Traité sur les apparitions des esprits/I/52

CHAPITRE LII.

Difficulté d’expliquer la maniere dont ſe
font les Apparitions, quelque ſyſtême
que l’on propoſe ſur ce ſujet.

LA difficulté eſt plus grande, ſi l’on ſuppoſe que ces Eſprits ſont abſolument dégagés de toute matiere : car comment peuvent-ils raſſembler autour d’eux une certaine quantité de matiere, s’en revêtir, lui donner une forme humaine, reconnoiſſable, capable de parler, d’agir, de s’entretenir, de boire & de manger, comme firent les Anges qui apparurent à Abraham[1], & celui qui apparut[2] au jeune Tobie, & le conduiſit à Ragés ? Tout cela ſe fait-il par la puiſſance naturelle de ces Eſprits ? Dieu leur a-t’il donné ce pouvoir en les créant, & s’eſt-il engagé en vertu de ſes Loix naturelles, & par une ſuite de ſon action intime & eſſentielle ſur la créature en qualité de Créateur, d’imprimer à l’occaſion de la volonté de ces Eſprits certains mouvemens dans l’air & dans les corps qu’ils voudront mouvoir, condenſer & faire agir, de même à proportion qu’il a bien voulu en vertu de l’union de l’Ame à un corps vivant, que cette Ame imprimât à ce corps des mouvemens proportionnés à ſes propres volontés, quoique naturellement il n’y ait nulle proportion naturelle entre la matiere & l’Eſprit, & que ſelon les loix de la Phyſique, l’une ne puiſſe agir ſur l’autre, ſinon en ce que la premiere cauſe, l’Etre créateur a bien voulu s’aſſujettir à créer ce mouvement, & à produire ces effets à l’occaſion de la volonté de l’homme, mouvemens qui ſans cela paſſeroient pour ſurnaturels ?

Ou dira-t’on avec quelques nouveaux Philoſophes[3], qu’encore que nous ayons des idées de la matiere & de la penſée, peut-être ne ſerons-nous jamais capables de connoître ſi un Etre purement matériel penſe ou non, par la raiſon qu’il nous eſt impoſſible de découvrir par la contemplation de nos propres idées ſans révélation, ſi Dieu n’a point donné à quelques amas de matieres diſpoſées comme il le trouve à propos, la puiſſance d’appercevoir & de penſer, ou s’il a joint & uni à la matiere ainſi diſpoſée une ſubſtance immatérielle qui penſe ? Or par rapport à nos notions, il ne nous eſt pas plus mal-aiſé de concevoir que Dieu peut ajouter à notre idée de la matiere la faculté de penſer, puiſque nous ignorons en quoi conſiſte la penſée, & à quelle eſpece de ſubſtance cet Etre tout-puiſſant a trouvé à propos d’accorder cette faculté, qui ne ſçauroit être dans aucun Etre créé qu’en vertu du bon plaiſir & de la bonté du Créateur.

Ce ſyſtême certainement renferme de grandes abſurdités, & plus grandes à mon ſens que celles qu’il ſembleroit vouloir éviter. Nous concevons clairement que la matiere eſt diviſible, & capable de mouvement ; mais nous ne concevons pas qu’elle ſoit capable de penſer, ni que la penſée puiſſe conſiſter dans une certaine configuration ou un certain mouvement de la matiere. Et quand la penſée pourroit dépendre d’un arrangement, ou d’une certaine ſubtilité, ou d’un certain mouvement de la matiere, dès que cet arrangement ſeroit troublé, ou le mouvement interrompu, ou cet amas de matiere ſubtile diſſipé, la penſée ceſſeroit d’être produite, & par conſéquent ce qui conſtitue l’homme ou l’animal raiſonnable ne ſubſiſteroit plus : ainſi toute l’économie de notre Religion, toutes nos eſpérances d’une autre vie, toutes nos craintes des peines éternelles s’évanouiroient ; les principes mêmes de notre Philoſophie ſeroient renverſés.

A Dieu ne plaiſe que nous voulions donner des bornes à la Toute-puiſſance de Dieu ; mais cet Etre tout-puiſſant nous ayant donné pour regle de nos connoiſſances la clarté des idées que nous avons de chaque choſe, & ne nous étant pas permis d’aſſurer ce que nous ne connoiſſons pas diſtinctement, il s’enſuit que nous ne devons pas aſſurer que la penſée puiſſe être attribuée à la matiere. Si la choſe nous étoit connue par la révélation, & enſeignée par l’autorité des Ecritures, alors on pourroit impoſer ſilence à la raiſon humaine, & captiver ſon entendement ſous l’obéiſſance de la foi ; mais on convient que la choſe n’eſt nullement révélée : elle n’eſt pas non plus démontrée, ni par la cauſe, ni par les effets ; elle doit donc être conſidérée comme un pur ſyſtême, inventé pour lever certaines difficultés qui réſultent du ſentiment qui lui eſt oppoſé.

Si la difficulté d’expliquer comment l’Ame agit ſur nos corps paroît ſi grande, comment peut-on comprendre que l’Ame elle-même ſoit matérielle & étendue ? En ce dernier cas agira-t’elle ſur elle-même, & ſe donnera-t’elle le mouvement pour penſer, ou ce mouvement ſera-t’il la penſée, ou produira-t’il la penſée ? Cette matiere penſante penſera-t’elle toujours, ou ſeulement par ſois ; & quand elle aura ceſſé de penſer, qui eſt-ce qui la fera penſer de nouveau ? Sera-ce Dieu, ſera-ce elle-même ? Un agent auſſi ſimple que l’Ame peut-il agir ſur lui-même, & ſe reproduire en quelque ſorte en penſant, après avoir ceſſé de penſer ?

Mon Lecteur dira que je le laiſſe ici dans l’embarras, & qu’au lieu de lui donner des lumieres ſur les Apparitions des Eſprits, je répands des doutes & de l’incertitude ſur cette matiere : j’en conviens ; mais j’aime mieux douter prudemment, que d’aſſurer ce que je ne ſçais pas. Et ſi je m’en tiens à ce que ma Religion m’enſeigne ſur la nature des Ames, des Anges & des Démons, je dirai qu’étant purement ſpirituels, il eſt impoſſible qu’ils apparoiſſent revêtus d’un corps, quel qu’il ſoit, à moins d’un miracle : ſuppoſé toutefois que Dieu ne les ait pas créés naturellement capables de ces opérations, avec ſubordination à ſa volonté ſouverainement puiſſante, qui ne leur permet que rarement de mettre en exécution cette faculté de ſe faire voir corporellement aux mortels.

Si quelquefois les Anges ont mangé, parlé, agi, marché comme des hommes, ce n’étoit point par le beſoin qu’ils euſſent de boire ou de manger pour ſe ſoutenir & pour vivre, mais pour l’exécution des deſſeins de Dieu, qui vouloit qu’ils paruſſent aux hommes agiſſans, bûvans & mangeans, comme le marque l’Ange Raphael[4] : Quand j’étois avec vous, j’y étois par la volonté de Dieu : il vous ſembloit que je bûvois & mangeois ; mais pour moi j’uſe d’une nourriture inviſible, qui eſt inconnue aux hommes.

Il eſt vrai que nous ne connoiſſons point quelle peut être la nourriture des Anges, qui ſont des ſubſtances purement ſpirituelles, ni ce que devenoit cette nourriture, que Raphael & les trois Anges qu’Abraham traita dans ſa tente, prirent ou ſemblerent prendre en la compagnie des hommes. Mais il y a tant d’autres choſes dans la nature qui nous ſont inconnues & incompréhenſibles, que nous devons bien nous conſoler de ne pas connoître comment ſe font les Apparitions des Anges, des Démons & des Ames ſéparées du corps.


Fin du Tome Premier.
  1. Geneſ. xviij.
  2. Tob. xij. 19.
  3. M. Lock, de intellectu human. lib. 4. c. 3.
  4. Tob. xij. 18. 19.