue d’un corps ſubtil ſemblable à celui de la lumiere, ſur lequel elles ſont portées comme dans un chariot où elles apparoiſſent aux vivans. Celſe ſoutenoit que les Apparitions de Jeſus-Chriſt après ſa Réſurrection n’étoient que les effets d’une imagination frappée & prévenue, qui ſe formoit à elle-même les objets de ſes illuſions ſur le plan de ſes déſirs. Origenes le réfute ſolidement par le récit que font les Evangéliſtes de l’Apparition du Sauveur à S. Thomas, qui ne ſe rendit qu’à la vûe & au toucher de ſes plaies ; ce n’étoit donc pas l’effet de ſa pure imagination.

Le même Origenes[396] & Théophilacte après lui avancent, que les Juifs & les Payens croyoient que l’ame demeuroit quelque tems auprès du corps qu’elle avoit animé ; & que c’eſt pour détruire cette vaine opinion, que J. C. voulant reſſuſciter Lazare, crie à haute voix : Lazare, ſortez dehors ; comme voulant appeller de loin l’ame de cet homme mort depuis trois jours.

Tertullien met les Anges dans la catégorie de l’étendue[397] ; il y place Dieu même, & ſoutient que l’ame eſt corporelle. Origenes croit auſſi l’ame matérielle & figurée[398] : ſentiment qu’il peut avoir pris de Platon. Arnobe, Lactance, S. Hilaire, pluſieurs anciens Peres & quelques Théologiens ont été de la même opinion ; & Grotius ſçait mauvais gré à ceux qui ont abſolument ſpiritualité les Anges, les Démons & les ames ſéparées du corps.

Les Juifs d’aujourd’hui[399] croyent qu’après que le corps d’un homme eſt enterré, ſon ame va & vient, & ſort du lieu où elle eſt deſtinée pour venir viſiter ſon corps, & ſçavoir ce qui ſe paſſe autour de lui ; qu’elle eſt errante pendant un an entier après la mort du corps, & que ce fut pendant cette année de délai que la Pythoniſſe d’Endor évoqua l’ame de Samuel, après lequel tems l’évocation n’auroit eu aucun pouvoir ſur elle.

Les Payens penſoient à peu près de même. Lucain[400] introduit Pompée qui conſulte une Magicienne, & lui commande d’évoquer l’ame d’un mort pour lui découvrir quel ſeroit le ſuccès de la guerre contre Céſar. Le Poëte fait dire à cette femme : Manes, obéiſſez à mes charmes : car je n’évoque pas une ame qui ſoit dans le noir tartare, mais une ame qui y eſt deſcendue depuis peu, & qui ſe trouve encore aux portes de l’Enfer :

— — — — — Parete precanti.
Non in tartareo latitantem poſcimus antro
Aſſuetamque diù tenebris : modò luce fugatâ
Deſcendentem animam primo pallentis hiatu
Hæret adhuc orci.

Les Egyptiens[401] croyoient que lorſque l’ame d’un animal eſt ſéparée de ſon corps par violence, elle ne s’en éloigne pas, mais ſe tient près de lui. Il en eſt de même de l’ame des hommes qu’une mort violente a fait mourir : elle reſte près du corps, rien ne peut l’en éloigner ; elle y eſt retenue par ſympathie : on en a vû pluſieurs qui ſoupiroient près de leurs corps qui ne ſont pas en terre, reſtant près de leur cadavre. C’eſt de celles-là dont les Magiciens abuſent pour leurs opérations : ils les forcent de leur obéir, lorſqu’ils ſont les maîtres du corps mort ou même d’une partie. Une expérience fréquente leur a appris, que dans le corps il y a une vertu ſecrette qui y attire l’ame qui l’a autrefois habité ; c’eſt pourquoi ceux qui veulent recevoir les ames des animaux qui ſçavent l’avenir, en mangent les principales parties, comme le cœur des corbeaux, des taupes, des éperviers : l’ame de ces bêtes entre chez eux en même tems qu’ils ſont uſage de ces nourritures ; elle leur fait rendre des Oracles comme des Divinités.

Les Egyptiens croyoient[402] que lorſque l’ame des bêtes eſt délivrée de ſon corps, elle eſt raiſonnable & prédit l’avenir, rend des Oracles, & eſt capable de tout ce que l’ame de l’homme peut faire lorſqu’elle eſt dégagée du corps ; c’eſt pour cela qu’ils s’abſtenoient de manger des animaux, & qu’ils reſpectoient les Dieux ſous la forme des animaux.

On voyoit à Rome & à Metz des Compagnies ou des Colléges de Prêtres conſacrés au ſervice des Manes[403], des Lares, des Images, des Ombres, des Spectres, de l’Erebe, de l’Averne ou de l’Enfer ſous la protection du Dieu Sylvanus ; ce qui démontre que les Latins & les Gaulois reconnoiſſoient le retour des ames & leurs Apparitions, & qu’on les conſidéroit comme des Divinités, à qui l’on offroit des Sacrifices pour les appaiſer & les empêcher de nuire. Nicandre confirme la même choſe, en diſant que les Celtes ou les Gaulois veilloient auprès des tombeaux de leurs grands hommes pour en tirer des lumieres ſur l’avenir.

Les anciens Peuples ſeptentrionaux étoient perſuadés que les Spectres qui apparoiſſent quelquefois, ne ſont autres que les ames des morts décédés depuis peu, & que dans leur pays on ne connoiſſoit point de remede plus propre à faire ceſſer ces ſortes d’Apparitions que de couper la tête au mort, de l’empaler, ou de lui percer le corps avec un pieu, ou de le brûler ; comme il ſe pratique encore aujourd’hui dans la Hongrie & dans la Moravie envers les Vampires.

Les Grecs qui avoient tiré leur Religion & leur Théologie des Egyptiens & des Orientaux, & les Latins qui ſavoient tirée des Grecs, étoient dans la perſuaſion que les ames des morts apparoiſſoient quelquefois aux vivans ; que les Nécromanciens les évoquoient & en tiroient des réponſes ſur l’avenir, & des inſtructions ſur le préſent. Homere le plus grand Théologien, & peut-être le plus curieux des Ecrivains de la Grece, a rapporté pluſieurs Apparitions, tant des Dieux que des Héros, & des hommes après leur mort.

Dans l’Odyſſée[404] Ulyſſe va conſulter le Devin Tyréſias ; & ce Devin ayant préparé une foſſe pleine de ſang pour évoquer les Mânes, Ulyſſe tire ſon épée, & les empêche de venir boire ce ſang dont elles paroiſſoient fort altérées, & dont on ne vouloit pas qu’elles goûtaſſent avant que d’avoir répondu à ce qu’on demandoit d’elles : ils croyoient auſſi que les ames n’étoient point en repos, & qu’elles rodoient autour de leurs cadavres tandis qu’ils n’étoient point inhumés[405] :

Proptere à jacet exanimum tibi corpus amici,
Heu neſcis ! totamque inceſtat funere claſſem.
Sedibus hunc refter antè ſuis, & conde ſepulchro.

Quand on donnoit la ſépulture à un corps, on appelloit cela animam condere, couvrir l’ame, la mettre ſous terre, & à couvert :

— — — — Animamque ſepulchro
Condimus, & magnâ ſupremum voce ciemus.

On l’appelloit à haute voix, & on lui offroit des libations de lait & du ſang. On appelloit auſſi cette cérémonie cacher les ombres, les envoyer avec leur corps ſous la terre :

Romulus ut tumulo fraternas condidit umbras,
Et malè veloci juſta ſoluta Remo.

La Sibylle parlant à Enée, lui montre les Manes qui erroient ſur les bords de l’Achéron, & lui dit que ce ſont les ames des perſonnes qui n’ont pas reçû la ſépulture, & qui ſont errantes pendant cent ans :

Hœc omnis, quam cernis, inops, inhumataque turba eſt.
Centum errant annos, volitantque hœc littora circum.

Le Philoſophe Saluſte[406] parle des Apparitions des morts autour de leurs tombeaux dans des corps ténébreux ; il s’efforce de prouver par-là le dogme de la Métempſychoſe.

Voici un exemple ſingulier d’un mort qui refuſe la ſépulture, s’en reconnoiſſant indigne. Agathias raconte[407] que quelques Philoſophes Payens ne pouvant goûter le dogme de l’unité d’un Dieu, réſolurent de paſſer de Conſtantinople à la Cour de Choſroës Roi de Perſe, dont on parloit comme d’un Prince humain, & aimant les Lettres. Simplicius de Silicie, Eulamius Phrygien, Protan Lydien, Hermene & Philogenes de Phénicie, & Iſidore de Gaze ſe rendirent donc à la Cour de Choſroës, & y furent bien reçûs ; mais ils s’apperçurent bientôt que ce Pays étoit beaucoup plus corrompu que la Grece, & ils réſolurent de retourner à Conſtantinople, où régnoit alors Juſtinien.

Comme ils étoient en chemin, ils trouverent un cadavre ſans ſépulture, en eurent pitié, & le firent mettre en terre par leurs gens. La nuit ſuivante cet homme apparut à l’un d’eux, & lui dit de ne pas enterrer celui qui n’étoit pas digne de recevoir la ſépulture : que la terre abhorroit celui qui avoit ſouillé ſa propre mere. Le lendemain ils trouverent le même cadavre jetté hors de terre, & comprirent qu’il s’étoit ſouillé d’un inceſte qui le rendoit indigne de l’honneur de la ſépulture, quoique ces ſortes de crimes fuſſent connus en Perſe, & qu’on n’en eût pas la même horreur que dans d’autres pays.

Les Grecs & les Latins croyoient que les ames des morts venoient goûter ce qu’on offroit ſur leurs tombeaux, ſurtout du miel & du vin ; que les Démons aimoient la fumée & les odeurs des Sacrifices, la mélodie, le ſang des victimes, le commerce des femmes ; qu’ils étoient attachés pour un tems à certains lieux ou à certains édifices qu’ils infeſtoient, & où ils apparoiſſoient ; que les ames ſéparées de leur corps terreſtre retenoient après leur mort un corps ſubtil, délié, aërien, qui conſervoit la figure de celui qu’elles avoient animé ; que ces corps étoient lumineux & ſemblables aux aſtres ; qu’elles conſervoient de l’inclination pour les choſes, & pour les perſonnes qu’elles avoient aimées pendant leur vie ; qu’elles pourſuivoient celles qui leur avoient fait outrage, & qu’elles haïſſoient. Ainſi Virgile décrit Didon en fureur, qui menace de pourſuivre le perfide Enée[408] :

— — — Sequar atris ignibus abſens ;
Et cùm frigida mors animæ ſubduxerit artus,
Omnibus umbra locis adero : dabis, improbe, pœnas.

Quand l’ame de Patrocle apparut à Achilles[409], elle avoit ſa voix, ſa taille, ſes yeux, ſes habits, mais non pas ſon corps palpable. Ulyſſe étant deſcendu aux Enfers, y vit le divin Hercule[410], c’eſt-à-dire, dit Homere, ſon image : car pour lui, il eſt avec les Dieux immortels aſſis à leur feſtin. Enée reconnut ſa femme Creüſe qui lui apparut ſous ſa forme ordinaire, mais d’une taille plus grande & plus avantageuſe[411] :

Infelix ſimulacrum atque ipſius umbra Creüſœ
Viſa mihi ante oculos, & notâ major imago.

On pourroit entaſſer une foule de paſſages des anciens Poëtes, même des Peres de l’Egliſe, qui ont crû que les ames apparoiſſoient ſouvent aux vivans. Tertullien[412] croit que l’ame eſt corporelle, & qu’elle a une certaine figure. Il en appelle à l’expérience de ceux à qui les ames des perſonnes mortes ſont apparues, & qui les ont vûes d’une maniere ſenſible, corporelle & palpable, quoique d’une couleur & d’une conſiſtance aërienne. Il définit l’ame[413] un ſouffle envoyé de Dieu, immortelle, corporelle, figurée. En parlant des fictions des Poëtes, qui ont avancé que les ames n’étoient pas en repos, tandis que leurs corps n’étoient pas enterrés, il dit que tout cela n’eſt inventé que pour inſpirer aux vivans le ſoin qu’ils doivent avoir de la ſépulture des morts, & pour ôter aux parens du mort la vûe d’un objet qui ne pourroit qu’augmenter inutilement leur douleur, s’ils le gardoient trop longtems dans leurs maiſons : ut inſtantiâ funeris & honor corporum ſervetur, & mœror affectuum temperetur.

S. Irénée[414] enſeigne comme une doctrine reçûe du Seigneur, que les ames non-ſeulement ſubſiſtent après la mort du corps, ſans toutefois paſſer d’un corps à un autre, comme le veulent ceux qui admettent la Métempſychoſe ; mais qu’elles en conſervent la figure, qu’elles demeurent auprès de ce corps, comme de fidéles gardiennes, & ſe ſouviennent de ce qu’elles ont fait & n’ont pas fait dans cette vie. Ces Peres croyoient donc le retour des ames, leurs Apparitions, leur attachement à leurs corps ; mais nous n’adoptons pas leur opinion ſur la corporéité des ames : nous ſommes perſuadés qu’elles peuvent apparoître pat la permiſſion de Dieu, indépendamment de toute matiere & de toute ſubſtance corporelle qui leur ſoit propre.

Quant à l’opinion qui veut que l’ame ne ſoit pas en repos, tandis que ſon corps n’eſt pas enterré, qu’elle demeure pendant quelque tems auprès du tombeau du corps, & qu’elle y apparoît ſous une forme corporelle ; ce ſont des ſentimens qui n’ont nul ſolide fondement, ni dans les Ecritures, ni dans la Tradition de l’Egliſe, qui nous enſeigne qu’auſſitôt après la mort du corps l’ame eſt préſentée au Jugement de Dieu, & y eſt deſtinée au lieu que ſes bonnes ou mauvaiſes œuvres lui ont mérité.


CHAPITRE XLIV.

Examen de ce que les morts qui reviennent,
demandent ou révélent
aux vivans.

LES Apparitions ſe font ou par les bons Anges, ou par les Démons, ou par les Ames des Trépaſſés, ou par les vivans à d’autres perſonnes encore vivantes.

Les bons Anges pour l’ordinaire n’apportent que de bonnes nouvelles, n’annoncent rien que d’heureux ; ou s’ils annoncent des malheurs futurs, c’eſt afin d’engager les hommes à les prévenir, ou à les détourner par la pénitence, ou à profiter des maux que Dieu leur envoie par l’exercice de la patience & de la réſignation à ſes ordres.

Les mauvais Anges ne prédiſent ordinairement que des malheurs, des guerres, des effets de la colere de Dieu ſur les peuples ; ſouvent même ils ſont les exécuteurs des malheurs, des guerres, des calamités publiques, qui déſolent les Royaumes, les Provinces, les Villes & les Familles. Les Spectres dont nous avons raconté les Apparitions à Brutus, à Caſſius, à Julien l’Apoſtat, ne ſont porteurs que des ordres funeſtes de la colere de Dieu, Si quelquefois ils promettent quelque proſpérité à ceux à qui ils apparoiſſent, ce n’eſt que pour le préſent, jamais pour l’éternité, ni pour la gloire de Dieu, ni pour le ſalut éternel de ceux à qui ils parlent ; cela ne va qu’à une fortune temporelle toujours de peu de durée, très-ſouvent trompeuſe.

Les ames des défunts, ſi ce ſont des Chrétiens, demandent aſſez ſouvent que l’on offre le Saint Sacrifice du Corps & du Sang de Jeſus-Chriſt, ſuivant la remarque de S. Grégoire le Grand[415], & comme l’expérience le fait voir, n’y ayant preſque aucune Apparition de Chrétiens, qui ne demandent des Meſſes, des pélerinages, des reſtitutions, que l’on faſſe des aumônes, que l’on ſatisfaſſe à ceux à qui le défunt doit quelque choſe : ſouvent auſſi ils donnent des avis ſalutaires pour le ſalut, pour la correction des mœurs, pour le bon réglement des familles. Ils découvrent l’état où ſe trouvent certaines perſonnes dans l’autre vie, afin qu’on les ſoulage, ou afin de précautionner les vivans, & les empêcher de tomber dans de pareils malheurs. Ils parlent de l’Enfer, du Paradis, du Purgatoire, des Anges, des Démons, du ſouverain Juge, de la rigueur de ſes Jugemens, de la bonté qu’il exerce envers les juſtes, & des récompenſes dont il couronne leurs bonnes œuvres.

Mais on doit beaucoup ſe défier de ces Apparitions, où l’on demande des Meſſes, des pèlerinages, des reſtitutions. S. Paul nous avertit que le Démon ſe transforme ſouvent en Ange de lumiere[416] ; & S. Jean[417] nous avertit de nous défier des profondeurs de Satan, de ſes illuſions, de ſes preſtige. Cet Eſprit de malice & de menſonge ſe trouve parmi les vrais Prophetes, pour mettre dans la bouche des faux Prophetes le menſonge & l’erreur ; il abuſe du texte des Ecritures, des Cérémonies les plus ſacrées, des Sacremens mêmes & des prieres de l’Egliſe, pour ſéduire les ſimples & attirer leur confiance, pour partager autant qu’il eſt en lui la gloire qui n’eſt dûe qu’au Tout-Puiſſant, & pour ſe l’approprier. Combien de faux miracles n’a-t’il point faits ? Combien de fois a-t’il prédit l’avenir ? Combien de guériſons n’a-t’il pas opérées ? Combien d’actions ſaintes n’a-t’il pas conſeillées ? Combien d’entrepriſes louables en apparence n’a-t’il pas inſpirées pour attirer les Fidéles dans ſes piéges ?

Bodin dans ſa Démonomanie[418] cite plus d’un exemple de Démons qui ont demandé des prieres, & ſe ſont même mis en poſture de perſonnes qui prient ſur la foſſe d’un mort, pour faire croire que le mort a beſoin de prieres. Quelquefois ce ſera le Démon ſous la figure d’un ſcélérat mort dans le crime, qui viendra demander des Meſſes pour faire croire que ſon ame eſt en Purgatoire, & a beſoin de prieres, quoiqu’il ſoit certain qu’il eſt mort dans l’impénitence finale, & que les prieres ſont inutiles pour ſon ſalut. Tout cela n’eſt qu’une ruſe du Démon, qui cherche à inſpirer aux méchans une folle & dangereuſe confiance, qu’ils ſeront ſauvés malgré leur vie criminelle & leur impénitence, & qu’ils pourront parvenir au ſalut, moyennant quelques prieres & quelques aumônes qu’ils feront faire après leur mort, ne faiſant pas attention que ces bonnes œuvres ne peuvent être utiles qu’à ceux qui ſont morts en état de grace, quoiqu’encore ſouillés par quelque faute vénielle, puiſque l’Ecriture nous apprend[419] que rien de ſouillé n’entrera dans le Royaume des Cieux.

On croit que les réprouvés peuvent quelquefois revenir par la permiſſion de Dieu, comme on a vû des perſonnes mortes dans l’Idolâtrie, & par conſéquent dans le crime, & exclues du Royaume de Dieu, retourner en vie, ſe convertir & recevoir le Baptême. S. Martin n’étoit encore que ſimple Abbé de ſon Monaſtere de Ligugé[420], lorſqu’en ſon abſence un Cathécumene qui s’étoit mis ſous ſa diſcipline pour être inſtruit des vérités de la Religion Chrétienne, vint à mourir ſans avoir reçû le Baptême. Il y avoit trois jours qu’il étoit décédé, lorſque le Saint arriva ; il fit ſortir tout le monde, fit ſa priere ſur le mort, le reſſuſcita, & lui donna le Baptême.

Ce Cathécumene racontoit qu’il avoit été conduit devant le Tribunal du ſouverain Juge, qui l’avoit condamné à deſcendre dans des lieux obſcurs avec une infinité d’autres perſonnes condamnées comme lui ; mais que deux Anges ayant repréſenté au Juge que cet homme étoit celui pour qui Martin intercédoit, Dieu ordonna aux deux Anges de le ramener en terre, & de le rendre à Martin. Voilà un exemple qui prouve ce que je viens de dire, que les réprouvés peuvent revenir en vie, faire pénitence, & recevoir le Baptême.

Mais ce que quelques-uns ont avancé du ſalut de Falconile procuré par Sainte Thecle, de celui de Trajan ſauvé par les prieres de S. Grégoire Pape, & de quelques autres décédés dans le Paganiſme, tout cela eſt entierement contraire à la foi de l’Egliſe & aux ſaintes Ecritures, qui nous apprennent que ſans la foi il eſt impoſſible de plaire à Dieu, & que celui qui ne croit point, & n’a pas reçû le Baptême, eſt déja jugé & condamné ; ainſi l’on doit tenir pour téméraires, erronnées, fauſſes & dangereuſes les opinions de ceux qui accordent le ſalut à Platon, à Ariſtote, à Séneque, &c. parce qu’il leur paroît qu’ils ont vécu louablement ſelon les regles d’une morale toute humaine & philoſophique.

Philippe, Chancelier de l’Egliſe de Paris, ſoutenoit que la pluralité des bénéfices étoit permiſe. Etant au lit de la mort, il fut viſité de Guillaume Evêque de Paris, mort en 1248. Ce Prélat preſſa le Chancelier Philippe de renoncer à ſes bénéfices à la réſerve d’un ſeul ; il le refuſa, diſant qu’il vouloit éprouver ſi la pluralité des bénéfices étoit un auſſi grand mal qu’on le diſoit : il mourut dans ces diſpoſitions en 1237.

Quelques jours après ſon décès l’Evêque Guillaume priant la nuit après matines dans ſa Cathédrale, vit paroître devant lui une figure d’homme hideux & affreux ; il fit le ſigne de la croix, & lui dit : ſi vous êtes envoyé de Dieu, parlez ; il parla & dit : je ſuis ce miſérable Chancelier, qui ai été condamné au ſupplice éternel. L’Evêque lui en ayant demandé la cauſe, il répondit : je ſuis condamné 1o. pour n’avoir point diſtribué aux pauvres le ſuperflu de mes bénéfices ; 2o. pour avoir ſoutenu qu’il étoit permis d’en poſſéder pluſieurs ; 3o. pour avoir croupi quelques jours dans le crime d’incontinence.

Cette Hiſtoire fut ſouvent prêchée par l’Evêque Guillaume à ſes Clercs ; elle eſt rapportée par le B. Albert le Grand qui étoit contemporain, dans ſon livre des Sacremens ; par Guillaume Durand Evêque de Mande, dans ſon livre de modo celebrandi Concilia ; & dans Thomas de Cantimpré dans ſon ouvrage des Abeilles. Ils croyoient donc que Dieu permet quelquefois que les réprouvés apparoiſſent aux vivans.

Voici encore un exemple d’Apparitions d’un réprouvé & d’une réprouvée. Le Prince de Ratzivil[421], dans ſon voyage de Jéruſalem, raconte qu’étant en Egypte, il acheta deux momies, les fit emballer, & les chargea ſur ſon vaiſſeau le plus ſecrettement qu’il lui ſut poſſible, enſorte qu’il n’y avoit que lui & deux domeſtiques qui le ſçuſſent, les Turcs ne permettant que très-difficilement qu’on emporte de ces momies, parce qu’ils croyent que les Chrétiens s’en ſervent pour des opérations magiques. Lorſqu’on fut en mer, il ſurvint une tempête à diverſes repriſes, & avec tant de violence, que le Pilote déſeſperoit de ſauver le vaiſſeau. Un bon Prêtre Polonois, de la ſuite du Prince de Ratzivil, récitoit des prieres convenables à une telle circonſtance ; mais il étoit tourmenté, diſoit-il, par deux Spectres hideux & noirs, un homme & une femme, qui étoient à ſes côtés, & le menaçoient de lui ôter la vie : on crut d’abord que la frayeur lui avoit troublé l’imagination.

Le calme étant revenu, il parut tranquille ; mais bientôt l’orage ayant recommencé, il fut tourmenté plus fort qu’auparavant, & ne fut délivré de cette infeſtation, que quand on eut jetté dedans la mer ces deux momies qu’il n’avoit pas vûes, & que ni lui ni le Pilote ne ſçavoient pas être dans le vaiſſeau. Je ne veux pas nier le fait, qui eſt rapporté par un Prince incapable de vouloir en impoſer. Mais combien de réflexions ne peut-on pas faire ſur cet évènement ? Etoient-ce les ames de ces deux Payens, ou deux Démons qui prirent leur figure ? Quel intérêt le Démon prenoit-il à ne pas ſouffrir que ces corps fuſſent réduits au pouvoir des Chrétiens ?


CHAPITRE XLV.

Apparitions d’hommes vivans à d’autres
hommes vivans, abſens & fort éloignés.

ON a dans toutes les Hiſtoires ſacrées & profanes, anciennes & modernes, une infinité d’exemples d’Apparitions de perſonnes vivantes à d’autres perſonnes vivantes. Le Prophete Ezéchiel dit de lui-même[422] : » j’étois aſſis dans ma maiſon au milieu des anciens de mon peuple, lorſque tout d’un coup une main qui venoit d’une figure toute brillante comme de feu, me ſaiſit par les cheveux ; & l’Eſprit me tranſporta entre le Ciel & la Terre, & me mena à Jéruſalem, où il me plaça auprès de la porte du Parvis intérieur qui regarde le Septentrion, où je vis l’Idole de la jalouſie (apparemment Adonis) & j’y remarquai la Majeſté du Seigneur, comme je l’avois vûe dans le champ : il me fit voir l’Idole de la jalouſie à laquelle les Iſraélites brûloient des parfums ; & l’Ange du Seigneur me dit : tu vois les abominations que commettent les Enfans d’Iſrael, en s’éloignant de mon Sanctuaire ; tu en verras encore de plus grandes.

» Et ayant percé la muraille du Temple, je vis des figures de reptiles & d’animaux, les abominations & les Idoles de la maiſon d’Iſrael, & ſoixante & dix hommes des anciens d’Iſrael, qui étoient debout devant ces figures, ayant chacun un encenſoir à la main ; après cela l’Ange me dit : tu verras encore quelque choſe de plus abominable ; & il me fit voir des femmes qui faiſoient le deuil d’Adonis. Enfin m’ayant introduit dans l’intérieur du Parvis du Temple, je vis vingt hommes entre le veſtibule & l’Autel, qui tournoient le dos au Temple du Seigneur, & avoient le viſage tourné vers l’Orient, & rendoient leurs adorations au Soleil dans ſon lever. « 

On peut remarquer ici deux choſes : la premiere, Ezéchiel tranſporté de la Chaldée à Jéruſalem par les airs entre le Ciel & la Terre par la main d’un Ange ; ce qui prouve la poſſibilité du tranſport d’un homme vivant par les airs à une très-grande diſtance du lieu où il étoit.

La ſeconde, la viſion ou l’Apparition de ces Prévaricateurs qui commettent juſques dans le Temple les plus grandes abominations, & les plus contraires à la Majeſté de Dieu, à la ſainteté du lieu, & à la Loi du Seigneur. Après tout cela le même Ange rapporta Ezéchiel dans la Chaldée, & ſpiritus levavit me adduxitque in Chaldœam ad tranſmigrationem, &c. mais ce ne fut qu’après que Dieu lui eut fait voir la vengeance qu’il devoit exercer contre les Iſraélites.

On dira peut-être que tout ceci ne ſe paſſa qu’en viſion ; qu’Ezéchiel crut être tranſporté à Jéruſalem, & enſuite rapporté à Babylone ; & que ce qu’il vit dans le Temple, il ne le vit que par révélation. Je réponds que le texte de ce Prophete marque un tranſport réel, & qu’il fut tranſporté par les cheveux entre le Ciel & la Terre. Similitudo manûs apprehendit in cincinno capitis mei, & elevavit me ſpiritus inter terram & cœlum, & adduxit me in Jeruſalem in viſione Dei. Il fut ramené en Judée de la même maniere.

Je ne nie pas que la choſe ne puiſſe être arrivée en viſion, & qu’Ezéchiel n’ait vû en eſprit ce qui ſe paſſoit dans le Temple de Jéruſalem. Mais j’en tirerai toujours une conſéquence favorable à mon deſſein, qui eſt la poſſibilité du tranſport d’un homme vivant par les airs à une très-grande diſtance du lieu où il ſe trouvoit, ou du moins qu’un homme vivant peut s’imaginer fortement qu’il eſt tranſporté, quoi que ce tranſport ne ſoit qu’imaginaire & en viſion, comme on prétend que cela arrive dans le tranſport des Sorciers au Sabat.

Enfin voilà de véritables Apparitions d’hommes vivans faites à d’autres hommes vivans. Comment cela s’eſt-il fait ? La choſe n’eſt pas difficile à expliquer en ſuivant le récit du Prophete, qui eſt transféré de la Chaldée en Judée dans ſon propre corps par le miniſtere des Anges ; mais les Apparitions rapportées dans S. Auguſtin & dans d’autres Auteurs ne ſont pas de la même ſorte : les deux perſonnes qui ſe voyent & s’entretiennent, ne ſortent point de leur place ; & celle qui apparoît n’a aucune connoiſſance de ce qui ſe paſſe à l’égard de celle à qui elle apparoît ſans le ſçavoir, & à qui elle explique certaines choſes auſquelles elle ne penſe pas même dans ce moment.

Dans le troiſiéme Livre des Rois Abdias Intendant du Roi Achab ayant rencontré le Prophete Elie qui ſe tenoit caché depuis longtems, lui dit que le Roi Achab l’avoit fait chercher par tout, & que ne l’ayant pû découvrir en aucun lieu, il étoit allé lui-même pour le chercher. Elie lui ordonna d’aller dire au Roi qu’Elie avoit paru ; mais Abdias lui répondit : voyez à quoi vous m’expoſez ; car ſi je vais annoncer à Achab que je vous ai parlé, l’Eſprit de Dieu vous tranſportera dans un lieu inconnu, & le Roi ne vous trouvant point me fera mourir : cùm receſſero à te, Spiritus Domini aſportabit te in locum quem ego ignoro, & ingreſſus nunciabo Achab, & non inveniens te, interſiciet me.

Voilà encore un exemple qui prouve la poſſibilité du tranſport d’un homme vivant en un lieu fort éloigné. Le même Prophete étant au Carmel, fut ſaiſi de l’Eſprit de Dieu, qui le tranſporta delà à Jezrael en fort peu de tems, non par les airs, mais en le faiſant marcher & courir avec une promptitude toute extraordinaire.

Dans l’Evangile Elie[423] apparoît avec Moïſe ſur le Thabor à la Transfiguration du Sauveur. Moïſe étoit décédé depuis longtems ; mais l’Egliſe croit qu’Elie eſt encore vivant. Dans les Actes des Apôtres[424], Ananie apparoît à S. Paul, & lui impoſe les mains en viſion avant qu’il arrive dans ſa maiſon à Damas.

Deux hommes de la Cour de l’Empereur Valens voulant découvrir par les ſecrets de la magie qui étoit celui qui devoit ſuccéder à cet Empereur[425], firent faire une table de bois de laurier en forme de trépied, ſur laquelle ils mirent un baſſin fait de divers métaux ; ſur les bords de ce baſſin étoient gravées à quelque diſtance l’une de l’autre les vingt-quatre lettres de l’Alphabet Grec : un Magicien avec certaines cérémonies s’approcha du baſſin, & tenant en main un anneau ſuſpendu à un fil, laiſſoit tomber par intervalle l’anneau ſur les lettres de l’Alphabet, pendant qu’on tournoit rapidement la table ; l’anneau tombant ſur les différentes lettres, formoit des vers obſcurs & énigmatiques, comme ceux que rendoit l’Oracle de Delphes.

Enſuite on demanda quel étoit le nom de celui qui devoit ſuccéder à l’Empereur Valens ? L’anneau toucha les quatre lettres Θ Ε Ο Δ, qu’ils interpréterent de Théodoſe ſecond Sécretaire de l’Empereur Valens. Théodoſe fut arrêté, interrogé, convaincu, & mis à mort, & avec lui tous les coupables & les complices de cette opération ; on fit la recherche de tous les livres de Magie, & on en brûla un très-grand nombre.

Le grand Théodoſe à qui l’on ne penſoit point, & qui étoit fort éloigné de la Cour, étoit celui que ces lettres déſignoient. En 379. il fut déclaré Auguſte par l’Empereur Gratien, & étant venu à Conſtantinople en 380. il eut un ſonge[426] par lequel il lui ſembloit que Meléce Evêque d’Antioche, qu’il n’avoit jamais vû, & qu’il ne connoiſſoit que de réputation, le révétoit du manteau Impérial, & lui ceignoit la tête du Diadême.

On aſſembloit alors les Evêques d’Orient pour la tenue du Concile de Conſtantinople. Théodoſe pria qu’on ne lui montrât point Meléce, diſant qu’il le reconnoîtroit aux marques qu’il avoit vûes en ſonge ; en effet, il le diſtingua entre tous les autres Evêques, l’embraſſa, lui baiſa les mains, & le regarda toujours depuis comme ſon pere. Voilà une Apparition d’un homme vivant bien marquée.

S. Auguſtin raconte[427], qu’un certain homme vit la nuit avant ſon ſommeil entrer dans ſa maiſon un Philoſophe qui lui étoit connu, & qui lui expliqua quelques paſſages ou quelques ſentimens de Platon qu’il n’avoit pas voulu lui expliquer auparavant. Cette Apparition du Platonicien n’étoit que phantaſtique : car la perſonne à qui il avoit apparu, lui ayant demandé pourquoi il n’avoit pas voulu lui expliquer dans ſon logis ce qu’il étoit venu lui expliquer chez lui, il répondit : je ne l’ai point fait ; mais j’ai ſongé que je le faiſois. Voilà donc deux perſonnes vivantes, dont l’une dans le ſommeil & en ſonge parle à une autre bien éveillée, & qui ne la voit que par l’imagination.

Le même S. Auguſtin[428] reconnoît en préſence de ſon peuple qu’il a apparu à deux perſonnes qui ne l’avoient jamais vû, qui ne le connoiſſoient que de réputation, & qu’il leur conſeilla de venir à Hippone pour y recevoir leur guériſon par le mérite du Martyr S. Etienne ; ils y vinrent & recouvrerent la ſanté.

Ennode enſeignant la Rhétorique à Carthage[429], & ſe trouvant embarraſſé ſur le ſens d’un paſſage des livres de la Rhétorique de Cicéron, qu’il devoit expliquer le lendemain à ſes Ecoliers, ſe coucha inquiet, & à peine put-il s’endormir. Pendant ſon ſommeil il crut voir S. Auguſtin qui étoit alors à Milan fort éloigné de Carthage, qui ne penſoit point du tout à lui, & qui apparemment dormoit fort tranquillement, qui vint lui expliquer le paſſage en queſtion. S. Auguſtin avoue qu’il ne ſçait comment cela s’eſt fait ; mais de quelque maniere qu’il ſe ſoit fait, il eſt fort poſſible que nous voyons en ſonge un mort comme nous voyons un vivant, ſans que ni l’un ni l’autre ſçache ni comment, ni quand, ni où ſe forment ces images dans notre eſprit. Il ſe peut faire auſſi qu’un mort apparoiſſe aux vivans ſans le ſçavoir, & qu’il leur découvre des choſes cachées & futures, dont l’évenement découvre la vérité & la réalité. Quand un homme vivant apparoît en ſonge à un autre homme, on ne dit pas que ſon corps ou ſon ame lui ayent apparu, mais ſimplement qu’un tel lui a apparu. Pourquoi ne pourra-t’on pas dire que les morts apparoiſſent ſans corps & ſans ames ; mais ſimplement que leur figure ſe préſente à l’eſprit & à l’imagination de la perſonne vivante ?

S. Auguſtin dans le livre qu’il a compoſé ſur le ſoin qu’on doit avoir pour les morts[430], dit qu’un S. Moine nommé Jean apparut à une femme pieuſe, qui déſiroit ardemment de le voir. Le Saint Docteur raiſonne beaucoup ſur cette Apparition ; ſi ce Solitaire a prévû ce qui lui devoit arriver, s’il a été en eſprit vers cette femme, ſi c’eſt ſon Ange, ſi c’eſt ſon Eſprit ſous la figure de ſon corps, s’il a apparu dans ſon ſommeil, comme nous voyons en ſonge des perſonnes abſentes qui nous ſont connues. Il faudroit parler au Solitaire pour ſçavoir de lui-même comment cela s’eſt fait, ſi c’eſt par la vertu de Dieu ou par ſa permiſſion : car il n’y a guére d’apparence qu’il l’ait fait par une puiſſance naturelle.

On dit que S. Siméon Stylite[431] apparut à ſon Diſciple S. Daniel, qui avoit entrepris le voyage de Jéruſalem, & lui dit d’aller à Conſtantinople, où il auroit beaucoup à ſouffrir pour Jeſus-Chriſt. S. Benoît[432] avoit promis à des Architectes, qui l’avoient prié de venir leur montrer comment il vouloit qu’ils bâtiſſent un Monaſtére : le Saint n’y alla point en corps ; mais il s’y rendit en eſprit, & leur donna le plan & le deſſein de la maiſon qu’ils devoient conſtruire : ces hommes ne comprirent pas que ce fût là ce qu’il leur avoit promis, & vinrent de nouveau lui demander qu’elles étoient ſes intentions ſur cet édifice ; il leur dit : je vous l’ai expliqué en ſonge ; vous pouvez ſuivre le plan que vous avez vû.

Le Céſar Bardas qui avoit ſi fort contribué à la dépoſition de S. Ignace, Patriarche de Conſtantinople, eut une viſion qu’il raconta ainſi à Philothée ſon ami. Je croyois cette nuit aller en proceſſion avec l’Empereur Michel à la grande Egliſe. Quand nous y fûmes entrés & arrivés près de l’Ambon, parurent deux Eunuques de la chambre d’un air cruel & farouche, dont l’un ayant lié l’Empereur, le tira hors du Chœur du côté droit ; l’autre me tira de même du côté gauche. Alors je vis tout d’un coup ſur le trône du Sanctuaire un vieillard aſſis, tout ſemblable à l’image de S. Pierre, ayant debout près de lui deux hommes terribles qui paroiſſoient des Prévôts. Je vis devant les genoux de S. Pierre Ignace fondant en larmes, & criant : vous avez les clefs du Royaume des Cieux ; ſi vous avez connoiſſance de l’injuſtice qu’on m’a faite, conſolez ma vieilleſſe affligée.

S. Pierre répondit : montrez celui qui vous a maltraité. Ignace ſe retournant, me montra de la main, & dit : voilà celui qui m’a le plus fait de mal. Saint Pierre fit ſigne à celui qui étoit à ſa droite, & lui mettant en main un petit glaive il lui dit tout haut : Prens Bardas l’ennemi de Dieu, & le mets en pieces devant le Veſtibule. Comme on me menoit à la mort, j’aî vû qu’il diſoit à l’Empereur, le menaçant de la main : attends, fils dénaturé ; enſuite je vis qu’on me coupoit effectivement en pieces.

Ceci arriva en 866. l’année ſuivante au mois d’Avril, l’Empereur étant parti pour attaquer l’Iſle de Crete, on lui rendit Bardas tellement ſuſpect, qu’il réſolut de s’en défaire. Il accompagnoit l’Empereur Michel en cette expédition. Bardas voyant entrer les meurtriers l’épée à la main dans la tente de l’Empereur, ſe jetta à ſes pieds, pour lui demander pardon ; mais on le tira dehors, on le mit en pieces, & on porta par dériſion quelques-uns de ſes membres au bout d’une pique. Ceci arriva le 29 d’Avril 866.

Roger Comte de Calabre & de Sicile aſſiégeant la Ville de Capoue, un nommé Sergius Grec de naiſſance, à qui il avoit donné le commandement de deux cens hommes, s’étant laiſſé gagner par argent, forma le deſſein de le trahir, & de livrer l’armée du Comte au Prince de Capoue pendant la nuit ; c’étoit le premier jour de Mars qu’il devoit exécuter ſon deſſein. S. Bruno qui vivoit alors dans le déſert de Squilance, apparut au Comte Roger, & lui dit de courir promptement aux armes, s’il ne vouloit être opprimé par ſes ennemis. Le Comte s’éveille en ſurſaut, ordonne à ſes gens de monter à cheval, & de voir ce qui ſe paſſoit dans le camp ; ils rencontrerent les gens de Sergius avec le Prince de Capoue, qui les ayant apperçus ſe retirerent promptement dans la Ville : ceux du Comte Roger en prirent cent ſoixante-deux, de qui ils apprirent tout le ſecret de la trahiſon. Roger étant allé le 29 Juillet ſuivant à Squilance, & ayant raconté à Bruno ce qui lui étoit arrivé, le Saint lui dit : ce n’eſt pas moi qui vous ai averti ; c’eſt l’Ange de Dieu, qui ſe trouve auprès des Princes en tems de guerre. Ainſi le raconte le Comte Roger lui-même dans un privilége accordé à S. Bruno.

Un Religieux[433] nommé Fidus, Diſciple de S. Euthymius, Abbé célebre en Paleſtine, ayant été envoyé par Martyrius, Patriarche de Jéruſalem, pour une commiſſion importante touchant les affaires de l’Egliſe, s’embarqua à Joppé, & fit naufrage la nuit ſuivante ; il ſe ſoutint pendant quelque tems ſur une piece de bois qu’il rencontra par hazard. Alors il invoqua à ſon ſecours S. Euthymius, qui lui apparut marchant ſur la mer, & lui dit : ſçachez que ce voyage n’eſt point agréable à Dieu, & ne ſera d’aucune utilité à la mere des Egliſes, c’eſt-à-dire à Jéruſalem. Retournez à celui qui vous a envoyé, & lui dites de ma part qu’il ne ſe mette point en peine de la ſéparation des Schiſmatiques : car l’union ſe fera dans peu ; pour vous, il faut que vous alliez en ma Laure, & que vous en faſſiez un Monaſtere.

Ayant ainſi parlé, il enveloppa Fidus de ſon manteau, & Fidus ſe trouva tout d’un coup à Jéruſalem dans ſa maiſon, ſans ſçavoir comment il y étoit venu : il raconta tout au Patriarche Martyrius, qui ſe ſouvint de la prédiction de S. Euthymius ſur le changement de la Laure en Monaſtere.

La Reine Marguerite, dans ſes Mémoires, prétend que Dieu protége les Grands d’une façon particuliere, & qu’il leur fait connoître en ſonge ou autrement ce qui doit leur arriver ; comme la Reine Catherine de Médicis ma mere, dit-elle, qui la nuit devant cette miſérable courſe, ſongea qu’elle voyoit le Roi Henri II. mon pere bleſſé à l’œil comme il arriva : étant éveillée, elle pria pluſieurs fois le Roi de ne vouloir point courir ce jour-là.

La même Reine étant dangereuſement malade à Metz, & ayant autour de ſon lit le Roi (Charles IX.) ma ſœur & mon frere de Lorraine, & force Dames & Princeſſes, elle s’écria comme ſi elle eût vû donner la bataille de Jarnac : voyez comme ils fuyent ; mon fils, à la victoire : voyez-vous dans cette haye le Prince de Condé mort ? Tous ceux qui étoient là croyoient qu’elle rêvoit ; mais la nuit d’après M. de Loſſe lui en apporta des nouvelles : je le ſçavois bien, dit-elle ; ne l’avois-je pas vû d’avant-hier ?

La Ducheſſe Philippe de Gueldres, épouſe du Duc de Lorraine René II. étant Religieuſe à Sainte Claire du Pont-à-Mouſſon, vit pendant ſon Oraiſon la malheureuſe bataille de Pavie. Elle s’écria tout d’un coup : ah mes ſœurs, mes cheres ſœurs, en prieres pour l’amour de Dieu ; mon fils de Lambeſc eſt mort, & le Roi (François I.) mon couſin eſt fait priſonnier. Quelques jours après on reçut à Nancy des nouvelles de ce fameux évènement arrivé le même jour que la Ducheſſe l’avoit vû. Ni le jeune Prince de Lambeſc, ni le Roi François I. n’avoient certainement aucune connoiſſance de cette révélation, & n’y eurent aucune part : ce ne fut donc ni leur eſprit, ni leurs Fantômes qui apparurent à la Princeſſe ; ce fut apparemment leur Ange, ou Dieu même qui par ſa puiſſance frappa ſon imagination, & lui repréſenta ce qui arrivoit dans ce moment.

Mézeray aſſure qu’il avoit ſouvent oui raconter à des gens de qualité, que le Duc Charles III. de Lorraine qui étoit à Paris lorſque le Roi Henri II. fut bleſſé d’un éclat de lance dont il mourut, avoit raconté pluſieurs fois, qu’une Dame qui logeoit dans ſon Hôtel avoit vû en ſonge fort diſtinctement, que le Roi avoit été atteint & abbatu par terre d’un coup de lance.

Aux exemples d’Apparitions d’hommes vivans à d’autres hommes vivans dans le ſommeil, on peut joindre une infinité d’autres exemples d’Apparitions d’Anges & de Saints perſonnages, ou même de perſonnes mortes à des hommes vivans endormis, pour leur donner des inſtructions, pour les inſtruire des dangers qui les menacent, pour leur inſpirer des avis ſalutaires ſur leur ſalut, pour leur donner du ſecours ; on pourroit compoſer des gros volumes ſur cette matiere. Je me contenterai de rapporter ici quelques exemples de ces Apparitions tirés des Auteurs profanes.

Xercès Roi de Perſe délibérant dans un Conſeil s’il porteroit la guerre en Grece, en fut fortement diſſuadé par Artabane ſon oncle paternel ; Xercès s’offenſa de ſa liberté, & lui dit des paroles fort desobligeantes. La nuit ſuivante il fit de ſérieuſes réfléxions ſur les raiſons d’Artabane, & changea de réſolution : s’étant endormi, il vit en ſonge un homme d’une taille & d’une beauté extraordinaire, qui lui dit : vous avez donc renoncé au deſſein de faire la guerre aux Grecs, quoique vous ayez déja donné vos ordres aux Chefs des Perſes pour aſſembler votre armée ? Vous n’avez pas bien fait de changer de réſolution ; quand vous n’auriez perſonne qui fût de votre ſentiment, allez, croyez-moi, ſuivez vos premiers deſſeins : ayant dit cela la viſion diſparut. Le lendemain il aſſembla de nouveau ſon Conſeil, & ſans parler du ſonge qu’il avoit eu, il témoigna qu’il étoit fâché de ce qu’il avoit dit dans ſa colere le jour précédent à Artabane ſon oncle, & déclara qu’il avoit renoncé au deſſein de faire la guerre aux Grecs ; ceux de ſon Conſeil ravis de joie, ſe proſternerent en ſa préſence & l’en féliciterent.

La nuit ſuivante il eut pour la ſeconde fois la même viſion, & le même Fantôme lui dit : fils de Darius, tu as donc abandonné le deſſein de déclarer la guerre aux Grecs, ſans te mettre en peine de ce que je t’ai dit ? ſçaches que ſi tu n’entreprends inceſſamment cette expédition, tu ſeras bientôt réduit à une condition auſſi baſſe que celle où tu te trouves aujourd’hui eſt élevée. Auſſi-tôt le Roi ſe jette à bas du lit, & envoie en diligence querir Artabane, à qui il raconte les deux ſonges qu’il avoit eus deux nuits de ſuite ; il ajouta : je vous prie de vous revêtir de mes ornemens Royaux, de vous aſſeoir ſur mon Trône, enſuite de vous coucher dans mon lit ; ſi le Fantôme qui m’a apparu vous apparoît auſſi, je croirai que la choſe eſt ordonnée par les décrets des Dieux, & je me rendrai à leurs ordres.

Artabane eut beau ſe défendre de ſe revêtir des ornemens Royaux, de s’aſſeoir ſur le Trône du Roi, & de ſe coucher dans ſon lit, alléguant que tout cela ſeroit inutile, ſi les Dieux avoient réſolu de lui faire connoître leur volonté ; que cela même ſeroit plus capable d’irriter les Dieux, comme ſi l’on vouloit par ces marques extérieures leur faire illuſion ; qu’au reſte les ſonges par eux-mêmes ne méritent aucune attention, & que pour l’ordinaire ils ne ſont que des ſuites & des repréſentations de ce que l’on a eu plus fortement dans l’eſprit pendant la veille.

Xercès ne ſe rendit point à ſes raiſons, & Artabane fit ce que le Roi voulut, perſuadé que ſi la même choſe ſe préſentoit plus d’une fois, ce ſeroit une preuve de la volonté des Dieux, de la réalité de la viſion, & de la vérité du ſonge ; il ſe coucha donc dans le lit du Roi, & le même Fantôme lui apparut, & lui dit : c’eſt donc toi qui empêches Xercès d’exécuter ſa réſolution, & d’accomplir ce qui eſt arrêté par les deſtins ? j’ai déja déclaré au Roi ce qu’il doit craindre, s’il differe d’obéir à mes ordres. En même tems il ſembla à Artabane que le Spectre vouloit lui brûler les yeux avec un fer ardent ; auſſitôt il ſortit du lit, & raconta à Xercès ce qui lui étoit apparu, ce qui lui avoit été dit, & ajouta : je change abſolument d’avis, puiſqu’il plaît aux Dieux que nous faſſions la guerre, & que les Grecs ſont menacés de grands malheurs ; donnez vos ordres, & faites toutes vos diſpoſitions pour la guerre. Ce qui fut auſſitôt exécuté.

Les terribles ſuites de cette guerre qui devint ſi fatale à la Perſe, & qui fut enfin cauſe du renverſement de cette fameuſe Monarchie, fait juger que cette Apparition, ſi elle eſt véritable, fut annoncée par un mauvais Eſprit, ennemi de cette Monarchie, envoyé de Dieu pour diſpoſer les choſes aux évenemens prédits par les Prophetes, & à la ſucceſſion des grands Empires prédeſtinés dans les Décrets du Tout-Puiſſant.

Cicéron remarque que deux Arcadiens qui voyageoient enſemble[434], arriverent à Mégare Ville de la Grece, ſituée entre Athenes & Corinthe ; l’un qui avoit droit d’hoſpitalité dans la Ville, logea chez ſon ami, & l’autre dans une hôtellerie. Après le ſouper, celui qui étoit chez ſon ami ſe retira pour ſe coucher ; dans le ſommeil il lui ſembla que celui qui étoit à l’hôtellerie lui apparoiſſoit, & le prioit de le ſecourir, parce que l’Hôtellier vouloit le tuer. Sur le champ il ſe leve effrayé par le ſonge ; mais s’étant raſſuré & rendormi, l’autre lui apparut de nouveau, & lui dit que puiſqu’il n’avoit pas eu la bonté de le ſecourir, du moins il ne laiſſât pas ſa mort impunie ; que l’Hôtellier après l’avoir tué avoit caché ſon corps dans un chariot, & l’avoit couvert de fumier, & qu’il ne manquât pas de ſe trouver le lendemain matin à l’ouverture de la porte de la Ville, avant que le chariot ſortît. Frappé de ce nouveau ſonge, il ſe rend du grand matin à la porte de la Ville, voit le chariot, & demande à celui qui le menoit ce qu’il avoit ſous ce fumier : le Chartier prit auſſitôt la fuite, l’on tira le corps du chariot, & l’Hôtellier fut arrêté & puni.

Cicéron rapporte encore d’autres exemples de pareilles Apparitions arrivées dans le ſommeil ; l’une eſt de Sophocles, & l’autre de Simonides. Le premier vit Hercule en ſonge, qui lui marqua le nom d’un voleur qui avoit pris dans ſon Temple une patere d’or. Sophocles négligea cet avertiſſement comme l’effet d’un ſommeil inquiet ; mais Hercule lui apparut une ſeconde fois, & lui répéta la même choſe, ce qui engagea Sophocles à dénoncer le voleur, qui fut convaincu par l’Aréopage, & depuis ce tems-là le nom d’Hercule le Révélateur fut donné à ce Temple.

Le ſonge ou l’Apparition de Simonides lui fut perſonnellement plus utile. Il étoit ſur le point de s’embarquer : il trouva ſur le rivage le cadavre d’un inconnu qui étoit ſans ſépulture ; Simonides la lui donna par humanité. La nuit ſuivante le mort apparut à Simonides, & lui conſeilla par reconnoiſſance de ne point s’embarquer ſur le vaiſſeau qui étoit à la rade, parce qu’il feroit naufrage. Simonides le crut, & peu de jours après il apprit le naufrage du vaiſſeau ſur lequel il devoit monter.

Jean Pic Prince de la Mirande nous aſſure, dans ſon Traité de auro, qu’un homme qui n’étoit pas riche ſe trouvant réduit à la derniere extrémité, & n’ayant aucune reſſource ni pour payer ſes dettes, ni pour nourrir dans un tems de diſette une famille nombreuſe, accablé de chagrin & d’inquiétude s’endormit. Dans ce même tems un bienheureux s’apparoît à lui en ſonge, lui enſeigne par quelques énigmes le moyen de faire de l’or, & lui indique au même inſtant l’eau dont il devoit ſe ſervir pour y réuſſir. A ſon réveil il prend cette eau & en fait de l’or, en petite quantité à la vérité, mais aſſez pour ſuſtenter ſa famille. Il en fit deux fois avec du fer, & trois fois avec de l’orpiment ; & il m’a convaincu par mes propres yeux, dit Pic de la Mirande, que le moyen de faire de l’or artificiellement n’eſt pas un menſonge, mais un fait véritable.

Voici une autre ſorte d’Apparition d’un homme vivant à un autre homme vivant, qui eſt d’autant plus ſinguliere, qu’elle prouve à la fois & la force des Sortiléges, & qu’un Magicien peut ſe rendre inviſible à pluſieurs perſonnes pendant qu’il ſe découvre à un ſeul homme. Le fait eſt tiré du Traité des Superſtitions du R. P. le Brun[435], & eſt revêtu de tout ce qui le peut rendre inconteſtable ; je ne le rapporterai qu’en abrégé. Le Vendredi premier jour de Mai 1705. ſur les cinq heures du ſoir, Denis Miſanger de la Richardiere, âgé de dix-huit ans, fut attaqué d’une maladie extraordinaire, qui commença par une eſpece de léthargie : on lui donna tous les ſecours que la Médecine & la Chirurgie peuvent fournir ; il tomba enſuite dans une eſpece de fureur ou de convulſion, & on fut obligé de le tenir & faire garder par cinq ou ſix perſonnes, de peur qu’il ne ſe précipitât par les fenêtres, ou qu’il ne ſe caſſât la tête contre la muraille : l’émétique qu’on lui donna, lui fit jetter quantité de bile, & il demeura 4 ou 5 jours aſſez tranquille.

A la fin du mois de Mai, on l’envoya à la campagne pour prendre l’air : il lui ſurvint de nouveaux accidens ſi peu ordinaires, qu’on jugea qu’il étoit enſorcellé ; & ce qui confirmoit cette conjecture, c’eſt qu’il n’eut jamais de fiévre, & qu’il conſerva toutes ſes forces, nonobſtant tous les maux & les remédes violens qu’on lui avoit fait prendre. On lui demanda s’il n’avoit point eu quelques démêlés avec quelque Berger, ou autre perſonne ſoupçonnée de Sortilége ou de Maléfice.

Il déclara que le 18 Avril précédent traverſant le Village de Noyſi à cheval pour ſe promener, ſon cheval s’arrêta tout court au milieu de la rue Feret, vis-à-vis la Chapelle, ſans qu’il pût le faire avancer, quoiqu’il lui donnât pluſieurs coups d’éperon. Il y avoit là un Berger appuyé contre la Chapelle, ayant ſa houlette en main, & deux chiens noirs à ſes côtés. Cet homme lui dit : Monſieur, je vous conſeille de retourner chez vous ; car votre cheval n’avancera pas. Le jeune la Richardiere continuant à piquer ſon cheval, dit au Berger : je n’entre point dans ce que vous dites ; le Berger répondit à demi-bas : je vous y ferai bien entrer. En effet, le jeune homme fut obligé de deſcendre de cheval, & de le ramener par la bride au logis de M. ſon pere dans le même Village ; alors le Berger lui donna un ſort qui devoit commencer au premier Mai, comme on l’a ſçû depuis.

Pendant cette maladie on fit dire pluſieurs Meſſes en différens endroits, ſurtout à S. Maur des Foſſés, à S. Amable, & au S. Eſprit. Le jeune la Richardiere aſſiſta à quelques unes des Meſſes que l’on dit à S. Maur ; mais il déclara qu’il ne ſeroit guéri que le Vendredi 26 Juin au retour de S. Maur. Entrant dans la chambre dont il avoit la clef dans ſa poche, il y trouva ce Berger aſſis dans ſon fauteuil avec ſa houlette & ſes deux chiens : il fut le ſeul qui le vit, nul autre de la maiſon ne l’apperçut ; il dit même que cet homme s’appelloit Damis, quoiqu’auparavant il ne ſe ſouvenoit pas que perſonne lui eût révélé ſon nom. Il le vit pendant tout ce jour & toute la nuit ſuivante. Sur les ſix heures du ſoir, comme il étoit dans ſes maux ordinaires, il tomba par terre, criant que le Berger étoit ſur lui & l’écraſoit ; en même tems il tira ſon couteau, & en donna cinq coups dans le viſage du Berger, dont il demeura marqué : le malade dit à ceux qui veilloient, qu’il alloit avoir cinq foibleſſes conſidérables, & les pria de le ſecourir & de l’agiter violemment. La choſe arriva comme il l’avoit prédite.

Le Vendredi 26 Juin M. de la Richardiere étant allé à la Meſſe à S. Maur aſſura qu’il ſeroit guéri ce jour-là. Après la Meſſe le Prêtre lui mit l’Etole ſur la tête, & récita l’Evangile de S. Jean ; pendant cette priere le jeune homme vit S. Maur debout, & le malheureux Berger à ſa gauche, ayant le viſage enſanglanté des cinq coups de couteau qu’il avoit donnés. Dans ce moment le jeune homme cria ſans deſſein : miracle, miracle, & aſſura qu’il étoit guéri, comme il le fut en effet.

Le 29 Juin le même M. de la Richardiere retourna à Noyſi, & s’amuſa à chaſſer : le lendemain comme il chaſſoit encore dans les vignes, le Berger ſe préſenta devant lui ; il lui donna de la croſſe de ſon fuſil ſur la tête, le Berger s’écria : Monſieur, vous me tuez, & s’enfuit. Le lendemain cet homme ſe préſenta de nouveau devant lui, ſe jetta à ſes genoux, lui demanda pardon, & lui dit : je m’appelle Damis ; c’eſt moi qui vous ai donné le ſort qui devoit durer un an : par le ſecours des Meſſes & des prieres qu’on a dites pour vous, vous en avez été guéri au bout de huit ſemaines ; mais le ſort eſt retombé ſur moi, & je n’en pourrai guérir que par un miracle. Je vous prie de faire prier pour moi.

Pendant tous ces bruits, la Maréchauſſée s’étoit miſe à la pourſuite du Berger ; mais il leur échappa, ayant tué ſes deux chiens & jetté ſa houlette. Le Dimanche 13 de Septembre il vint trouver M. de la Richardiere, lui raconta ſon avanture ; qu’après avoir été 20 ans ſans s’approcher des Sacremens, Dieu lui avoit fait la grace de ſe confeſſer à Troyes, & qu’après diverſes remiſes il avoit été admis à la ſainte Communion. Huit jours après M. de la Richardiere reçut une lettre d’une femme qui ſe diſoit parente du Berger, qui lui apprit ſa mort, & le prioit de faire dire pour lui une Meſſe de Requiem ; ce qui fut exécuté.

Combien de difficultés ne peut-on pas former contre cette Hiſtoire ? Comment ce malheureux Berger a-t’il pû donner un ſort ſans toucher la perſonne ? Comment a-t’il pû s’introduire dans la chambre du jeune M. de la Richardiere ſans ouvrir ni forcer la porte ? Comment a-t’il pû ſe rendre viſible à lui ſeul, pendant que nul autre ne le voyoit ? Peut-on douter de ſa préſence corporelle, puiſqu’il reçut cinq coups de couteau au viſage, dont il portoit encore les marques, lorſque par le mérite de la ſainte Meſſe & l’interceſſion des Saints le ſortilége fut levé ? Comment S. Maur lui apparut-il avec ſon habit de Bénédictin, ayant à ſa gauche le Magicien ? Si le fait eſt certain, comme il le paroît, qui expliquera la maniere dont tout cela ſe paſſa ?


CHAPITRE XLVI.

Raiſonnemens ſur les Apparitions.

APRES avoir parlé aſſez longtems des Apparitions, & après en avoir établi la vérité, autant qu’il nous a été poſſible par l’autorité des Ecritures, par des exemples, par des raiſons, il faut à préſent porter notre jugement ſur les cauſes, les moyens & les raiſons de ces Apparitions, & répondre aux objections qu’on peut former pour en détruire la réalité, ou du moins pour en faire douter.

Nous avons ſuppoſé que les Apparitions étoient l’ouvrage des Anges, des Démons, ou des Ames des défunts ; nous ne parlons pas des Apparitions de Dieu même : ſes volontés, ſes opérations, ſa puiſſance, ſont au-deſſus de notre portée ; nous reconnoiſſons qu’il peut tout ce qu’il veut, que ſa volonté eſt toute puiſſante, & qu’il ſe met quand il veut au deſſus des Loix qu’il a faites. Quant aux Apparitions des hommes vivans à d’autres hommes auſſi vivans, elles ſont d’une nature différente de celles que nous nous propoſons d’examiner ici ; nous ne laiſſerons pas d’en parler ci-après.

Quelque ſyſtême que l’on ſuive ſur la nature des Anges, des Démons ou des Ames ſéparées du corps, ſoit qu’on les tienne pour ſubſtances purement ſpirituelles, comme l’Egliſe Chrétienne le tient aujourd’hui, ſoit qu’on leur donne un corps aërien, ſubtil, inviſible, comme pluſieurs l’ont enſeigné ; il paroît preſque auſſi difficile de rendre palpable, ſenſible & épais, un corps ſubtil & aërien, qu’il l’eſt de condenſer l’air, & de le faire paroître comme un corps ſolide & ſenſible ; comme quand les Anges apparurent à Abraham & à Loth, l’Ange Raphaël à Tobie, & le conduiſit en Médie, ou lorſque le Démon apparut à Jeſus-Chriſt, & le conduiſit ſur une haute montagne, & ſur le pinacle du Temple de Jéruſalem, ou lorſque Moïſe apparut avec Elie ſur le Thabor : car ces Apparitions ſont certaines par les Ecritures.

Si l’on veut que ces Apparitions n’ayent été que dans l’imagination & dans l’eſprit de ceux qui ont vû ou crû voir des Anges, des Démons ou des Ames ſéparées du corps, ainſi qu’il arrive tous les jours dans le ſommeil, & quelquefois dans la veille, lorſqu’on eſt fort occupé de certains objets, ou frappé de certaines choſes qu’on déſire ardemment, ou qu’on craint extraordinairement ; comme quand Ajax croyant voir Ulyſſe & Agamemnon, ou Menelaüs, ſe jetta ſur des animaux qu’il égorgea, croyant tuer ces deux hommes ſes ennemis, & ſur leſquels il mouroit d’envie d’exercer ſa vengeance.

Dans cette ſuppoſition l’Apparition ne ſera pas moins difficile à expliquer. Il n’y avoit ni prévention, ni trouble d’imagination, ni paſſion précédente qui portât Abraham à ſe figurer qu’il voyoit trois perſonnes, à qui il donna à manger, à qui il parla, qui lui promirent la naiſſance d’un fils, à quoi il ne penſoit guére alors. Les trois Apôtres qui virent Moïſe s’entretenant avec Jeſus-Chriſt ſur le Thabor, n’étoient point préparés à cette Apparition : il n’y avoit nulle paſſion de crainte, d’amour, de vengeance, d’ambition, ni autre qui leur frappât l’imagination, pour les diſpoſer à voir Moïſe ; comme il n’y en avoit point dans Abraham lorſqu’il apperçut les trois Anges qui lui apparurent.

Souvent dans le ſommeil nous voyons ou nous croyons voir ce qui nous a beaucoup frappé dans la veille, ou ce que nous ſouhaitons beaucoup ; quelquefois nous nous y repréſentons des choſes auſquelles nous n’avons jamais penſé, & même qui nous répugnent, & qui ſe préſentent à notre eſprit malgré nous. Perſonne ne s’aviſe de chercher les cauſes de ces ſortes de repréſentations : on les attribue au hazard, ou à quelque diſpoſition des humeurs ou du ſang, ou du cerveau, ou même du lieu où l’on eſt couché, ou de la maniere dont le corps eſt placé au lit ; mais rien de tout cela n’eſt applicable aux Apparitions des Anges, des Démons, ou des Eſprits, lorſque ces Apparitions ſont accompagnées & ſuivies d’actions, de diſcours, de prédictions & d’effets réels précédés & prédits par ceux qui apparoiſſent.

Si l’on a recours à une prétendue faſcination des yeux ou des autres ſens, qui nous font quelquefois croire que nous voyons & entendons ce que nous ne voyons & n’entendons pas ; ou que nous ne voyons ou n’entendons pas ce qui ſe paſſe à nos yeux, ou ce qui frappe nos oreilles : comme quand les ſoldats envoyés pour arrêter Eliſée lui parlerent & le virent avant de le connoître, ou que les habitans de Sodôme ne purent reconnoître la porte de Loth, quoiqu’elle fût devant leurs yeux, ou que les Diſciples d’Emmaüs ne reconnurent pas Jeſus-Chriſt qui les accompagnoit, & qui leur expliquoit les Ecritures ; ils n’ouvrirent leurs yeux & ne le reconnurent qu’à la fraction du pain.

Cette faſcination des ſens qui nous fait croire que nous voyons ce que nous ne voyons pas, ou cette ſuſpenſion de l’éxercice & des fonctions naturelles de nos ſens, qui nous empêche de voir & de reconnoître ce qui ſe paſſe à nos yeux ; tout cela n’eſt guére moins miraculeux, que de condenſer l’air ou de le raréfier, ou de donner de la ſolidité & de la conſiſtence à ce qui eſt purement ſpirituel & dégagé de la matiere.

Il s’enſuit de tout cela que nulle Apparition ne ſe peut faire ſans une eſpece de miracle, & ſans un concours extraordinaire & ſurnaturel de la puiſſance de Dieu, qui ordonne, ou qui fait, ou qui permet qu’un Ange, qu’un Démon, ou qu’une Ame ſéparée du corps apparoiſſe, agiſſe, parle, marche, & faſſe d’autres fonctions qui n’appartiennent qu’a un corps organiſé.

On me dira qu’il eſt inutile de recourir au miraculeux & au ſurnaturel, ſi l’on a reconnu dans les ſubſtances ſpirituelles un pouvoir naturel de ſe faire voir, ſoit en condenſant l’air, ou en produiſant un corps maſſif & palpable, ou en ſuſcitant quelque corps mort, à qui ces Eſprits rendent la vie & le mouvement pour un certain tems.

Je conviens de tout cela ; mais j’oſe ſoutenir que cela n’eſt poſſible ni à l’Ange, ni au Démon, ni à une ſubſtance ſpirituelle, quelle qu’elle ſoit. L’Ame peut bien produire en elle-même des penſées, des volontés & des déſirs : elle peut bien imprimer des mouvemens à ſon corps, & réprimer ſes ſaillies & ſes agitations ; mais comment le fait-elle ? La Philoſophie ne peut guére l’expliquer qu’en diſant qu’en vertu de l’union quelle a avec ſon corps, Dieu par un effet de ſa ſageſſe lui a donné le pouvoir d’agir ſur ſes humeurs, ſur ſes organes, & de leur imprimer certains mouvemens ; mais il y a lieu de croire qu’elle n’opére tout cela que comme cauſe occaſionnelle, & que c’eſt Dieu comme cauſe premiere, néceſſaire, immédiate & eſſentielle, qui produit tous les mouvemens du corps qui ſe font dans la nature.

Ni l’Ange, ni le Démon n’ont pas plus de privilége à cet égard ſur la matiere, que l’ame de l’homme ſur ſon propre corps. Ils ne peuvent ni modifier la matiere, ni la changer, ni lui imprimer des actions & des mouvemens que par le pouvoir de Dieu, & avec ſon concours néceſſaire & immédiat : nos lumieres ne nous permettent pas de juger autrement ; il n’y a point de proportion phyſique entre l’Eſprit & le corps : ces deux ſubſtances ne peuvent agir mutuellement & immédiatement l’une ſur l’autre ; elles ne peuvent agir qu’occaſionnellement, en déterminant la cauſe premiere, en vertu des Loix qu’elle a jugé à propos de ſe preſcrire à elle-même pour l’action réciproque des créatures l’une ſur l’autre, de leur donner l’être, de le conſerver, & de perpétuer le mouvement dans la maſſe de la matiere qui compoſe l’Univers, en donnant lui-même la vie aux ſubſtances ſpirituelles, & leur permettant avec ſon concours comme cauſe premiere d’agir le corps ſur l’ame, & l’ame ſur le corps, les uns & les autres comme cauſes occaſionnelles.

Porphyre étant conſulté par Anebon, Prêtre Egyptien, ſi ceux qui préſident l’avenir & font des prodiges ont des Ames plus puiſſantes, ou s’ils reçoivent ce pouvoir de quelque Eſprit étranger, répond que ſelon les apparences tout cela ſe fait par le moyen de certains mauvais Eſprits qui ſont naturellement fourbes, qui prennent toutes ſortes de formes, & qui font tout ce qu’on voit arriver de bien & de mal ; mais qu’au fond ils ne portent jamais les hommes à ce qui eſt véritablement bien.

Saint Auguſtin[436] qui rapporte ce paſſage de Porphyre, appuie beaucoup ſur ſon témoignage, & dit que tout ce qui ſe fait d’extraordinaire par certains tons de voix, par des figures ou des fantômes, eſt d’ordinaire l’ouvrage du Démon, qui ſe joue de la crédulité & de l’aveuglement des hommes ; que tout ce qui s’opére de merveilleux dans la nature, & ne ſe rapporte pas au culte du vrai Dieu, doit paſſer pour illuſion du Démon. Les plus anciens Peres de l’Egliſe, Minutius Felix, Arnobe, S. Cyprien, attribuent de même toutes ces ſortes d’effets extraordinaires au malin Eſprit.

Tertullien[437] ne doutoit pas que les Apparitions qui ſont produites par la Magie, & par les évocations des Ames, qui forcées par les enchantemens ſortent, dit-on, du fond de l’Enfer, ne ſoient de pures illuſions du Démon, qui fait paroître aux aſſiſtans un corps fantaſtique, & qui faſcine les yeux de ceux qui croyent voir ce qu’ils ne voient pas ; ce qui n’eſt pas plus difficile au Démon, dit-il, que de ſéduire & d’aveugler les Ames, qu’il engage dans le péché. Pharaon croyoit voir des Serpens véritables produits par ſes Magiciens ; ce n’étoit qu’illuſion. La vérité de Moïſe dévora le menſonge de ces Impoſteurs ; corpora videbantur Pharaoni & Egyptiis magicarum virgarum Dracones ; ſed Moïſi veritas mendacium devoravit.

Cette faſcination des yeux de Pharaon & de ſes ſerviteurs eſt-elle plus aiſée à faire que de produire des ſerpens ; & ſe peut-elle faire ſans le concours de Dieu ? & comment concilier ce concours avec la ſageſſe, l’indépendance & la vérité de Dieu ? Le Démon à cet égard a-t’il un plus grand pouvoir qu’un Ange & qu’une Ame ſéparée du corps ? Et ſi une ſois on ouvre la porte à cette faſcination, tout ce qui paroît ſurnaturel & miraculeux deviendra incertain & douteux. On dira que les merveilles racontées dans l’Ancien & le Nouveau Teſtament ne ſont à regard de ceux qui en ont été témoins, ou à qui elles ſont arrivées, qu’illuſions & faſcinations ; & à quoi ces principes ne conduiſent-ils pas ? Cela conduit à douter de tout, à nier tout, à croire que Dieu de concert avec le Démon nous induit à erreur, & nous faſcine les yeux & les autres ſens, pour nous faire croire que nous voyons, que nous entendons, & que nous connoiſſons, ce qui n’eſt ni préſent à nos yeux, ni connu à notre eſprit, ni appuyé ſur notre raiſonnement, puiſque par-là les principes du raiſonnement ſont renverſés.

Il faut donc recourir aux principes ſolides & inébranlables de la Religion, qui nous apprennent :

1o. Que les Anges, les Démons, & les Ames ſéparées du corps, ſont de purs Eſprits dégagés de toute matiere.

2o. Que les ſubſtances ſpirituelles ne peuvent que par l’ordre ou la permiſſion de Dieu apparoître aux hommes ; & leur faire paroître des corps ſenſibles & véritables, dans leſquels & par leſquels ils font ce qu’on leur voit faire.

3o. Que pour faire paroître ces corps & les faire agir, parler, marcher, manger, &c. elles doivent produire des corps ſenſibles, ou en condenſant l’air, ou ſubſtituant d’autres corps terreſtres, ſolides & capables de faire les fonctions dont nous parlons.

4o. Que la maniere dont ſe fait cette production & apparition de corps ſenſibles, nous eſt abſolument inconnue ; que nous n’avons aucune preuve, que les ſubſtances ſpirituelles ayent un pouvoir naturel de produire ces ſortes de changemens quand il leur plaît ; qu’elles ne les peuvent produire que dépendamment de Dieu.

5o. Qu’encore qu’il y ait ſouvent beaucoup d’illuſion, de prévention & d’imagination dans ce qu’on raconte des opérations & des Apparitions des Anges, des Démons, & des Ames ſéparées du corps, il y a toutefois de la réalité dans pluſieurs de ces choſes, & qu’on ne peut raiſonnablement les révoquer toutes en doute, ni encore moins les nier toutes.

6o. Qu’il y a des Apparitions qui portent avec elles la preuve & le caractere de vérité, par la qualité de celui qui les rapporte, par les circonſtances qui les accompagnent, par les ſuites de ces Apparitions, qui annoncent des choſes futures, & qui ſont ſuivies de l’effet, qui opérent des choſes impoſſibles aux forces naturelles de l’homme, & trop oppoſées aux intérêts du Démon, & à ſon caractere de malice & de tromperie, pour qu’on puiſſe le ſoupçonner d’en être l’auteur ou le fauteur. Enfin ces Apparitions ſont certifiées par la créance, les prieres, & la pratique de l’Egliſe qui les autoriſe, & qui en ſuppoſe la réalité.

7o. Que quoique ce qui paroît miraculeux ne le ſoit pas toujours, on doit au moins y reconnoître pour l’ordinaire du preſtige & de l’opération du Démon ; par conſéquent que le Démon peut avec la permiſſion de Dieu faire beaucoup de choſes qui ſurpaſſent nos connoiſſances, & le pouvoir naturel que nous lui ſuppoſons.

8o. Que ceux qui veulent les expliquer par la voie de la faſcination des yeux & des autres ſens, ne réſolvent pas la difficulté, & ſe jettent dans de plus grands embarras, que ceux qui admettent ſimplement les Apparitions faites par l’ordre ou la permiſſion de Dieu.

CHAPITRE XLVII.

Objections contre les Apparitions, & réponſes
aux objections.

LA plus ſolide objection qu’on puiſſe former contre les Apparitions des Anges, des Démons, des Ames ſéparées du corps, ſe prend de la nature de ces ſubſtances, qui étant purement ſpirituelles, ne peuvent paroître avec des corps ſenſibles, ſolides & palpables, ni en faire les fonctions, qui n’appartiennent qu’à la matiere & à des corps vivans & animés.

Car ou les ſubſtances ſpirituelles ſont unies aux corps qui paroiſſent ou non ? Si elles n’y ſont pas unies, comment peuvent-elles les mouvoir & les faire agir, marcher, parler, raiſonner, manger ? Si elles y ſont unies, elles ne font donc qu’un tout, un individu avec elles ; & comment peuvent-elles s’en ſéparer après s’y être unies ? Les prennent-elles & les quittent-elles à volonté, comme on quitte un habit ou un maſque ? Cela ſuppoſeroit qu’elles ſont maîtreſſes de paroître ou de diſparoître, ce qui n’eſt pas, puiſque toute Apparition ſe fait uniquement par l’ordre ou par la permiſſion de Dieu. Ces corps qui paroiſſent ne ſont-ils que les inſtrumens dont les Anges, les Démons, ou les Ames ſe ſervent pour effrayer, pour avertir, pour châtier, pour inſtruire celui ou ceux à qui ils paroiſſent ? C’eſt en effet ce qu’on peut dire de plus raiſonnable ſur ces Apparitions ; les Exorciſmes de l’Egliſe ne tombent directement que ſur l’agent & le moteur de ces Apparitions, & non ſur le Fantôme qui apparoît, ni ſur le premier Auteur qui eſt Dieu, qui l’ordonne ou le permet.

Une autre objection fort commune & fort frappante eſt celle qui ſe tire de la multitude des fauſſes hiſtoires, & des bruits ridicules qui ſe répandent parmi le peuple d’Apparitions d’Ames, de Démons, de Folets, de Poſſeſſions & Obſeſſions.

Il faut convenir que de cent de ces prétendues Apparitions, à peine y en aura-t’il deux de vraies ; les Anciens ne ſont pas plus croyables en cela que les Modernes, puiſqu’ils étoient au moins auſſi crédules qu’on l’eſt dans notre ſiécle, ou plutôt qu’ils étoient plus crédules qu’on ne l’eſt aujourd’hui.

Je conviens que la vaine crédulité du peuple, & l’amour de ce qui a l’air de merveilleux & d’extraordinaire, ont produit une infinité d’hiſtoires fauſſes ſur le ſujet que nous traitons. Il y a ici deux écueils à éviter, la trop grande crédulité, & l’exceſſive difficulté à croire ce qui eſt au-deſſus du cours ordinaire de la nature : de même qu’on ne doit pas conclure le général du particulier, ni dire que tout eſt faux, parce qu’il y a quelques hiſtoires qui ſont fauſſes ; auſſi ne doit-on pas toujours aſſurer qu’une telle hiſtoire en particulier eſt inventée à plaiſir, parce qu’il y en a un très-grand nombre de cette derniere eſpece. Il eſt permis d’éxaminer, d’éprouver & de choiſir ; on ne doit porter ſon jugement qu’avec connoiſſance de cauſe. Une hiſtoire peut être fauſſe dans pluſieurs de ſes circonſtances, & être vraie dans le fond.

L’hiſtoire du Déluge & celle du paſſage de la mer rouge ſont certaines en elles-mêmes, & dans le ſimple & naïf récit qu’en fait Moïſe. Les Hiſtoriens profanes & quelques Hébreux, des Chrétiens même y ont ajouté des embelliſſemens qui ne doivent point porter coup contre l’hiſtoire en elle-même. Joſeph l’Hiſtorien a beaucoup embelli l’hiſtoire de Moïſe ; des Auteurs Chrétiens ont beaucoup ajouté à celle de Joſeph ; les Mahométans ont alteré pluſieurs points de l’Hiſtoire ſacrée de l’Ancien & du Nouveau Teſtament : faudra-t’il pour cela réduire en problême ces Hiſtoires ? La vie de S. Grégoire Thaumaturge eſt remplie de miracles, de même que celles de S. Martin, de S. Bernard ; S. Auguſtin rapporte pluſieurs guériſons miraculeuſes opérées par les Reliques de S. Etienne. On rapporte auſſi pluſieurs choſes extraordinaires dans la vie de S. Ambroiſe. Pourquoi n’y pas ajouter foi après le témoignage de ces grands Hommes, & celui de leurs Diſciples, qui avoient vêcu avec eux, & avoient été témoins d’une bonne partie de ce qu’ils rapportent ?

Il n’eſt pas permis de conteſter la vérité des Apparitions marquées dans l’Ancien & le Nouveau Teſtament ; mais il eſt permis de les expliquer : par exemple, il eſt dit que le Seigneur apparut à Abraham dans la Vallée de Mambré[438] ; qu’il entra dans la tente d’Abraham, & qu’il lui promit la naiſſance d’un fils : toutefois l’on convient qu’il reçut trois Anges qui allerent de-là à Sodôme. S. Paul[439] le marque expreſſément dans l’Epître aux Hébreux : Angelis hoſpitio receptis. Il eſt dit de même que le Seigneur apparut à Moïſe, & lui donna la Loi ; & S. Etienne dans les Actes[440] nous apprend que ce fut un Ange qui lui parla au buiſſon ardent & ſur le Mont Oreb ; & S. Paul aux Galates dit que la Loi a été donnée par les Anges[441] : ordinata per Angelos.

Quelquefois le nom d’Ange du Seigneur ſe prend pour un Prophete, pour un homme rempli de ſon eſprit, & député de ſa part. Il eſt certain que l’Hébreu Malac & le Grec Angelos a la même ſignification qu’un Envoyé. Par exemple, au commencement du livre des Juges[442], il eſt dit qu’il vint un Ange du Seigneur de Galgal au lieu des pleurs, & qu’il y reprocha aux Iſraélites leur infidélité & leur ingratitude. Les plus habiles Commentateurs[443] croyent que cet Ange du Seigneur n’eſt autre que Phinées ou le Grand Prêtre d’alors, ou plutôt un Prophete envoyé exprés vers le Peuple aſſemblé à Galgal.

Dans l’Ecriture les Prophetes ſont quelquefois qualifiés Anges du Seigneur[444] : voici ce que dit l’Envoyé du Seigneur ; entre les Envoyés du Seigneur, dit Aggée, parlant de lui-même. Le Prophete Malachie, le dernier des petits Prophetes, dit que le Seigneur enverra ſon Ange, qui préparera ſa voie devant ſa face[445]. Cet Ange eſt S. Jean Baptiſte, qui prépare la voie à Jeſus-Chriſt, lequel eſt lui-même qualifié l’Ange du Seigneur : & bientôt le Dominateur que vous demandez, & l’Ange du Seigneur ſi déſiré viendra dans ſon Temple. Ce même Sauveur eſt déſigné dans Moïſe ſous le nom de Prophete[446] : le Seigneur ſuſcitera du milieu de votre nation un Prophete comme moi. Le nom d’Ange eſt donné au Prophete Nathan, qui reprit David de ſon péché. Je ne prétens pas par ces témoignages nier que les Anges n’ayent ſouvent apparu aux hommes ; mais j’en infere que quelquefois ces Anges n’étoient que des Prophetes, ou d’autres perſonnes ſuſcitées & envoyées de Dieu à ſon Peuple.

Quant aux Apparitions du Démon, il eſt bon de remarquer que dans l’Ecriture on attribue aux mauvais Eſprits la plus grande partie des calamités publiques & des maladies : par exemple, il eſt dit que Satan inſpira à David[447] de faire le dénombrement de ſon Peuple ; mais dans un autre endroit il eſt dit ſimplement que la colere du Seigneur s’enflamma contre Iſraël[448], & qu’elle porta David à faire le dénombrement de ſes Sujets. Il y a pluſieurs autres endroits des Livres ſaints où l’on rapporte ce que fait le Démon, & ce qu’il dit, d’une maniere populaire, par la figure que l’on nomme Proſopopée ; par exemple, l’entretien de Satan avec la premiere femme[449], & le diſcours que le Démon tint en la compagnie des bons Anges devant le Seigneur, lorſqu’il lui parla de Job[450], & qu’il obtint permiſſion de le tenter & de l’affliger. Dans le Nouveau Teſtament il paroît que les Juifs attribuoient à la malice du Démon & à ſa poſſeſſion preſque toutes les maladies dont ils étoient affligés. Dans S. Luc[451] cette femme qui étoit courbée & ne pouvoit ſe relever, & qui ſouffroit cette incommodité depuis dix-huit ans, avoit, dit l’Evangéliſte, un eſprit d’infirmité, & Jeſus-Chriſt apres l’avoir guérie dit, que Satan la tenoit liée depuis dix-huit ans ; & dans un autre endroit il eſt dit, qu’un Lunatique ou Epileptique étoit poſſédé du Démon : il eſt clair par ce qu’en diſent S. Matthieu & S. Luc, qu’il étoit attaqué d’Epilepſie[452], qu’il tomboit du mal caduc, qu’il écumoit, qu’il ſe déchiroit, qu’il ſe rouloit, qui ſont des marques connues de l’Epilepſie. Le Sauveur le guérit de cette incommodité, & ôta par ce moyen au Démon l’occaſion de le tourmenter davantage ; comme David en diſſipant par le ſon de ſa Harpe la noire mélancholie de Saül, le délivrait du malin Eſprit qui abuſoit de ces diſpoſitions qu’il trouvoit en lui, pour réveiller ſa jalouſie contre David. Tout ceci veut dire que ſouvent on attribue au Démon ce dont il n’eſt point coupable, & qu’il ne faut pas donner légerement dans tous les préjugés du peuple, ni prendre à la lettre tout ce que l’on raconte des opérations de Satan.

CHAPITRE XLVIII.

Autres Objections & Réponſes.

POUR combattre les Apparitions des Anges, des Démons, & des Ames ſéparées du corps, on releve encore les effets d’une imagination frappée & prévenue, d’un eſprit foible & timide, qui s’imagine voir & entendre ce qui ne ſubſiſte que dans ſon idée : on releve les ſupercheries du malin Eſprit, qui ſe plaît à nous jouer & à nous faire illuſion ; on appelle au ſecours les ſubtilités des Charlatans, qui font tant de choſes qui paſſent pour ſurnaturelles aux yeux des ignorans. Les Philoſophes par le moyen de certains verres, & de ce qu’on appelle Lanternes-magiques, par les ſecrets de l’Optique, par les poudres de Sympathie, par leurs Phoſphores, & depuis peu par la machine de l’Electricité, font voir une infinité de choſes que les ſimples prendroient pour des preſtiges, parce qu’ils en ignorent les cauſes. Des yeux mal affectés ne voient pas ce que les autres voient, ou le voient autrement. Un homme plein de vin verra les objets doubles ; celui qui a la jauniſſe les verra jaunes ; dans l’obſcurité on croit voir un Spectre en voyant un tronc d’arbre.

Un Charlatan paroîtra manger une épée ; un autre crachera des charbons, ou des cailloux : celui ci boira du vin & le fera ſortir par le front ; un autre coupera la tête à ſon compagnon, & la lui remettra : vous croirez voir un poulet qui traîne une poutre. Le Charlatan avalera du feu & le vomira : il tirera du ſang d’un fruit, il fera ſortir de ſa bouche des cloux enfilés, ſe mettra une épée ſur le ventre, la preſſera avec force, & au lieu d’entrer, elle ſe repliera juſqu’à la garde ; un autre ſe fera paſſer une épée au travers du corps ſans ſe bleſſer : vous verrez tantôt un enfant ſans tête, puis une tête ſans enfant, & tout vivant. Cela paroît miraculeux ; cependant ſi l’on ſçavoit comment tout cela ſe ſait, on n’en feroit que rire, & on admireroit qu’on ait pû admirer de telles choſes.

Que n’a-t’on pas dit pour & contre le ſecret de la baguette de Jacques Aimar ? L’Ecriture nous prouve l’antiquité de la Divination par la baguette dans l’exemple de Nabuchodonoſor[453], & dans ce qu’en dit le Prophete Oſée[454]. La fable parle des merveilles opérées par la verge d’or de Mercure. Les Gaulois & les Germains uſoient auſſi de la baguette pour deviner, & il y a lieu de croire que ſouvent Dieu permettoit que les baguettes fiſſent connoître par leurs mouvemens ce qui devoit arriver ; c’eſt pourquoi on les conſultoit. Tout le monde ſçait le ſecret de la baguette de Circé, qui changeoit les hommes en bêtes : je ne lui compare pas la baguette de Moïſe, par le moyen de laquelle Dieu opéra tant de miracles en Egypte ; mais on peut lui comparer celles des Magiciens de Pharaon qui produiſirent tant d’effets merveilleux.

Albert le Grand rapporte qu’en Allemagne on a vû deux freres, dont l’un paſſant près d’une porte des mieux fermées, & préſentant le côté gauche, elle s’ouvroit ; l’autre frere avoit la même vertu pour le côté droit. S. Auguſtin dit qu’il y a des hommes[455] qui remuent les deux oreilles l’une après l’autre, ou toutes les deux enſemble, ſans remuer la tête : d’autres ſans la remuer auſſi font deſcendre ſur leur front toute la peau de leur tête & les cheveux qui y tiennent, & la remettent comme elle étoit auparavant ; quelques-uns imitent ſi parfaitement la voix des animaux, qu’il eſt preſque impoſſible de ne s’y pas méprendre. On a vû des gens qui parloient du creux de leur eſtomach, & ſe faiſoient entendre comme parlant de très-loin, quoiqu’ils fuſſent tout près : un autre dans le bruit qu’il rendoit par le derriere ſans aucune mauvaiſe odeur[456], imitoit quand il vouloit le ſon de la voix & du chant de l’homme ; d’autres avalent une incroyable quantité de choſes différentes, & en reſſerrant tant ſoit peu leur eſtomach, rejettent toutes entieres comme d’un ſac celles qu’il leur plaît. On a vû & entendu l’année paſſée en Alſace un Allemand qui ſeul ſonnoit de deux cors-de-chaſſe enſemble, & donnoit des airs à deux parties, le premier & le ſecond deſſus en même tems. Qui nous expliquera le ſecret des fiévres intermittantes, du flux & reflux de la mer, & la cauſe de tant d’effets qui ſont certainement tout naturels ?

Gallien raconte[457] qu’un Médecin nommé Théophile étant tombé malade, s’imaginoit voir auprès de ſon lit grand nombre de joueurs d’inſtrumens qui lui rompoient la tête, & augmentoient ſa maladie. Il ne ceſſoit de crier que l’on chaſsât ces gens-là. Etant revenu en ſanté & en ſon bon ſens, il ſe ſouvenoit parfaitement de tout ce qu’on lui avoit dit ; mais il ne pouvoit ſe mettre hors de l’eſprit ces joueurs d’inſtrumens, qu’il aſſuroit lui avoir cauſé un mortel ennui.

En 1628. Deſbordes Valet-de-chambre du Duc de Lorraine Charles IV. fut accuſé d’avoir avancé la mort de la Princeſſe Chriſtine de Salm, épouſe du Duc François II. & mere du Duc Charles IV. & d’avoir cauſé à différentes perſonnes des maladies que les Médecins attribuoient aux maléfices. Charles IV. avoit conçû de violens ſoupçons contre Deſbordes, depuis que dans une partie de chaſſe ce Valet-de-chambre avoit ſervi ſans autres préparatifs que d’avoir ouvert une boëte à trois étages, un grand dîner au Duc & à ſa compagnie, & pour comble de merveilles avoit ordonné à trois voleurs qui étoient morts & pendus au gibet, d’en deſcendre, & de venir faire la révérence au Duc, puis de reprendre leur place à la potence ; on diſoit de plus que dans une autre occaſion il avoit ordonné aux perſonnages d’une tapiſſerie de s’en détacher, & de venir ſe préſenter au milieu de la ſalle.

Charles IV. n’étoit pas fort crédule ; cependant il permit qu’on fit le procès à Deſbordes : il fut, dit-on, convaincu de Magie, & condamné au feu ; mais on m’a aſſuré depuis[458] qu’il s’étoit ſauvé, & que quelques années après s’étant préſenté devant le Duc, & s’étant juſtifié, il demanda la reſtitution de ſes biens qu’on avoit confiſqué, mais qu’il n’en put récupérer qu’une très-petite partie. Depuis l’avanture de Deſbordes, les Partiſans de Charles IV. voulurent révoquer en doute la validité du Baptême de la Ducheſſe Nicole ſon épouſe, parce qu’elle avoit été baptiſée par Lavallée Chantre de Saint George, ami de Deſbordes, & convaincu comme lui de pluſieurs crimes, qui lui attirerent une pareille condamnation. Du doute du baptême de la Ducheſſe, on vouloit inférer l’invalidité du mariage de Charles avec elle, ce qui étoit alors la grande affaire de Charles IV.

Le P. Delrio Jéſuite dit que le Magicien nommé Trois-Echelles détachoit par ſes enchantemens en préſence du Roi Charles IX. les anneaux ou chaînes d’un collier de l’Ordre du Roi porté par quelques Chevaliers qui étoient fort éloignés de lui ; il les faiſoit venir dans ſa main, & les remettoit enſuite en leur place ſans que le collier parût dérangé.

Jean Fauſte Cudlingen Allemand fut prié dans une compagnie de gens de bonne humeur de faire en leur préſence quelques tours de ſon métier ; il leur promit de leur faire voir une vigne chargée de raiſins meurs & prêts à cueillir. Ils croyoient que comme on étoit alors au mois de Décembre, il ne pourroit exécuter ſa promeſſe ; il leur recommanda beaucoup de ne bouger de leurs places, & de ne pas porter les mains pour couper des raiſins, ſinon par ſon commandement exprès. La vigne parut auſſi-tôt en verdure & chargée de raiſins au grand étonnement de tous les aſſiſtans : chacun prit ſon couteau, attendant l’ordre de Cudlingen pour couper du raiſin ; mais après les avoir tenus quelque tems en cette attente & dans cette poſture, il fit tout d’un coup diſparoître la vigne & les raiſins : alors chacun ſe trouva armé de ſon couteau, & tenant d’une main le nez de ſon voiſin, de maniere que s’ils euſſent voulu couper une grape ſans le commandement de Cudlingen, ils ſe ſeroient coupé le nez les uns aux autres.

On a vû dans ces quartiers-ci un cheval qui paroiſſoit doué d’eſprit & de diſcernement, & entendre le langage de ſon maître ; tout le ſecret conſiſtoit en ce que le cheval étoit dreſſé à obſerver certains mouvemens de ſon maître, & enſuite de ces mouvemens il étoit porté à faire certaines choſes auſquelles il étoit accoutumé, & à s’adreſſer à certaines perſonnes, à quoi il ne ſe ſeroit jamais porté ſans le mouvement qu’il voyoit faire à ſon maître.

On peut objecter cent autres faits ſemblables, qui pourroient paſſer pour opérations magiques, ſi l’on ne ſçavoit que ce ſont de pures ſubtilités, & des tours de ſoupleſſe faits par des gens exercés en ces ſortes de manéges. Il ſe peut faire que quelquefois on ait attribué à la Magie & au malin Eſprit des opérations pareilles à celles que nous venons de rapporter, & que l’on ait pris pour des Apparitions d’Eſprit de perſonnes décédées, de pures badineries ſouvent faites exprès par des jeunes gens pour effrayer les paſſans. Ils ſe couvriront de blanc ou de noir, & ſe feront voir dans un cimetiere en poſture de gens qui demandent des prieres ; après cela ils ſeront les premiers à crier qu’ils ont vû un Eſprit : d’autres fois ce ſeront des filoux ou de jeunes gens, qui couvriront ſous ce voile leurs intrigues amoureuſes, ou leurs vols & leurs friponneries.

Quelquefois une Veuve ou des Héritiers par des raiſons d’intérêt publieront que le défunt mari apparoît dans ſa maiſon, & eſt dans la peine ; qu’il a demandé ou commandé telles choſes ou telles reſtitutions. J’avoue que tout cela peut arriver & arrive quelquefois ; mais il ne s’enſuit pas qu’il ne revienne jamais d’Eſprits. Le retour des Ames eſt infiniment plus rare que ne le croît le commun du Peuple ; j’en dis autant des prétendues opérations magiques & des Apparitions du Démon.

On remarque que plus l’ignorance eſt grande dans un pays, plus la ſuperſtition y regne, & que l’Eſprit de ténébres y exerce un plus grand Empire, à proportion de ce que les Peuples y ſont plongés dans les plus grands déſordres & dans de plus profondes ténébres. Louis Vivez témoigne[459] que dans les pays nouvellement découverts en l’Amérique, rien n’eſt plus commun que de voir des Eſprits qui paroiſſent en plein midi, non-ſeulement à la campagne, mais dans les Villes & dans les Villages, parlant, commandant, frappant même quelquefois les hommes. Olaüs Magnus, Archevêque d’Upſal, qui a écrit ſur les Antiquités des Nations Septentrionales, remarque que dans la Suede, la Norvége, la Finlande, la Fionie, & la Laponie, l’on voit communément des Spectres ou des Eſprits qui font pluſieurs choſes merveilleuſes ; qu’il y en a même qui ſervent comme de Domeſtiques aux hommes, menent paître les chevaux & autre bétail.

Les Lapons encore aujourd’hui, tant ceux qui ſont demeurés dans l’idolâtrie, que ceux qui ont embraſſé le Chriſtianiſme, croyent les Apparitions des Manes, & leur font des eſpeces de ſacrifices. Je veux croire que la prévention & les préjugés de l’enfance ont beaucoup plus de part à cette croyance que la raiſon & l’expérience. En effet, parmi les Tartares où la Barbarie & l’ignorance régnent autant qu’en aucun pays du monde, on ne parle ni d’Eſprits ni d’Apparitions, non plus que parmi les Mahométans, quoiqu’ils admettent les Apparitions des Anges faites à Abraham & aux Patriarches, & celle de l’Archange Gabriel à Mahomet même.

Les Abyſſins, Peuple fort groſſier & fort ignorant, ne croyent ni Sorciers, ni Sortiléges, ni Magiciens ; ils diſent que c’eſt donner trop de pouvoir au Démon, & que par-là on tombe dans l’erreur des Manichéens, qui admettent deux principes, l’un du bien qui eſt Dieu, & l’autre du mal qui eſt le Démon. Le Miniſtre Becker dans ſon livre intitulé : le Monde enchanté, ſe mocque des Apparitions des Eſprits & des mauvais Anges, & traite de ridicule tout ce qu’on dit des effets de la Magie ; il ſoutient que croire à la Magie eſt contraire à l’Ecriture & à la Religion.

Mais d’où vient donc que les Ecritures défendent de conſulter les Magiciens, & qu’elles font mention de Simon le Magicien, d’Elimas autre Magicien, & des opérations de Satan ? Que deviendront les Apparitions des Anges ſi bien marquées dans l’Ancien & le Nouveau Teſtament ? Que deviendront les Apparitions d’Onias à Judas Machabée, & du Diable à Jeſus-Chriſt même, après ſon jeûne de quarante jours ? Que dira-t’on de Apparition de Moïſe à la Transfiguration du Sauveur ; & d’une infinité d’autres Apparitions faites à toutes ſortes de perſonnes, & rapportées dans des Auteurs ſages, ſérieux, éclairés ? Les Apparitions des Démons & des Ames ſont-elles plus difficiles à expliquer & à concevoir que celles des Anges, que l’on ne peut raiſonnablement conteſter ſans renverſer toutes les Ecritures, les pratiques, & la créance des Egliſes ?

L’Apôtre ne nous dit-il pas que l’Ange de ténébres ſe transfigure quelquefois en Ange de lumiere ? Abandonner abſolument la créance des Apparitions, n’eſt-ce pas donner atteinte à ce que le Chriſtianiſme a de plus ſacré, à la créance d’une autre vie, d’une Egliſe ſubſiſtante dans un autre monde, des récompenſes pour les bonnes actions, & des ſupplices pour les mauvaiſes ; l’utilité des prieres pour les morts, l’efficace des exorciſmes ? Il faut donc dans ces matieres garder le milieu entre l’exceſſive crédulité & l’extrême incrédulité : il faut être ſage & éclairé modérément, ſapere ad ſobrietatem ; il faut, ſelon le conſeil de S. Paul, éprouver tout, examiner tout, ne ſe rendre qu’à l’évidence & à la vérité connue ; omnia probate, quod bonum eſt tenete.

CHAPITRE XLIX.

Les Secrets de la Phyſique & de la Chymie
pris pour choſes ſurnaturelles.

ON pourra m’objecter les ſecrets de la Phyſique & de la Chymie, qui produiſent une infinité d’effets merveilleux, & qui paroiſſent au-deſſus des forces des agens naturels. On a la compoſition d’un Phoſphore, avec lequel on écrit : les caracteres ne paroiſſent point au grand jour ; mais on les voit briller dans l’obſcurité : on peut tracer avec ce Phoſphore des figures capables de ſurprendre & même d’allarmer pendant la nuit, comme on a fait apparemment plus d’une fois pour cauſer malicieuſement de vaines frayeurs. La poudre ardente eſt un autre Phoſphore, qui pourvû qu’on l’expoſe à l’air, répand la lumiere & le jour & la nuit. Combien de gens ont-ils été effrayés par les petits vers qui ſe trouvent dans certains bois pourris, & qui rendent la nuit une lumiere brillante !

On a l’expérience journaliere d’une infinité de choſes toutes naturelles, qui paroiſſent au-deſſus du cours ordinaire de la nature[460], mais qui n’ont rien de miraculeux, ni qui doive être attribué aux Anges ou au Démon ; par exemple, les dents & les nez d’applique, dont on trouve tant d’Hiſtoires dans les Auteurs, en ſont une preuve. Ces dents & ces nez tombent auſſi-tôt que la perſonne dont on les a tirés vient à mourir, à quelque diſtance que ces deux perſonnes ſoient l’une de l’autre.

Les preſſentimens qu’ont certaines perſonnes de ce qui arrive à leurs parens & à leurs amis, même à leur propre mort, n’ont rien de plus miraculeux. On a pluſieurs exemples des perſonnes à qui ces preſſentimens ſont ordinaires, & qui la nuit même en dormant diront qu’une telle choſe eſt arrivée, ou doit arriver ; que tels meſſagers leur doivent venir, & annoncer telles choſes.

Il y a des chiens qui ont l’odorat ſi fin, qu’ils ſentent d’aſſez loin l’approche d’une perſonne qui leur a fait du bien ou du mal ; on en a diverſes expériences ; cela ne peut venir que de la diverſité des organes de ces animaux, dont les uns ont l’odorat beaucoup plus fin que les autres, & ſur qui les eſprits qui s’exhalent des corps étrangers agiſſent plus vivement, & dans une plus grande diſtance que ſur d’autres. Certaines perſonnes ont l’ouie ſi fine, qu’elles entendront ce qui ſe dira à l’oreille, même dans une autre chambre bien fermée ; on cite ſur cela l’exemple d’une certaine Marie Bucaille, à qui l’on croyoit que ſon Ange gardien découvroit ce qu’on diſoit à une aſſez grande diſtance d’elle.

D’autres ont l’odorat ſi vif, qu’ils diſtinguent à l’odeur tous les hommes & les animaux qu’ils ont vûs, & qu’ils ſentent leur approche à une aſſez grande diſtance ; on en a plus d’un exemple. Les aveugles aſſez ſouvent ont cette faculté, auſſi-bien que celle de diſcerner au tact les couleurs des étoffes, du poil des chevaux, des cartes à jouer.

D’autres diſcernent au goût tout ce qui entre dans un ragoût, mieux que ne ſçauroit faire le Cuiſinier le plus expert. D’autres ont la vûe ſi perçante, qu’au premier coup d’œil ils diſcernent les objets les plus confus & les plus éloignés, & remarquent juſqu’au moindre changement qui s’y fait.

Il y a des hommes & des femmes qui ſans deſſein de nuire, ne laiſſent pas de faire beaucoup de mal aux enfans & à tous les animaux tendres & délicats, qu’ils regardent avec attention ou qu’ils touchent. Tout cela arrive particulierement dans les pays chauds, & l’on en pourroit produire beaucoup d’exemples : de-là ce que les Anciens & les Modernes ont écrit ſur les faſcinations ; de-là les précautions qu’on prenoit contre ces effets par des amuletes & des préſervatifs qu’on pendoit au col des enfans.

On a connu des hommes, des yeux deſquels il ſortoit des eſprits ſi venimeux, qu’ils endommageoient tout ce qu’ils regardoient, même juſqu’aux mammelles des Nourrices qu’ils faiſoient tarir, aux plantes, aux fleurs, aux feuilles des arbres qu’on voyoit ſe flétrir & tomber : ils n’oſoient entrer en aucun lieu, qu’ils n’avertiſſent auparavant qu’on en fit ſortir les Enfans, les Nourrices, les animaux nouveaux nés, & généralement toutes les choſes qu’ils pouvoient infecter par leur haleine ou par leurs regards.

On ſe mocqueroit avec raiſon de ceux qui pour expliquer tous ces effets ſi ſinguliers auroient recours aux Maléfices, aux Sortilèges, à l’opération des Démons ou des bons Anges. L’écoulement des corpuſcules, ou la tranſpiration inſenſible des corps qui produiſent tous ces effets, ſuffit pour en rendre raiſon. On n’a recours ni aux miracles, ni aux cauſes ſuperieures, ſur-tout lorſque ces effets ſont produits de près à près, & à une médiocre diſtance ; mais quand la diſtance eſt grande, l’écoulement des eſprits & des corpuſcules inſenſibles ne ſatisfait pas de même, non plus que quand il ſe trouve des choſes & des effets qui paſſent les forces connues de la nature, comme de prédire l’avenir, de parler des langues inconnues, de s’extaſier enſorte que l’on ne ſente plus rien, de s’élever en l’air, & d’y demeurer aſſez longtems.

Les Chymiſtes montrent que la Palingénéſie, ou une eſpece de renaiſſance ou de réſurrection des animaux, des inſectes & des plantes, eſt poſſible & naturelle. En mettant les cendres d’une plante dans une phiole, ces cendres s’éxaltent, & s’arrangent autant qu’elles peuvent dans la figure que leur a d’abord imprimé l’Auteur de la Nature.

Le P. Schot Jéſuite aſſure qu’il a vû ſouvent une roſe, qu’on faiſoit ſortir de ſes cendres toutes les fois qu’on vouloit moyennant un peu de chaleur. On a trouvé le ſecret d’une eau minérale, qui fait reverdir une plante morte qui a ſa racine, & qui la met au même état que ſi elle pouſſoit en pleine terre. Digby aſſure qu’il a tiré d’animaux morts pilés & broyés la repréſentation de ces animaux, ou d’autres animaux de même eſpece.

Ducheſne fameux Chymiſte rapporte qu’un Medecin de Cracovie conſervoit dans des phioles les cendres de preſque toutes les plantes de ſorte que quand quelqu’un par curioſité vouloit voir, par exemple, une roſe dans ces phioles, il prenoit celle où ſe conſervoit la cendre du roſier, & la mettant ſur une chandelle allumée, dès qu’elle avoit un peu ſenti la chaleur, on voyoit remuer la cendre, qui s’élevoit comme un petit nuage obſcur, & après quelques mouvemens, venoit enfin à repréſenter une roſe auſſi belle & auſſi fraîche que ſi elle venoit du roſier.

Gaffarel aſſure que M. de Claves, célebre Chymiſte, faiſoit voir tous les jours des plantes tirées de leurs propres cendres. David Vanderbroch prétend que le ſang des animaux contient auſſi-bien que leur ſemence les idées de leurs eſpeces ; il rapporte à ce ſujet l’expérience de M. Borelli, qui aſſure que le ſang humain tout chaud eſt encore plein de ſes eſprits, ou ſouffres acides & volatils, & qu’étant excité dans les cimetieres & dans les lieux où ſe ſont donné de grandes batailles par quelque chaleur de la terre, on voit s’élever des idées ou fantômes des perſonnes qui y ſont enterrées ; qu’on les verroit auſſi-bien le jour que la nuit, ſans le trop de lumiere qui nous empêche même de voir les étoiles. Il ajoute que par ce moyen on pourroit voir l’idée, & repréſenter par une Nécromancie licite & naturelle la figure ou le fantôme de tous les grands hommes de l’Antiquité, nos amis & nos ancêtres, pourvû qu’on eût de leurs cendres.

Voilà ce qu’on objecte de plus plauſible pour détruire tout ce qu’on dit des Apparitions des Eſprits. On en conclut que ce ſont ou des Phénomenes fort naturels, & des exhalaiſons produites par la chaleur de la terre imbibée de ſang & des eſprits volatils des morts, ſur-tout de mort violente ; ou que ce ſont des fuites d’une imagination frappée & prévenue, ou ſimplement des illuſions de notre eſprit, ou des jeux de perſonnes qui aiment à ſe divertir par des terreurs paniques qu’ils inſpirent aux autres ; ou enfin des mouvemens produits naturellement par des hommes, des chats, des chiens, des hiboux, des rats, des ſinges & autres animaux : car il eſt vrai que le plus ſouvent quand on approfondit ce qu’on a pris pour des Apparitions, on ne trouve rien de réel, d’extraordinaire, ni de ſurnaturel ; mais conclure de-là que toutes les Apparitions & les opérations que l’on attribue aux Anges, aux Ames & aux Démons, ſont chimériques, c’eſt porter les choſes à l’excès : c’eſt conclure qu’on ſe trompe toujours, parce qu’on ſe trompe ſouvent.

CHAPITRE L.

Concluſion du Traité ſur les Apparitions.

APRES avoir expoſé mon ſentiment ſur les Apparitions des Anges, des Démons, des Ames des trépaſſés, & même des hommes vivans à d’autres hommes vivans, & avoir parlé de la Magie, des Oracles, des Obſeſſions & Poſſeſſions du Démon, des Eſprits folets & familiers, des Sorciers & Sorcieres, des Spectres qui prédiſent l’avenir, de ceux qui infeſtent les maiſons ; après avoir propoſé les objections qu’on forme contre les Apparitions, & y avoir répondu le plus ſolidement qu’il m’a été poſſible, je crois pouvoir conclure, qu’encore que cette matiere ſouffre de très-grandes difficultés, tant pour le fond de la choſe, je veux dire pour la vérité & la réalité des Apparitions en général, que ſur la maniere dont elles ſe font : toutefois on ne peut raiſonnablement diſconvenir qu’il n’y ait des Apparitions véritables de toutes les ſortes dont nous venons de parler, & qu’il n’y en ait auſſi un très-grand nombre de très-conteſtables, & d’autres qui ſont manifeſtement l’ouvrage de la fourberie, de la malice des hommes, de la ſubtilité des charlatans, & de la ſoupleſſe des joueurs des paſſe-paſſe.

Je reconnois de plus, que l’imagination, la prévention, la ſimplicité, la ſuperſtition, l’exceſſive crédulité, la foibleſſe d’eſprit ont donné lieu à pluſieurs prétendues Apparitions, & à pluſieurs hiſtoires qu’on raconte ; que l’ignorance de la bonne Philoſophie a fait prendre pour effets miraculeux & pour opérations de la Magie noire, ce qui eſt le ſimple effet de la Magie blanche, & des ſecrets d’une Philoſophie cachée aux ignorans & au commun des hommes.

De plus, je confeſſe que je vois des difficultés inſurmontables dans l’explication de la maniere des Apparitions, ſoit qu’on admette avec pluſieurs Anciens que les Anges, les Démons & les Ames ſéparées du corps ont une eſpece de corps ſubtil, tranſparent, de la nature de l’air, ſoit qu’on les croye purement ſpirituels, & dégagés de toutes matieres viſibles, groſſieres ou ſubtiles.

Je poſe pour principe que pour expliquer la matiere des Apparitions, & pour donner ſur ce ſujet des regles ſûres, il faudroit

1o. Connoître parfaitement la nature des Eſprits, des Anges, des Ames & des Démons : il faudroit ſçavoir ſi les Ames par leur nature ſont tellement ſpirituelles, qu’elles n’ayent plus aucun rapport à la matiere, ou ſi elles ont encore quelque relation à un corps aërien, ſubtil, inviſible, dont elles ſoient encore les maîtreſſes après la mort, ou qu’elles exercent quelque empire ſur le corps groſſier qu’elles ont animé, pour lui imprimer de nouveau certains mouvemens, de même que l’ame qui nous anime, imprime à nos corps tels mouvemens qu’elle juge à propos ; ou ſi l’Ame détermine ſimplement par ſa volonté comme cauſe occaſionnelle, la premiere cauſe qui eſt Dieu, à donner le mouvement à la machine qu’elle a animée.

2o. Si après la mort l’Ame conſerve encore ce pouvoir ſur ſon propre corps ou ſur d’autres, par exemple, ſur l’air & ſur les autres élémens.

3o. Si les Anges & les Démons ont reſpectivement le même pouvoir ſur les corps ſublunaires, par exemple, pour épaiſſir l’air, pour l’enflammer, pour y produire des nuages & des orages, pour y faire paroître des fantômes, pour gâter ou conſerver les fruits & les moiſſons, pour faire périr les animaux, pour produire des maladies, pour exciter des tempêtes & des naufrages ſur la mer, ou même pour faſciner les yeux & tromper nos autres ſens.

4o. S’ils peuvent faire toutes ces choſes naturellement & par leur propre vertu, autant de fois qu’ils le jugent à propos ; ou s’il faut un ordre particulier, ou du moins une permiſſion de Dieu pour qu’ils puiſſent exercer ce que nous venons de dire.

5o. Enfin il faudroit ſçavoir exactement, quel eſt l’empire de ces ſubſtances que nous ſuppoſons purement spirituelles, & juſqu’où s’étend le pouvoir des Anges, des Démons, & des Ames ſéparées de leurs corps groſſiers, à l’égard des Apparitions, des opérations, des mouvemens qu’on leur attribue. Car tandis que nous ne ſçaurons pas quelle eſt la meſure de la puiſſance que le Créateur a donnée ou laiſſée aux. Ames ſéparées du corps, aux bons Anges ou aux Démons, nous ne pourrons aucunement définir ce qui eſt miraculeux, ni le diſtinguer de ce qui eſt naturel, ni preſcrire les juſtes bornes juſqu’où peut s’étendre, ou dans leſquelles on doit limiter les opérations naturelles des Ames, des Anges & des Démons.

Si nous accordons au Démon la faculté de faſciner nos yeux quand il lui plaît, ou de diſpoſer l’air pour y faire paroître un Fantôme ou un Phénoméne, ou de rendre le mouvement à un corps mort, mais non entierement corrompu, ou d’inquiéter les vivans par de mauvais ſonges ou des repréſentations terribles, , il ne faudra plus admirer pluſieurs chofes que nous admirons, ni tenir pour miracles certaines guériſons & certaines Apparitions, ſi elles ne ſont que des effets naturels de la puiſſance des Ames, des Anges & des Démons. Si un homme revêtu de ſon corps produiſoit de tels effets par lui-même, on auroit raiſon de dire que ce ſont des opérations ſurnaturelles, parce qu’elles excédent le pouvoir connu, ordinaire & naturel de l’homme vivant ; mais ſi ce même homme avoit commerce avec un Eſprit, un Ange ou un Démon, à qui il commandât en vertu de quelque pacte explicite ou implicite certaines choſes qui ſeroient au-deſſus de ſes forces naturelles, mais non pas au-deſſus des forces de l’Eſprit auquel il commanderoit, l’effet qui en réſulteroit ſeroit-il miraculeux ou ſurnaturel ? Non ſans doute, dans la ſuppoſition que l’Eſprit qui le produiroit, ne feroit rien qui fut au-deſſus de ſes forces & de ſa faculté naturelle.

Mais ſeroit-ce un miracle, qu’un homme eût relation avec un Ange ou avec un Démon, & qu’il fît avec eux un pacte explicite ou implicite, pour les obliger ſous certaines conditions, & avec certaines cérémonies, à produire des effets qui paroîtroient au dehors & dans nos eſprits pour être au-deſſus des forces de l’homme ? Par exemple, dans les opérations de certains Magiciens, qui ſe vantent d’avoir un pacte explicite avec le Démon, & qui par ce moyen excitent des tempêtes, ou font une diligence extraordinaire en marchant, ou font mourir des animaux, ou cauſent aux hommes des maladies incurables, ou charment les armes ; ou qui dans d’autres opérations, comme dans l’uſage de la baguette divinatoire, & dans certains remédes contre les maladies des hommes & des chevaux, qui n’ayant nulle proportion naturelle avec ces maladies, ne laiſſent pas de les guérir, quoique ceux qui emploient ces remédes, proteſtent qu’ils n’ont jamais penſé à contracter aucune alliance avec le Démon ?

Pour répondre à cette queſtion, la difficulté revient toujours à ſçavoir, s’il y a entre l’homme vivant & mortel une proportion ou un rapport naturel, qui le rende capable de contracter une alliance avec l’Ange ou le Démon, en vertu de laquelle ces Eſprits lui obéiſſent, & exercent ſous ſon Empire, en vertu du pacte précédent, un pouvoir qui leur eſt naturel : car ſi dans tout cela il n’y a rien qui ſoit au-deſſus des forces ordinaires de la nature, tant de la part de l’homme que de la part des Anges ou des Démons, il n’y a rien de miraculeux ni dans les uns ni dans les autres ; il n’y en a point non plus de la part de Dieu, qui laiſſe agir les cauſes ſecondes ſelon leur faculté naturelle, dont il eſt néanmoins toujours le principe & le Maître abſolu, pour les limiter, les arrêter, les ſuſpendre, les étendre ou les augmenter ſelon ſon bon plaiſir.

Mais comme nous ne connoiſſons point, & qu’il paroît même impoſſible que nous connoiſſions par les lumieres de la raiſon, quelle eſt la nature & l’étendue naturelle du pouvoir des Anges, des Démons & des Ames ſéparées du corps, il ſemble qu’il y auroit de la témérité à vouloir décider ſur cette matiere, pour en tirer des conſéquences des cauſes par les effets, ou des effets par les cauſes. Par exemple, dire les Ames, les Démons & les Anges ont quelquefois apparu aux hommes ; donc elles ont une faculté naturelle de revenir & d’apparoître, c’eſt une propoſition hazardée & téméraire : car il eſt très-poſſible que les Ames ne reviennent, & que les Anges & les Démons n’apparoiſſent que par une volonté particuliere de Dieu, & non par une ſuite de ſes volontés générales, & en vertu de ſon concours naturel & phyſique avec ſes créatures.

Au premier cas, ces Apparitions ſont miraculeuſes, comme étant au-deſſus des forces naturelles des agens dont il s’agit ; au ſecond cas, elles n’ont rien de ſurnaturel, ſinon la permiſſion que Dieu accorde rarement aux Ames de revenir, aux Anges & aux Démons d’apparoître, & de produire les effets dont nous avons parlé.

Suivant ces principes, nous pouvons avancer ſans témérité

1o. Que les Anges & les Démons ont ſouvent apparu aux hommes ; que les Ames ſéparées du corps ſont ſouvent revenues, & que les uns & les autres peuvent encore faire la même choſe.

2o. Que la maniere de ces Apparitions & de ces retours eſt une choſe inconnue, & que Dieu abandonne à la diſpute & aux recherches des hommes.

3o. Qu’il y a quelque apparence que ces ſortes d’Apparitions ne ſont point abſolument miraculeuſes de la part des bons & des mauvais Anges, mais que Dieu les permet quelquefois pour des raiſons dont il s’eſt réſervé la connoiſſance.

4o. Que l’on ne peut donner ſur cela aucune regle certaine, ni former aucun raiſonnement démonſtratif, faute de connoître parfaitement la nature & l’étendue du pouvoir des Etres ſpirituels dont il s’agit.

5o. Qu’il faut raiſonner des Apparitions en ſonge autrement que de celles qui ſe font dans la veille ; autrement des Apparitions en corps ſolides, parlant, marchant, bûvant & mangeant ; & autrement des Apparitions en ombre, ou en corps nébuleux & aërien.

6o. Ainſi il ſeroit téméraire de poſer des principes, & de former des raiſonnemens uniformes ſur toutes ces choſes en commun, chaque eſpece d’Apparition demandant ſon explication particuliere.

CHAPITRE LI.

Maniere d’expliquer les Apparitions.

LEs Apparitions en ſonge, par exemple, celle de l’Ange[461], qui dit à S. Joſeph de tranſporter l’Enfant Jeſus en Egypte, parce que le Roi Hérode vouloit le faire mourir ; cette Apparition renferme deux choſes : la premiere, l’impreſſion qui ſe fit dans l’idée de S. Joſeph d’un Ange qui lui paroiſſoit, la ſeconde, la prédiction ou la révélation de la mauvaiſe volonté d’Hérode. L’une & l’autre eſt au-deſſus des forces ordinaires de notre nature ; mais nous ne ſçavons pas ſi elle eſt au-deſſus du pouvoir d’un Ange : il eſt certain qu’elle ne s’eſt pû faire que par la volonté & par l’ordre de Dieu.

Les Apparitions d’une Ame, d’un Ange & d’un Démon, qui ſe font voir revêtus d’un corps apparent, & ſeulement en ombre & en fantôme, comme celle de l’Ange qui ſe fit voir à Manué pere de Samſon, & qui s’évanouit avec la fumée du Sacrifice, & de celui qui tira S. Pierre de priſon, & diſparut de même après l’avoir conduit le long d’une rue ; les corps que ces Anges prenoient, & que nous ſuppoſons avoir été ſeulement apparens & aëriens, ſouffrent de grandes difficultés ; car ou ces corps leur étoient propres, ou ils leur étoient étrangers ou empruntés.

S’ils leur étoient propres, & que l’on ſuppoſe avec pluſieurs anciens & quelques nouveaux, que les Anges, les Démons, & même les Ames des hommes ont une eſpece de corps ſubtil, tranſparent & aërien, la difficulté conſiſte à ſçavoir comment ils peuvent condenſer le corps tranſparent, & le rendre viſible d’inviſible qu’il étoit ; car s’il étoit toujours & de ſa nature ſenſible & viſible, il y auroit une autre eſpece de miracle continuel à le rendre inviſible, & à le dérober à nos ſens ; & ſi de ſa nature il eſt inviſible, quelle puiſſance le peut rendre viſible ? De quelque maniere qu’on enviſage cet objet, il paroît également miraculeux, ou de rendre ſenſible ce qui eſt purement ſpirituel, ou de rendre inviſible ce qui eſt de ſa nature palpable & corporel.

Les anciens Peres de l’Egliſe qui donnoient aux Anges des corps ſubtils, & de la nature de l’air, expliquoient ſelon leurs principes plus facilement les prédictions faites par les Démons, & les opérations merveilleuſes qu’ils cauſent dans l’air, dans les élémens, dans nos corps, & qui ſont beaucoup au-deſſus de ce que les hommes les plus ſubtils & les plus ſçavans peuvent connoître, prédire & opérer. Ils concevoient de même plus facilement que les mauvais Anges peuvent cauſer des maladies, qu’ils rendent l’air corrompu & contagieux, qu’ils inſpirent aux méchans de mauvaiſes penſées & des déſirs injuſtes, qu’ils pénétrent nos penſées & nos déſirs, qu’ils prévoient des tempêtes & des changemens dans l’air, & des dérangemens dans les ſaiſons ; tout cela s’explique avec beaucoup plus de facilité dans l’hypotheſe que les Démons ont des corps compoſés d’un air très-fin & très-ſubtil.

S. Auguſtin[462] avoit écrit qu’ils pouvoient auſſi découvrir ce qui ſe paſſe dans notre eſprit & dans le fond de nos cœurs, non-ſeulement par nos paroles, mais auſſi par certains ſignes & certains mouvemens extérieurs, qui échappent aux plus circonſpects ; mais réfléchiſſant ſur ce qu’il avoit avancé dans cet endroit, il ſe rétracta, & avoua qu’il avoit parlé trop affirmativement ſur une matiere peu connue, & que la maniere dont les mauvais Anges pénetrent nos penſées, eſt une choſe très-cachée, & qu’il eſt très-difficile aux hommes de découvrir & d’expliquer : ainſi il aime mieux ſuſpendre ſon jugement ſur cela, & demeurer dans le doute.

CHAPITRE LII.

Difficulté d’expliquer la maniere dont ſe
font les Apparitions, quelque ſyſtême
que l’on propoſe ſur ce ſujet.

LA difficulté eſt plus grande, ſi l’on ſuppoſe que ces Eſprits ſont abſolument dégagés de toute matiere : car comment peuvent-ils raſſembler autour d’eux une certaine quantité de matiere, s’en revêtir, lui donner une forme humaine, reconnoiſſable, capable de parler, d’agir, de s’entretenir, de boire & de manger, comme firent les Anges qui apparurent à Abraham[463], & celui qui apparut[464] au jeune Tobie, & le conduiſit à Ragés ? Tout cela ſe fait-il par la puiſſance naturelle de ces Eſprits ? Dieu leur a-t’il donné ce pouvoir en les créant, & s’eſt-il engagé en vertu de ſes Loix naturelles, & par une ſuite de ſon action intime & eſſentielle ſur la créature en qualité de Créateur, d’imprimer à l’occaſion de la volonté de ces Eſprits certains mouvemens dans l’air & dans les corps qu’ils voudront mouvoir, condenſer & faire agir, de même à proportion qu’il a bien voulu en vertu de l’union de l’Ame à un corps vivant, que cette Ame imprimât à ce corps des mouvemens proportionnés à ſes propres volontés, quoique naturellement il n’y ait nulle proportion naturelle entre la matiere & l’Eſprit, & que ſelon les loix de la Phyſique, l’une ne puiſſe agir ſur l’autre, ſinon en ce que la premiere cauſe, l’Etre créateur a bien voulu s’aſſujettir à créer ce mouvement, & à produire ces effets à l’occaſion de la volonté de l’homme, mouvemens qui ſans cela paſſeroient pour ſurnaturels ?

Ou dira-t’on avec quelques nouveaux Philoſophes[465], qu’encore que nous ayons des idées de la matiere & de la penſée, peut-être ne ſerons-nous jamais capables de connoître ſi un Etre purement matériel penſe ou non, par la raiſon qu’il nous eſt impoſſible de découvrir par la contemplation de nos propres idées ſans révélation, ſi Dieu n’a point donné à quelques amas de matieres diſpoſées comme il le trouve à propos, la puiſſance d’appercevoir & de penſer, ou s’il a joint & uni à la matiere ainſi diſpoſée une ſubſtance immatérielle qui penſe ? Or par rapport à nos notions, il ne nous eſt pas plus mal-aiſé de concevoir que Dieu peut ajouter à notre idée de la matiere la faculté de penſer, puiſque nous ignorons en quoi conſiſte la penſée, & à quelle eſpece de ſubſtance cet Etre tout-puiſſant a trouvé à propos d’accorder cette faculté, qui ne ſçauroit être dans aucun Etre créé qu’en vertu du bon plaiſir & de la bonté du Créateur.

Ce ſyſtême certainement renferme de grandes abſurdités, & plus grandes à mon ſens que celles qu’il ſembleroit vouloir éviter. Nous concevons clairement que la matiere eſt diviſible, & capable de mouvement ; mais nous ne concevons pas qu’elle ſoit capable de penſer, ni que la penſée puiſſe conſiſter dans une certaine configuration ou un certain mouvement de la matiere. Et quand la penſée pourroit dépendre d’un arrangement, ou d’une certaine ſubtilité, ou d’un certain mouvement de la matiere, dès que cet arrangement ſeroit troublé, ou le mouvement interrompu, ou cet amas de matiere ſubtile diſſipé, la penſée ceſſeroit d’être produite, & par conſéquent ce qui conſtitue l’homme ou l’animal raiſonnable ne ſubſiſteroit plus : ainſi toute l’économie de notre Religion, toutes nos eſpérances d’une autre vie, toutes nos craintes des peines éternelles s’évanouiroient ; les principes mêmes de notre Philoſophie ſeroient renverſés.

A Dieu ne plaiſe que nous voulions donner des bornes à la Toute-puiſſance de Dieu ; mais cet Etre tout-puiſſant nous ayant donné pour regle de nos connoiſſances la clarté des idées que nous avons de chaque choſe, & ne nous étant pas permis d’aſſurer ce que nous ne connoiſſons pas diſtinctement, il s’enſuit que nous ne devons pas aſſurer que la penſée puiſſe être attribuée à la matiere. Si la choſe nous étoit connue par la révélation, & enſeignée par l’autorité des Ecritures, alors on pourroit impoſer ſilence à la raiſon humaine, & captiver ſon entendement ſous l’obéiſſance de la foi ; mais on convient que la choſe n’eſt nullement révélée : elle n’eſt pas non plus démontrée, ni par la cauſe, ni par les effets ; elle doit donc être conſidérée comme un pur ſyſtême, inventé pour lever certaines difficultés qui réſultent du ſentiment qui lui eſt oppoſé.

Si la difficulté d’expliquer comment l’Ame agit ſur nos corps paroît ſi grande, comment peut-on comprendre que l’Ame elle-même ſoit matérielle & étendue ? En ce dernier cas agira-t’elle ſur elle-même, & ſe donnera-t’elle le mouvement pour penſer, ou ce mouvement ſera-t’il la penſée, ou produira-t’il la penſée ? Cette matiere penſante penſera-t’elle toujours, ou ſeulement par ſois ; & quand elle aura ceſſé de penſer, qui eſt-ce qui la fera penſer de nouveau ? Sera-ce Dieu, ſera-ce elle-même ? Un agent auſſi ſimple que l’Ame peut-il agir ſur lui-même, & ſe reproduire en quelque ſorte en penſant, après avoir ceſſé de penſer ?

Mon Lecteur dira que je le laiſſe ici dans l’embarras, & qu’au lieu de lui donner des lumieres ſur les Apparitions des Eſprits, je répands des doutes & de l’incertitude ſur cette matiere : j’en conviens ; mais j’aime mieux douter prudemment, que d’aſſurer ce que je ne ſçais pas. Et ſi je m’en tiens à ce que ma Religion m’enſeigne ſur la nature des Ames, des Anges & des Démons, je dirai qu’étant purement ſpirituels, il eſt impoſſible qu’ils apparoiſſent revêtus d’un corps, quel qu’il ſoit, à moins d’un miracle : ſuppoſé toutefois que Dieu ne les ait pas créés naturellement capables de ces opérations, avec ſubordination à ſa volonté ſouverainement puiſſante, qui ne leur permet que rarement de mettre en exécution cette faculté de ſe faire voir corporellement aux mortels.

Si quelquefois les Anges ont mangé, parlé, agi, marché comme des hommes, ce n’étoit point par le beſoin qu’ils euſſent de boire ou de manger pour ſe ſoutenir & pour vivre, mais pour l’exécution des deſſeins de Dieu, qui vouloit qu’ils paruſſent aux hommes agiſſans, bûvans & mangeans, comme le marque l’Ange Raphael[466] : Quand j’étois avec vous, j’y étois par la volonté de Dieu : il vous ſembloit que je bûvois & mangeois ; mais pour moi j’uſe d’une nourriture inviſible, qui eſt inconnue aux hommes.

Il eſt vrai que nous ne connoiſſons point quelle peut être la nourriture des Anges, qui ſont des ſubſtances purement ſpirituelles, ni ce que devenoit cette nourriture, que Raphael & les trois Anges qu’Abraham traita dans ſa tente, prirent ou ſemblerent prendre en la compagnie des hommes. Mais il y a tant d’autres choſes dans la nature qui nous ſont inconnues & incompréhenſibles, que nous devons bien nous conſoler de ne pas connoître comment ſe font les Apparitions des Anges, des Démons & des Ames ſéparées du corps.


Fin du Tome Premier.
  1. IJ. Cor. iij. 16.
  2. I. Theſſal. v. 210
  3. Geneſ. iij. 24.
  4. Geneſ. xviij 1, 2, 3.
  5. Geneſ. xix.
  6. Geneſ. xxj. 17.
  7. Geneſ. xxviij. 12.
  8. Geneſ. xxxj. 10. 11.
  9. Geneſ. xxxij.
  10. Exod. iij. 6. 7.
  11. Exod. iij. iv.
  12. Num. xxij. xxiij.
  13. Jud. 9.
  14. Joſué, v. 13.
  15. Judic. xvij.
  16. Judic. vj vij.
  17. Dan, viij. 16. ix. 21.
  18. Tob. v.
  19. Zach. v. 9. 10. 11. &c.
  20. Pſ. xvij. 10 lxxix. 2. &c.
  21. Dan. vij. 10. 3. Reg. xij. 19. Tob. xij. Zach. iv. 10. Apoc. j. 4.
  22. Luc. j. 10. 11. 12. &c.
  23. Luc. j. 26. 27. &c.
  24. Luc. ij. 9. 10.
  25. Matth. ij. 13. 14.
  26. Matth. iv. 6. 11.
  27. Matth. xviij. 16.
  28. Matth. xiij. 45. 46.
  29. Luc. xxij. 43.
  30. Matth. xxviij. Joan. x.
  31. Act. v. 19.
  32. Act. vij. 30. 35.
  33. Exod. xxiij. 21.
  34. Act. xij. 8. 9.
  35. Rom. j. 18. 1. Cor. iv. 9. vj. 3. xij. 7. Galat. iij. 19. Act. xxiij. 9. Act. xvj. 9. Apoc. j. 11.
  36. Apoc. iv. 4. 10.
  37. Apoc. vij. 1. 2. 3. 9. &c.
  38. Apoc. vij. 13. 14.
  39. Apoc. vj. 9. 10.
  40. Joſué v. 19.
  41. Exod. iij. 3. 44.
  42. Exod. xiij. xiv.
  43. Pſal. ciij. 4.
  44. Ezech. I. 4. 6.
  45. Dan. x. 5.
  46. Apoc. iv. 7. 8.
  47. Geneſ. iij. 24.
  48. Num. xxij. 22. 23.
  49. I. Par. xxj. 16.
  50. Tob. v. 5.
  51. Matth. xxviij. 30.
  52. Act. v.
  53. Matth. xxviij. 1. 2.
  54. Joan. xix. 20.
  55. Luc. xxiij. 15. 16. 17. &c.
  56. Deut. iv. 15.
  57. Num. xij. 22. 23.
  58. Dan. x. 7. 8.
  59. Alcor. Surat. 6. &c. 53.
  60. D’Herbelot, Bibl. Orient. Perith. Dïve. Idem, pag. 243. & 785.
  61. Geneſ. vj. 2.
  62. Joſeph. Antiquit. lib. I. c. 4. Philo, de Gigantib. Juſtin. Apol. Tertul. de animâ. Vide Commentatores in Geneſ. iv.
  63. Act. xij. 15.
  64. Act. x. 2. 3.
  65. I. Cor. xj. 10.
  66. Act. xxvij. 21. 22.
  67. Geneſ. xvj. 7.
  68. Geneſ. xxij. II. 17.
  69. Geneſ. xxiv. 7.
  70. Jamblic. lib. 2. cap. 3. & 4.
  71. Antiquité expliquée, T. I.
  72. Perſeus, Satyr, II. v. 3.
  73. Senec. Epiſt. 12.
  74. Tertull. Apolog. c. 23.
  75. Ovid. Métamorph. lib. 13. v. 421.
  76. Prudent. contra Symnach.
  77. Odyſſ. xj. ſub fin. vid. Horat. lib. I. Satyr. 8. &c.
  78. Virgil. Æneid. l 6. de Palinutno & Miſeo. Auguſt. Serm. 15. de SS. & quæſt. 5. in Deut. l. 5. c. 43. vide Spemer. de leg. Hebræor. Ritual.
  79. Dan. x. 13.
  80. Act. xvj. 9.
  81. Joſué. v. 13. Dan. x. 13. 21. xij. I. Jud. v. 6. Apoc. xij. 7.
  82. Cenſorin. de die natali, c. a. Vide Taffin de anno ſæcul.
  83. Dan. viij. 16. ix. 21.
  84. Zach. I. 10. 13. 14. 19. ij. 3. 4. iv. I. 4. 5. v. 5. 10.
  85. Apoc. j. I.
  86. Apoc. x. 8. 9. & xj. I. 2. 3. &c.
  87. Heb. ij. 2.
  88. Geneſ. iij. I. 23.
  89. Apoc. xij. 9. xxix. 2.
  90. Dan. xiv. 25. 26.
  91. Sap. xj. 16.
  92. Ælian. Hiſt. animal.
  93. Num. xxj. 4. Reg. xviij. 4.
  94. Aug. Tom. viij. p. 28. 284.
  95. Ab-racha pater mali ou pater malus.
  96. Auguſt. de Geneſ. ad lit. l. 2. c. 18.
  97. Matth. iv. 9. 10. &c.
  98. Geneſ. xxxij. 24. 25.
  99. Sever. Sulpit. Hiſt. Sac.
  100. Petite ville de l’Electorat de Cologne, ſur une riviere de même nom.
  101. Il y avoit en tout dix lettres, la plupart Grecques, mais qui ne formoient aucun ſens. On les voyoit à Molsheim dans le tableau qui repréſente ce miracle.
  102. Lib. de animâ.
  103. I. Pet. iij. 8.
  104. Ephéſ. vj. II. I. Tim. iij. 7.
  105. Sulpit. Sever. vit. S. Martin. c. 15.
  106. II. Corinth. xj. 14.
  107. Job. I. 6. 7. 8.
  108. 3. Reg. xxij. 21.
  109. Exod. xj. 6.
  110. Geneſ. xviij. 13. 14.
  111. Geneſ. xxxviij.
  112. Prov. xvij. II.
  113. Pſal. lxxvij. 49.
  114. II. Reg. xxiv. 16.
  115. IV. Reg. xix. 35.
  116. Apoc. viij. 7. 8. &tc.
  117. Apoc. ij. 24.
  118. Vide Bodin, Préface.
  119. Geneſ. xxxj. 19.
  120. Joſué xxiv. 2. 3. 4.
  121. Oſéé ij. 4. &c. Zach. v. 2.
  122. Zach. x. 2. Ezech. xxj. 21.
  123. Geneſ. xliv. 15.
  124. Geneſ. xliv. 5.
  125. Exod. vij. 10. 11. 12.
  126. Exod. viij. 19.
  127. Exod. xxij. 18.
  128. Num. xxij. xxiij. 23.
  129. Judic. xvij. I. 2.
  130. Judic. viij. 27.
  131. IV. Reg. 1. 2. 3.
  132. I. Reg. xxviij. 7. & ſeq.
  133. IV. Reg. xxj. 16.
  134. IV. Reg. xxij. 24.
  135. Dan. II. iv. 4. v. 2. 2.
  136. Matth. x. 25. xij. 24. 25.
  137. Luc. xj. 15. 18. 19.
  138. Act. viij. II.
  139. Act. xix. 19.
  140. Pſalm. lvij.
  141. Eccl. xij. 13.
  142. Act. xvj. 16. 17.
  143. Act. xvj. 10.
  144. Pag. 31. & ſeq.
  145. Le Brun, Hiſt. critique des pratiques ſuperſtit. Tom. II. pag 299. & ſeq.
  146. Capitular. R. xiij. de Sortilegiis & Sorciariis 2, col. 361.
  147. Capitular. en 872. x. 2. col. 230.
  148. Epheſ. vj. 12.
  149. M. de S. André, lettre 6. au ſujet de la Magie, &c.
  150. Apùd. Syncell.
  151. Matth. iij. I. 7. 36.
  152. Levit. xix. 31. xx.
  153. Act. viij. 9. Act. xiij. 8.
  154. Porohyr. de abſtinent. l 4. § 16. Vid. & Ammian. Marcell. l. 23.
  155. Num. xxij. I. 2. 3.
  156. Diodor. Sicil. lib. I. pag. 5.
  157. Ezech. xxj. 21.
  158. Dan. ij. 2. 3.
  159. Dan. iv. v.
  160. Chriſoft. Ep. 13. Pallad. pag. 191. Socrat. lib. 7. c. 8.
  161. Marsham, Canon. Cronol. ſæcul. 9. page 139.
  162. Clemens Alexand. Récognit. lib. 4. Gregor. Turon. Hiſt. Franc. lib. I.
  163. Homer. Iliad. 4.
  164. Act. xix. 19.
  165. Act. 2 iij. 8.
  166. Pind. od. iv.
  167. Plin. l. 28.
  168. Cato, de reruſtic. c. 160.
  169. Pſalm. lvij. Jerem. vij. 17. Eccleſ, x. II.
  170. Plin, lib. 8. c. 50.
  171. Job. xl. 25.
  172. Eccli. xij. 13.
  173. Ovid. Métamorph. fab. 2.
  174. Aug. de Geneſ. ad litt. lxj. c. 28.
  175. Plin. lib. 28.
  176. Orig. contra Celſum, pag. 26.
  177. Aug. de Civit. lib. xviij. c. 16. 17. 18.
  178. Dan. iv. 13. 29. 50.
  179. Ariſtot. de mirabil. Horat. Epiſt. lib. 20.
  180. Athenæ. Dipnoſoph.
  181. Friderici Hoffman. de Diaboli potentiâ in corpora, pag. 382.
  182. Hieronym. vit. S. Hilarion.
  183. Plin. l. 3. c. 2.
  184. Philoſtrat. vit. Appollon.
  185. Lactant. l. 6. divin. inſtit. c. 13.
  186. Aug. ad Simplic.
  187. Tertull. de animâ. c. 57.
  188. Lucan. Pharſal. 1. 6. v. 450. & ſequent.
  189. Tibull. l. I. Eleg. 9. v. 21.
  190. Pietro della Valle, voyage.
  191. Ovid. Metamorph. 14.
  192. Ovide Metamorph. 4.
  193. Virgil. Æneid. l. 7.
  194. Tibull. l. I.
  195. Plin. l. 8. c. 48.
  196. Herodot. l. 9.
  197. Vide Joan. Marſham, Sæc. 4. p. 62. 63.
  198. Pauſan. lib. 7. pag. 441.
  199. Homer. Iliad. 12. v. 235.
  200. Herodot. l. 2. c. 52. 55.
  201. Clemens Alexand. Stromat. lib, I. Pauſanias, Phoca. c. 217.
  202. Exod. xxviij. 30.
  203. Exod. xxv. 22. Num. vij. 13.
  204. Deut. xviij. 13.
  205. IV. Reg. I. 2. 3. 16. &c.
  206. I. Reg. xiv. 37.
  207. Deut. xiij. 2.
  208. Iſai. xlj. 22. 23.
  209. Tertull. Apolog. c. 20.
  210. Hieronym. in Dan.
  211. Matth. xxiv. II. 20.
  212. Jonas I. 2.
  213. IV. Reg. xx. I.
  214. Iſaïe xxxviij. I.
  215. Num. xxij. & xxiij. & xxiv.
  216. Num. xxxj. 8.
  217. Aug. de Divinat. Dæmon. c. 3. pag. 507. 508 & ſeq.
  218. Idem, c. 5.
  219. S. Aug. dans ſes retract. l. 2. c. 30. avoue qu’il a avancé ceci trop légerement.
  220. Porphyr. apud Euſeb. de præpar. Evang. lib. 4. c. 5. 6.
  221. Plutarch. de defectu. Oracul. pag. 434.
  222. Macrob. Saturnal. lib. I. c. 23.
  223. Lettres édifiantes, x.
  224. Cicero, de Divinit. lib. 2. c. 57.
  225. Lucain, Pharſal. lib. 5. pag. 112.
  226. Strabo, lib. 17.
  227. Joan. Vier. lib. 2. c. 7.
  228. Horat. Epodon. 17. v. 19.
  229. Baluz. Capitular. fragment. c. 13. Vide & Capitul. Herardi Epiſc. Turon.
  230. Agobard. de grandine.
  231. Vide Baluzii notas in Agobard. pag. 68. 69.
  232. Fleury, Hiſt. Eccl. tom. xvij. p. 53. an. 1234.
  233. Alphonſ. à Caſtro, ex Petro Grillaud. Tract. de hæreſib.
  234. Bolland. 5. Jul. pag. 287.
  235. Joan. Bapt. Porta. l. 2 Magiæ naturalis. Hieron. Cardan, Joan. Vierus, de Lamiis, lib. 3. c. xvij.
  236. Concil. vj. Pariſ. anno 829. can. 2.
  237. Cauſes Célebres, tom. 6. pag. 192.
  238. Job. I. 12. 13. 22.
  239. II. Cor. xij. 7. 8.
  240. Joan. xiij. 2.
  241. Matth. xxiv. 5.
  242. Luc. xxj. 31.
  243. Matth. iv. v.
  244. Dan. xiv. 33. 34.
  245. Act. viij. 4.
  246. Joan. Diacon. vit. Gregor. mag.
  247. Lettre de M. G. P.R. du 5. Octob. 1746.
  248. Acta S. J. Bolland. 3. Jul. pag. 95.
  249. Ibid. 31. Jul. pag. 432. pag. 663.
  250. Ibid. 18. Aug. pag. 503.
  251. Ibid. 21. Aug. pag. 469. 48…[illisible]
  252. Ibid. 17. Aug, pag. 265.
  253. Ibid. 4. Aug. pag. 405
  254. Vita. S. Chriſtinæ. 24. Julli. Bolland. pag. 652. & 653.
  255. Nicole, T. I. Lettres, p. 203. 205. Lettre XLV.
  256. Vita Sancti Dumſtani, 11. 42.
  257. Trith. de viris illuſtrib. Ord. S. Bened. c. 335.
  258. Joan. de Bayon, xlviij. p. lxij. Hiſt. de Lorraine.
  259. Le Pere le Brun, Traité des Superſtitions, Tom, I. p. 319.
  260. Torquemade.
  261. Petrus Venerab. lib. 2. de miraculis, c. I. pag 1299.
  262. I. Reg. xvj. 14. 15.
  263. Matth. viij. 16. x. II. xviij. 28.
  264. Tob. iij. 8.
  265. Juſtin. Dialog. cum ſupplem. Tertull. de coronâ militis, c. II. & Apolog. c. 23. Cyp. ad Demetriam. &c. Minntius, in Octavio. &c.
  266. Luc. viij. 2.
  267. Jacobi, I. 14.
  268. Joſeph. Antiq, lib. 7. c. 25.
  269. Joſeph. Antiq. lib. 8. c. 2.
  270. Matth. xij. 24.
  271. Luc. viij. 21.
  272. Luc. x. 17.
  273. Marc. xvj. 17.
  274. Marc. ix. 36. 38. Act. xj. 14.
  275. Act. ix. 14.
  276. Jean de Serres, ſur l’an 1599. Thuan. Hiſt. l. 12.
  277. Charles IX. eſt mort en 1574.
  278. Cette Hiſtoire eſt tirée d’un livre intitulé : Examen & Diſenſſion Critique de l’Hiſtoire des Diables de Loudun, &c. par M. de la Menardaye. A Paris, chez de Bure l’aîné, 1749.
  279. Florimond de Raimond, t. I. l. 2. c. 12. p. 240.
  280. Tréſor & entiere Hiſtoire de la Victime du Corps de Dieu, préſentée au Pape, au Roi, au Chancelier de France, au Premier Préſident. A Paris in-4°. chez Cheſnau 1578.
  281. Luc. viij. 10.
  282. Cor. I. 18. 21. 23.
  283. Matth. xij. 24. 27. Luc. xj. 15. 18.
  284. Matth. vijj. 29.
  285. Tertull. dé Præſcript. c. 35. p. 22. Edit Rigall.
  286. Tertullien ne dit pas cela dans l’endroit cité ; au contraire il aſſure qu’on ignore quelle eſt leur nature : Subſtantia ignoratur.
  287. Joan. viij. 44.
  288. Voyez la Lettre de M. l’Evêque de Sénez, imprimée à Utrecht en 1736. & les Ecrits qu’il y cite & y réfute.
  289. Eraſm. Orat. de Laudibus Medicinæ.
  290. Le Loyer, I. liv. des Spectres, c. 2. p. 288.
  291. Fernel, de Abditis rerum Cauſis, l, 2. c. 16.
  292. Auguſt. contra Academic. l. 2. art. 17. 18.
  293. Act. xvj. 16.
  294. Matth. xviij. 10.
  295. Pſal. xc. II.
  296. Iſaï. xiij. 22. Piloſi ſaltabunt ibi.
  297. Idem, xxxiv. 1..[illisible]
  298. Caſſien, collat. 7. c. 23.
  299. Plin. l. 7. Epiſt. 27. ſuiv.
  300. Vie de Plotin, art, x.
  301. Chronic. Hirſaug. ad Ann. 1130.
  302. Georg. Agricola. de Mineral. ſubterran, pag. 504.
  303. Olaus Mag. lib. 3. Hiſt. c. 9. 10. 11. 12. 13. 14.
  304. Olaus Mag. lib. 6. c. 9.
  305. Le Loyer, pag. 474.
  306. Idem, liv. 2. p. 258.
  307. Idem, pag. 550. & ſuiv.
  308. Sulpit. Sever. Dialog. 2. c. 14. 15.
  309. Bodin, Dæmono. lib. 2. c. 2.
  310. Guillem. Pariſ. 2. part. quæſt. 2. c. 8.
  311. Grot. Epiſt. Part. 2. Ep. 405.
  312. On prétend qu’elle eſt arrivée à Dijon dans la famille de MM. Surmin, où une tradition conſtante l’a perpétuée.
  313. Suite du Comte de Gabalis, à la Haye 1708. pag. 55.
  314. Cicero, de Divinat. lib. I.
  315. Joan. xiv. 2.
  316. Matth. iv. 8.
  317. Job. iij. 13.14. 22.
  318. Joſeph. Antiq. lib. 13. c. 19. & lib. 16. c. II.
  319. Martian. lib. 4.
  320. Le Loyer, liv. 2. pag. 495.
  321. Remy, Dæmonol. c. 4. Ann. 1605.
  322. M. le Chevalier Guiot de Marre.
  323. Plin. Junior, Epiſt. lib. 7. 27.
  324. Sueton. in Jul. Cæſar.
  325. Dio Caſſius, lib. 68.
  326. Diogen. Laërt. in Simon. Valer. Maxim. lib. ..[illisible]
  327. Julian. apud Cyrill. Alex.
  328. Plutarch. in Cimone.
  329. Pauſanias, lib. I. c. 32.
  330. Moshovius, pag. 22.
  331. Vie de Gaſſendi, tom. I. pag. 258.
  332. Alais eſt une Ville dans le bas Languedoc ; dont les Seigneurs portent le Titre de Prince, depuis que cette Ville eſt paſſée dans la Maiſon d’Angoulême & de Conty.
  333. Plin. junior, Epiſt. ad Suram, lib. 7. c. 27.
  334. In Philo-pſeu. pag. 840.
  335. Bolland. 31. Jul. pag. 211.
  336. Plaut, Moſtell. act. II. v. 67.
  337. Vide Joan. Vier. de curat, malific. c. 217.
  338. Tob. viij.
  339. Thyræi Dæmoniaci cum locis infeſtis, lib. 5.
  340. Aug. de Civit. lib. 22. 8.
  341. Greg. mag. Dialog. c. 39.
  342. Alexand. ab Alexand. lib. 5. cap. 23.
  343. Cauſes Célebres, tom. xj. pag. 374.
  344. Mém. du Cardinal de Retz, tom. I. p. 43. 44.
  345. Geneſ. vj. I. 2.
  346. Athenagoras & Clem. Alex. lib. 3. & 5. Strom. & lib. 2. Pedagog.
  347. Joſeph. Antiquit. lib, I. c. 4.
  348. Juſtin. Apolog. utroque.
  349. Vita S. Bernard. tom. 2. lib. 21.
  350. Cardan, de variet. lib. 15. c. 80. pag. 190.
  351. Luc. xxiv. 37. 39.
  352. Matth. xj. 16. Marc. vj. 49.
  353. Act. xij. 13. 14.
  354. Luc. xxj. 14. 15.
  355. Luc. ix. 30.
  356. Matth. xxvij. 34.
  357. Reg. xxviij. 12. 13. 14.
  358. Auguſtin. de diverſis quæſtionib. ad Simplicium, quæſt. III.
  359. Act. xxvj. 17.
  360. II Mach. xv. 14. 15.
  361. II. Mach. x. 29.
  362. I. Mach. ij. 2.
  363. Deut. xviij. II.
  364. Geneſ. xix.
  365. IV. Reg. vj. 19.
  366. Luc. xxvj. 16.
  367. Aug. de curâ gerendâ pro mortuis, c. 13.
  368. Aug. dé curâ gerend. pro mortuis, c. x.
  369. Concil. Eliber. anno circiter 300.
  370. Amphilo. vita S. Baſil. & Chronic. Alex. pag. 692.
  371. Acta ſincera Mart. p. 11. & 22. Edit. 1713.
  372. Paulin, vit. S. Ambroſ. n. 47. 48.
  373. Ambroſ. Epiſt. 22. pag. 874. vid. notas ibid.
  374. Evod. Upzal. apud Aug. Epiſt, clviij. Idem. Aug. Epiſt. clix.
  375. Palladius, Dialog. de vitâ Chriſoſt. c. xj.
  376. Lactant. de Mort. Perſec. c. 40.
  377. Acta ſincera Martyr. paſſion. S. Theodoſ. m. pag. 343. 344.
  378. Euſeb, Hiſt. Eccleſ. lib. 6. c. 8.
  379. Pet. Venerab. in Biblioth. Cluniac. p. 1283. & reliq.
  380. Richer. Senon. in Chronic. m. Hoc non exſtat. in impreſſo.
  381. Herman. Contract. Chronic. pag. 1006.
  382. D’Aubigné, Hiſt. Univ. l. 2. c. 12. An. 1574. pag. 79
  383. Henri IV.
  384. Mém. de Sully in-4. t. 1. liv. x. pag. 562. note 26. ou Edition in-12. t. 3. pag. 321. note 26.
  385. Bongars, Epiſt. ad Camerarium.
  386. Chronic. Metenſ. Anne 1330.
  387. Taillepied, Traité de l’Apparition des Eſprits, c. 15. pag. 173.
  388. Anecdot. Mabill. pag. 320. édition in-fol.
  389. Philipp. Melanch. Theolog. t. 1. oper. fol. 326. 327.
  390. Martin Luther. de abrogandâ Miſſâ privatâ, part. 2.
  391. Idem de abrogat. Miſt. privatæ, t. vij. 226.
  392. Joſeph. Bell. Jud. lib. 3. c. 25.
  393. Deut. xxj. 23.
  394. Homere Iliad. 24.
  395. Origenes contra Celſum. pag. 97.
  396. Origenes in Joana. xj. & Theophilac. ibid.
  397. Tertul. lib de Animâ.
  398. Origen. contra Celſ. l. 2.
  399. Bereſeith Rabbæ, c. 22. Vide Menaſſe de Reſurrect. mort.
  400. Lucan. Pharſal. 16.
  401. Prophyr. de abſtin. lib. 2. art. xlvij.
  402. Demet. lib. 4. art. x.
  403. Gruter. pag. lxiij. I. Maurid. Hiſt. de Metz, pag. 15. Préface.
  404. Homer. Odyſſ ſub finem. Horat. lib. 7. Satyr. 8. Aug. lib, de Civit. l. 7. c. 35. Clem. Alex. Pædag. lib. 2. c I. Prudent. lib. 4. contra Symach. Tertul. l. de anim. Lactantius lib. a.
  405. Virgil. Æneid. lib. 3. V. 150. & ſequent.
  406. Saluſt. Philoſ. c. 19. 20.
  407. Stoluſt. l. 2. de bello Perfico ſub fin.
  408. Virgil. Æneid. lib. iv.
  409. Homer. Iliad. xxiij.
  410. Idem Odiſſ. v.
  411. Virgil. Æneid. 1.
  412. Tertull. de anim.
  413. Idem de snim. c. 56.
  414. Iren. lib. a. c. 34.
  415. Greg. Mag. lib. 4. Dialog. c. 55.
  416. II. Cor. xj. 14.
  417. Apoc. 21. 14.
  418. Bodin Dæmonom. t. 3. c. 6.
  419. Apoc. 21. 27.
  420. Sulpit. Sever. vita S. Martin. c. 5.
  421. Ratzivil, Peregrin. Jeroſol. pag. 218.
  422. Ezech. viij. I. 2. &c.
  423. Matth. xvij. 3.
  424. Act. ix. 2.
  425. Ammian. Marcel. lib. 19. Sozomen. l. 6. c. 35.
  426. Theodoret. Hiſt. Eccleſ. lib. 5. c. 7.
  427. Aug lib. 8. de civit. c. 18.
  428. Aug. ſerm. cxxiij. pag. 1277. 1278.
  429. Aug. de curâ gerendâ pro mortuis. c. 11. 12.
  430. Aug. de curâ gerend. pro mort. c. 17. p. 529.
  431. Vita Daniel. Stylit. xj. Decemb.
  432. Gregor. lib, 2. Dialog. c. 22.
  433. Vita Sancti Euthym. pag. 86. 87.
  434. Cicero de divinatione.
  435. Le Brun, Traité des Superſtit. tom. I. p. 281. 282. & ſuiv.
  436. Aug. de civit. Dei, lib. x. c. 11. 12.
  437. Tertull. de animâ, c. 57.
  438. Geneſ. xviij. v. 23.
  439. Hebr. xiij. 2.
  440. Act. vij. 30. 33.
  441. Gal. 3.
  442. Judic. II. 1.
  443. Vide Commentar. in Judic. II.
  444. Agg. I. 13.
  445. Malac. iij. I.
  446. Deut. xviij. 18.
  447. I. Par. xxj. I.
  448. II. Reg. xxiv. I.
  449. Geneſ. II. v. 2. 3.
  450. Job. 1. 7. 8. 9.
  451. Luc. xiij. 16.
  452. Matth. xvij. 14. Luc. ix. 36.
  453. Ezech. xxj. 21.
  454. Oſée. iv. 12.
  455. Aug. lib. xiv. de Civit. c. 24.
  456. Aug. ibidem : Quidam ab imo fine fœtore ullo ita numeroſos pro-arbitrio ſonitus edunt, ut ex illâ etiam parte cantare videantur.
  457. Gallien. de differ. ſympt.
  458. M. Franſquin chanoine de Toul.
  459. Ludov. Vivez, lib. I. de Veritate fidei. p. 540.
  460. M. de S. André, Lett. 3. ſur les Maléfices.
  461. Matth. II. 13. 14.
  462. S. Aug. lib. 2. retract. c. 30.
  463. Geneſ. xviij.
  464. Tob. xij. 19.
  465. M. Lock, de intellectu human. lib. 4. c. 3.
  466. Tob. xij. 18. 19.