Traité sur les apparitions des esprits/I/45

CHAPITRE XLV.

Apparitions d’hommes vivans à d’autres
hommes vivans, abſens & fort éloignés.

ON a dans toutes les Hiſtoires ſacrées & profanes, anciennes & modernes, une infinité d’exemples d’Apparitions de perſonnes vivantes à d’autres perſonnes vivantes. Le Prophete Ezéchiel dit de lui-même[1] : » j’étois aſſis dans ma maiſon au milieu des anciens de mon peuple, lorſque tout d’un coup une main qui venoit d’une figure toute brillante comme de feu, me ſaiſit par les cheveux ; & l’Eſprit me tranſporta entre le Ciel & la Terre, & me mena à Jéruſalem, où il me plaça auprès de la porte du Parvis intérieur qui regarde le Septentrion, où je vis l’Idole de la jalouſie (apparemment Adonis) & j’y remarquai la Majeſté du Seigneur, comme je l’avois vûe dans le champ : il me fit voir l’Idole de la jalouſie à laquelle les Iſraélites brûloient des parfums ; & l’Ange du Seigneur me dit : tu vois les abominations que commettent les Enfans d’Iſrael, en s’éloignant de mon Sanctuaire ; tu en verras encore de plus grandes.

» Et ayant percé la muraille du Temple, je vis des figures de reptiles & d’animaux, les abominations & les Idoles de la maiſon d’Iſrael, & ſoixante & dix hommes des anciens d’Iſrael, qui étoient debout devant ces figures, ayant chacun un encenſoir à la main ; après cela l’Ange me dit : tu verras encore quelque choſe de plus abominable ; & il me fit voir des femmes qui faiſoient le deuil d’Adonis. Enfin m’ayant introduit dans l’intérieur du Parvis du Temple, je vis vingt hommes entre le veſtibule & l’Autel, qui tournoient le dos au Temple du Seigneur, & avoient le viſage tourné vers l’Orient, & rendoient leurs adorations au Soleil dans ſon lever. « 

On peut remarquer ici deux choſes : la premiere, Ezéchiel tranſporté de la Chaldée à Jéruſalem par les airs entre le Ciel & la Terre par la main d’un Ange ; ce qui prouve la poſſibilité du tranſport d’un homme vivant par les airs à une très-grande diſtance du lieu où il étoit.

La ſeconde, la viſion ou l’Apparition de ces Prévaricateurs qui commettent juſques dans le Temple les plus grandes abominations, & les plus contraires à la Majeſté de Dieu, à la ſainteté du lieu, & à la Loi du Seigneur. Après tout cela le même Ange rapporta Ezéchiel dans la Chaldée, & ſpiritus levavit me adduxitque in Chaldœam ad tranſmigrationem, &c. mais ce ne fut qu’après que Dieu lui eut fait voir la vengeance qu’il devoit exercer contre les Iſraélites.

On dira peut-être que tout ceci ne ſe paſſa qu’en viſion ; qu’Ezéchiel crut être tranſporté à Jéruſalem, & enſuite rapporté à Babylone ; & que ce qu’il vit dans le Temple, il ne le vit que par révélation. Je réponds que le texte de ce Prophete marque un tranſport réel, & qu’il fut tranſporté par les cheveux entre le Ciel & la Terre. Similitudo manûs apprehendit in cincinno capitis mei, & elevavit me ſpiritus inter terram & cœlum, & adduxit me in Jeruſalem in viſione Dei. Il fut ramené en Judée de la même maniere.

Je ne nie pas que la choſe ne puiſſe être arrivée en viſion, & qu’Ezéchiel n’ait vû en eſprit ce qui ſe paſſoit dans le Temple de Jéruſalem. Mais j’en tirerai toujours une conſéquence favorable à mon deſſein, qui eſt la poſſibilité du tranſport d’un homme vivant par les airs à une très-grande diſtance du lieu où il ſe trouvoit, ou du moins qu’un homme vivant peut s’imaginer fortement qu’il eſt tranſporté, quoi que ce tranſport ne ſoit qu’imaginaire & en viſion, comme on prétend que cela arrive dans le tranſport des Sorciers au Sabat.

Enfin voilà de véritables Apparitions d’hommes vivans faites à d’autres hommes vivans. Comment cela s’eſt-il fait ? La choſe n’eſt pas difficile à expliquer en ſuivant le récit du Prophete, qui eſt transféré de la Chaldée en Judée dans ſon propre corps par le miniſtere des Anges ; mais les Apparitions rapportées dans S. Auguſtin & dans d’autres Auteurs ne ſont pas de la même ſorte : les deux perſonnes qui ſe voyent & s’entretiennent, ne ſortent point de leur place ; & celle qui apparoît n’a aucune connoiſſance de ce qui ſe paſſe à l’égard de celle à qui elle apparoît ſans le ſçavoir, & à qui elle explique certaines choſes auſquelles elle ne penſe pas même dans ce moment.

Dans le troiſiéme Livre des Rois Abdias Intendant du Roi Achab ayant rencontré le Prophete Elie qui ſe tenoit caché depuis longtems, lui dit que le Roi Achab l’avoit fait chercher par tout, & que ne l’ayant pû découvrir en aucun lieu, il étoit allé lui-même pour le chercher. Elie lui ordonna d’aller dire au Roi qu’Elie avoit paru ; mais Abdias lui répondit : voyez à quoi vous m’expoſez ; car ſi je vais annoncer à Achab que je vous ai parlé, l’Eſprit de Dieu vous tranſportera dans un lieu inconnu, & le Roi ne vous trouvant point me fera mourir : cùm receſſero à te, Spiritus Domini aſportabit te in locum quem ego ignoro, & ingreſſus nunciabo Achab, & non inveniens te, interſiciet me.

Voilà encore un exemple qui prouve la poſſibilité du tranſport d’un homme vivant en un lieu fort éloigné. Le même Prophete étant au Carmel, fut ſaiſi de l’Eſprit de Dieu, qui le tranſporta delà à Jezrael en fort peu de tems, non par les airs, mais en le faiſant marcher & courir avec une promptitude toute extraordinaire.

Dans l’Evangile Elie[2] apparoît avec Moïſe ſur le Thabor à la Transfiguration du Sauveur. Moïſe étoit décédé depuis longtems ; mais l’Egliſe croit qu’Elie eſt encore vivant. Dans les Actes des Apôtres[3], Ananie apparoît à S. Paul, & lui impoſe les mains en viſion avant qu’il arrive dans ſa maiſon à Damas.

Deux hommes de la Cour de l’Empereur Valens voulant découvrir par les ſecrets de la magie qui étoit celui qui devoit ſuccéder à cet Empereur[4], firent faire une table de bois de laurier en forme de trépied, ſur laquelle ils mirent un baſſin fait de divers métaux ; ſur les bords de ce baſſin étoient gravées à quelque diſtance l’une de l’autre les vingt-quatre lettres de l’Alphabet Grec : un Magicien avec certaines cérémonies s’approcha du baſſin, & tenant en main un anneau ſuſpendu à un fil, laiſſoit tomber par intervalle l’anneau ſur les lettres de l’Alphabet, pendant qu’on tournoit rapidement la table ; l’anneau tombant ſur les différentes lettres, formoit des vers obſcurs & énigmatiques, comme ceux que rendoit l’Oracle de Delphes.

Enſuite on demanda quel étoit le nom de celui qui devoit ſuccéder à l’Empereur Valens ? L’anneau toucha les quatre lettres Θ Ε Ο Δ, qu’ils interpréterent de Théodoſe ſecond Sécretaire de l’Empereur Valens. Théodoſe fut arrêté, interrogé, convaincu, & mis à mort, & avec lui tous les coupables & les complices de cette opération ; on fit la recherche de tous les livres de Magie, & on en brûla un très-grand nombre.

Le grand Théodoſe à qui l’on ne penſoit point, & qui étoit fort éloigné de la Cour, étoit celui que ces lettres déſignoient. En 379. il fut déclaré Auguſte par l’Empereur Gratien, & étant venu à Conſtantinople en 380. il eut un ſonge[5] par lequel il lui ſembloit que Meléce Evêque d’Antioche, qu’il n’avoit jamais vû, & qu’il ne connoiſſoit que de réputation, le révétoit du manteau Impérial, & lui ceignoit la tête du Diadême.

On aſſembloit alors les Evêques d’Orient pour la tenue du Concile de Conſtantinople. Théodoſe pria qu’on ne lui montrât point Meléce, diſant qu’il le reconnoîtroit aux marques qu’il avoit vûes en ſonge ; en effet, il le diſtingua entre tous les autres Evêques, l’embraſſa, lui baiſa les mains, & le regarda toujours depuis comme ſon pere. Voilà une Apparition d’un homme vivant bien marquée.

S. Auguſtin raconte[6], qu’un certain homme vit la nuit avant ſon ſommeil entrer dans ſa maiſon un Philoſophe qui lui étoit connu, & qui lui expliqua quelques paſſages ou quelques ſentimens de Platon qu’il n’avoit pas voulu lui expliquer auparavant. Cette Apparition du Platonicien n’étoit que phantaſtique : car la perſonne à qui il avoit apparu, lui ayant demandé pourquoi il n’avoit pas voulu lui expliquer dans ſon logis ce qu’il étoit venu lui expliquer chez lui, il répondit : je ne l’ai point fait ; mais j’ai ſongé que je le faiſois. Voilà donc deux perſonnes vivantes, dont l’une dans le ſommeil & en ſonge parle à une autre bien éveillée, & qui ne la voit que par l’imagination.

Le même S. Auguſtin[7] reconnoît en préſence de ſon peuple qu’il a apparu à deux perſonnes qui ne l’avoient jamais vû, qui ne le connoiſſoient que de réputation, & qu’il leur conſeilla de venir à Hippone pour y recevoir leur guériſon par le mérite du Martyr S. Etienne ; ils y vinrent & recouvrerent la ſanté.

Ennode enſeignant la Rhétorique à Carthage[8], & ſe trouvant embarraſſé ſur le ſens d’un paſſage des livres de la Rhétorique de Cicéron, qu’il devoit expliquer le lendemain à ſes Ecoliers, ſe coucha inquiet, & à peine put-il s’endormir. Pendant ſon ſommeil il crut voir S. Auguſtin qui étoit alors à Milan fort éloigné de Carthage, qui ne penſoit point du tout à lui, & qui apparemment dormoit fort tranquillement, qui vint lui expliquer le paſſage en queſtion. S. Auguſtin avoue qu’il ne ſçait comment cela s’eſt fait ; mais de quelque maniere qu’il ſe ſoit fait, il eſt fort poſſible que nous voyons en ſonge un mort comme nous voyons un vivant, ſans que ni l’un ni l’autre ſçache ni comment, ni quand, ni où ſe forment ces images dans notre eſprit. Il ſe peut faire auſſi qu’un mort apparoiſſe aux vivans ſans le ſçavoir, & qu’il leur découvre des choſes cachées & futures, dont l’évenement découvre la vérité & la réalité. Quand un homme vivant apparoît en ſonge à un autre homme, on ne dit pas que ſon corps ou ſon ame lui ayent apparu, mais ſimplement qu’un tel lui a apparu. Pourquoi ne pourra-t’on pas dire que les morts apparoiſſent ſans corps & ſans ames ; mais ſimplement que leur figure ſe préſente à l’eſprit & à l’imagination de la perſonne vivante ?

S. Auguſtin dans le livre qu’il a compoſé ſur le ſoin qu’on doit avoir pour les morts[9], dit qu’un S. Moine nommé Jean apparut à une femme pieuſe, qui déſiroit ardemment de le voir. Le Saint Docteur raiſonne beaucoup ſur cette Apparition ; ſi ce Solitaire a prévû ce qui lui devoit arriver, s’il a été en eſprit vers cette femme, ſi c’eſt ſon Ange, ſi c’eſt ſon Eſprit ſous la figure de ſon corps, s’il a apparu dans ſon ſommeil, comme nous voyons en ſonge des perſonnes abſentes qui nous ſont connues. Il faudroit parler au Solitaire pour ſçavoir de lui-même comment cela s’eſt fait, ſi c’eſt par la vertu de Dieu ou par ſa permiſſion : car il n’y a guére d’apparence qu’il l’ait fait par une puiſſance naturelle.

On dit que S. Siméon Stylite[10] apparut à ſon Diſciple S. Daniel, qui avoit entrepris le voyage de Jéruſalem, & lui dit d’aller à Conſtantinople, où il auroit beaucoup à ſouffrir pour Jeſus-Chriſt. S. Benoît[11] avoit promis à des Architectes, qui l’avoient prié de venir leur montrer comment il vouloit qu’ils bâtiſſent un Monaſtére : le Saint n’y alla point en corps ; mais il s’y rendit en eſprit, & leur donna le plan & le deſſein de la maiſon qu’ils devoient conſtruire : ces hommes ne comprirent pas que ce fût là ce qu’il leur avoit promis, & vinrent de nouveau lui demander qu’elles étoient ſes intentions ſur cet édifice ; il leur dit : je vous l’ai expliqué en ſonge ; vous pouvez ſuivre le plan que vous avez vû.

Le Céſar Bardas qui avoit ſi fort contribué à la dépoſition de S. Ignace, Patriarche de Conſtantinople, eut une viſion qu’il raconta ainſi à Philothée ſon ami. Je croyois cette nuit aller en proceſſion avec l’Empereur Michel à la grande Egliſe. Quand nous y fûmes entrés & arrivés près de l’Ambon, parurent deux Eunuques de la chambre d’un air cruel & farouche, dont l’un ayant lié l’Empereur, le tira hors du Chœur du côté droit ; l’autre me tira de même du côté gauche. Alors je vis tout d’un coup ſur le trône du Sanctuaire un vieillard aſſis, tout ſemblable à l’image de S. Pierre, ayant debout près de lui deux hommes terribles qui paroiſſoient des Prévôts. Je vis devant les genoux de S. Pierre Ignace fondant en larmes, & criant : vous avez les clefs du Royaume des Cieux ; ſi vous avez connoiſſance de l’injuſtice qu’on m’a faite, conſolez ma vieilleſſe affligée.

S. Pierre répondit : montrez celui qui vous a maltraité. Ignace ſe retournant, me montra de la main, & dit : voilà celui qui m’a le plus fait de mal. Saint Pierre fit ſigne à celui qui étoit à ſa droite, & lui mettant en main un petit glaive il lui dit tout haut : Prens Bardas l’ennemi de Dieu, & le mets en pieces devant le Veſtibule. Comme on me menoit à la mort, j’aî vû qu’il diſoit à l’Empereur, le menaçant de la main : attends, fils dénaturé ; enſuite je vis qu’on me coupoit effectivement en pieces.

Ceci arriva en 866. l’année ſuivante au mois d’Avril, l’Empereur étant parti pour attaquer l’Iſle de Crete, on lui rendit Bardas tellement ſuſpect, qu’il réſolut de s’en défaire. Il accompagnoit l’Empereur Michel en cette expédition. Bardas voyant entrer les meurtriers l’épée à la main dans la tente de l’Empereur, ſe jetta à ſes pieds, pour lui demander pardon ; mais on le tira dehors, on le mit en pieces, & on porta par dériſion quelques-uns de ſes membres au bout d’une pique. Ceci arriva le 29 d’Avril 866.

Roger Comte de Calabre & de Sicile aſſiégeant la Ville de Capoue, un nommé Sergius Grec de naiſſance, à qui il avoit donné le commandement de deux cens hommes, s’étant laiſſé gagner par argent, forma le deſſein de le trahir, & de livrer l’armée du Comte au Prince de Capoue pendant la nuit ; c’étoit le premier jour de Mars qu’il devoit exécuter ſon deſſein. S. Bruno qui vivoit alors dans le déſert de Squilance, apparut au Comte Roger, & lui dit de courir promptement aux armes, s’il ne vouloit être opprimé par ſes ennemis. Le Comte s’éveille en ſurſaut, ordonne à ſes gens de monter à cheval, & de voir ce qui ſe paſſoit dans le camp ; ils rencontrerent les gens de Sergius avec le Prince de Capoue, qui les ayant apperçus ſe retirerent promptement dans la Ville : ceux du Comte Roger en prirent cent ſoixante-deux, de qui ils apprirent tout le ſecret de la trahiſon. Roger étant allé le 29 Juillet ſuivant à Squilance, & ayant raconté à Bruno ce qui lui étoit arrivé, le Saint lui dit : ce n’eſt pas moi qui vous ai averti ; c’eſt l’Ange de Dieu, qui ſe trouve auprès des Princes en tems de guerre. Ainſi le raconte le Comte Roger lui-même dans un privilége accordé à S. Bruno.

Un Religieux[12] nommé Fidus, Diſciple de S. Euthymius, Abbé célebre en Paleſtine, ayant été envoyé par Martyrius, Patriarche de Jéruſalem, pour une commiſſion importante touchant les affaires de l’Egliſe, s’embarqua à Joppé, & fit naufrage la nuit ſuivante ; il ſe ſoutint pendant quelque tems ſur une piece de bois qu’il rencontra par hazard. Alors il invoqua à ſon ſecours S. Euthymius, qui lui apparut marchant ſur la mer, & lui dit : ſçachez que ce voyage n’eſt point agréable à Dieu, & ne ſera d’aucune utilité à la mere des Egliſes, c’eſt-à-dire à Jéruſalem. Retournez à celui qui vous a envoyé, & lui dites de ma part qu’il ne ſe mette point en peine de la ſéparation des Schiſmatiques : car l’union ſe fera dans peu ; pour vous, il faut que vous alliez en ma Laure, & que vous en faſſiez un Monaſtere.

Ayant ainſi parlé, il enveloppa Fidus de ſon manteau, & Fidus ſe trouva tout d’un coup à Jéruſalem dans ſa maiſon, ſans ſçavoir comment il y étoit venu : il raconta tout au Patriarche Martyrius, qui ſe ſouvint de la prédiction de S. Euthymius ſur le changement de la Laure en Monaſtere.

La Reine Marguerite, dans ſes Mémoires, prétend que Dieu protége les Grands d’une façon particuliere, & qu’il leur fait connoître en ſonge ou autrement ce qui doit leur arriver ; comme la Reine Catherine de Médicis ma mere, dit-elle, qui la nuit devant cette miſérable courſe, ſongea qu’elle voyoit le Roi Henri II. mon pere bleſſé à l’œil comme il arriva : étant éveillée, elle pria pluſieurs fois le Roi de ne vouloir point courir ce jour-là.

La même Reine étant dangereuſement malade à Metz, & ayant autour de ſon lit le Roi (Charles IX.) ma ſœur & mon frere de Lorraine, & force Dames & Princeſſes, elle s’écria comme ſi elle eût vû donner la bataille de Jarnac : voyez comme ils fuyent ; mon fils, à la victoire : voyez-vous dans cette haye le Prince de Condé mort ? Tous ceux qui étoient là croyoient qu’elle rêvoit ; mais la nuit d’après M. de Loſſe lui en apporta des nouvelles : je le ſçavois bien, dit-elle ; ne l’avois-je pas vû d’avant-hier ?

La Ducheſſe Philippe de Gueldres, épouſe du Duc de Lorraine René II. étant Religieuſe à Sainte Claire du Pont-à-Mouſſon, vit pendant ſon Oraiſon la malheureuſe bataille de Pavie. Elle s’écria tout d’un coup : ah mes ſœurs, mes cheres ſœurs, en prieres pour l’amour de Dieu ; mon fils de Lambeſc eſt mort, & le Roi (François I.) mon couſin eſt fait priſonnier. Quelques jours après on reçut à Nancy des nouvelles de ce fameux évènement arrivé le même jour que la Ducheſſe l’avoit vû. Ni le jeune Prince de Lambeſc, ni le Roi François I. n’avoient certainement aucune connoiſſance de cette révélation, & n’y eurent aucune part : ce ne fut donc ni leur eſprit, ni leurs Fantômes qui apparurent à la Princeſſe ; ce fut apparemment leur Ange, ou Dieu même qui par ſa puiſſance frappa ſon imagination, & lui repréſenta ce qui arrivoit dans ce moment.

Mézeray aſſure qu’il avoit ſouvent oui raconter à des gens de qualité, que le Duc Charles III. de Lorraine qui étoit à Paris lorſque le Roi Henri II. fut bleſſé d’un éclat de lance dont il mourut, avoit raconté pluſieurs fois, qu’une Dame qui logeoit dans ſon Hôtel avoit vû en ſonge fort diſtinctement, que le Roi avoit été atteint & abbatu par terre d’un coup de lance.

Aux exemples d’Apparitions d’hommes vivans à d’autres hommes vivans dans le ſommeil, on peut joindre une infinité d’autres exemples d’Apparitions d’Anges & de Saints perſonnages, ou même de perſonnes mortes à des hommes vivans endormis, pour leur donner des inſtructions, pour les inſtruire des dangers qui les menacent, pour leur inſpirer des avis ſalutaires ſur leur ſalut, pour leur donner du ſecours ; on pourroit compoſer des gros volumes ſur cette matiere. Je me contenterai de rapporter ici quelques exemples de ces Apparitions tirés des Auteurs profanes.

Xercès Roi de Perſe délibérant dans un Conſeil s’il porteroit la guerre en Grece, en fut fortement diſſuadé par Artabane ſon oncle paternel ; Xercès s’offenſa de ſa liberté, & lui dit des paroles fort desobligeantes. La nuit ſuivante il fit de ſérieuſes réfléxions ſur les raiſons d’Artabane, & changea de réſolution : s’étant endormi, il vit en ſonge un homme d’une taille & d’une beauté extraordinaire, qui lui dit : vous avez donc renoncé au deſſein de faire la guerre aux Grecs, quoique vous ayez déja donné vos ordres aux Chefs des Perſes pour aſſembler votre armée ? Vous n’avez pas bien fait de changer de réſolution ; quand vous n’auriez perſonne qui fût de votre ſentiment, allez, croyez-moi, ſuivez vos premiers deſſeins : ayant dit cela la viſion diſparut. Le lendemain il aſſembla de nouveau ſon Conſeil, & ſans parler du ſonge qu’il avoit eu, il témoigna qu’il étoit fâché de ce qu’il avoit dit dans ſa colere le jour précédent à Artabane ſon oncle, & déclara qu’il avoit renoncé au deſſein de faire la guerre aux Grecs ; ceux de ſon Conſeil ravis de joie, ſe proſternerent en ſa préſence & l’en féliciterent.

La nuit ſuivante il eut pour la ſeconde fois la même viſion, & le même Fantôme lui dit : fils de Darius, tu as donc abandonné le deſſein de déclarer la guerre aux Grecs, ſans te mettre en peine de ce que je t’ai dit ? ſçaches que ſi tu n’entreprends inceſſamment cette expédition, tu ſeras bientôt réduit à une condition auſſi baſſe que celle où tu te trouves aujourd’hui eſt élevée. Auſſi-tôt le Roi ſe jette à bas du lit, & envoie en diligence querir Artabane, à qui il raconte les deux ſonges qu’il avoit eus deux nuits de ſuite ; il ajouta : je vous prie de vous revêtir de mes ornemens Royaux, de vous aſſeoir ſur mon Trône, enſuite de vous coucher dans mon lit ; ſi le Fantôme qui m’a apparu vous apparoît auſſi, je croirai que la choſe eſt ordonnée par les décrets des Dieux, & je me rendrai à leurs ordres.

Artabane eut beau ſe défendre de ſe revêtir des ornemens Royaux, de s’aſſeoir ſur le Trône du Roi, & de ſe coucher dans ſon lit, alléguant que tout cela ſeroit inutile, ſi les Dieux avoient réſolu de lui faire connoître leur volonté ; que cela même ſeroit plus capable d’irriter les Dieux, comme ſi l’on vouloit par ces marques extérieures leur faire illuſion ; qu’au reſte les ſonges par eux-mêmes ne méritent aucune attention, & que pour l’ordinaire ils ne ſont que des ſuites & des repréſentations de ce que l’on a eu plus fortement dans l’eſprit pendant la veille.

Xercès ne ſe rendit point à ſes raiſons, & Artabane fit ce que le Roi voulut, perſuadé que ſi la même choſe ſe préſentoit plus d’une fois, ce ſeroit une preuve de la volonté des Dieux, de la réalité de la viſion, & de la vérité du ſonge ; il ſe coucha donc dans le lit du Roi, & le même Fantôme lui apparut, & lui dit : c’eſt donc toi qui empêches Xercès d’exécuter ſa réſolution, & d’accomplir ce qui eſt arrêté par les deſtins ? j’ai déja déclaré au Roi ce qu’il doit craindre, s’il differe d’obéir à mes ordres. En même tems il ſembla à Artabane que le Spectre vouloit lui brûler les yeux avec un fer ardent ; auſſitôt il ſortit du lit, & raconta à Xercès ce qui lui étoit apparu, ce qui lui avoit été dit, & ajouta : je change abſolument d’avis, puiſqu’il plaît aux Dieux que nous faſſions la guerre, & que les Grecs ſont menacés de grands malheurs ; donnez vos ordres, & faites toutes vos diſpoſitions pour la guerre. Ce qui fut auſſitôt exécuté.

Les terribles ſuites de cette guerre qui devint ſi fatale à la Perſe, & qui fut enfin cauſe du renverſement de cette fameuſe Monarchie, fait juger que cette Apparition, ſi elle eſt véritable, fut annoncée par un mauvais Eſprit, ennemi de cette Monarchie, envoyé de Dieu pour diſpoſer les choſes aux évenemens prédits par les Prophetes, & à la ſucceſſion des grands Empires prédeſtinés dans les Décrets du Tout-Puiſſant.

Cicéron remarque que deux Arcadiens qui voyageoient enſemble[13], arriverent à Mégare Ville de la Grece, ſituée entre Athenes & Corinthe ; l’un qui avoit droit d’hoſpitalité dans la Ville, logea chez ſon ami, & l’autre dans une hôtellerie. Après le ſouper, celui qui étoit chez ſon ami ſe retira pour ſe coucher ; dans le ſommeil il lui ſembla que celui qui étoit à l’hôtellerie lui apparoiſſoit, & le prioit de le ſecourir, parce que l’Hôtellier vouloit le tuer. Sur le champ il ſe leve effrayé par le ſonge ; mais s’étant raſſuré & rendormi, l’autre lui apparut de nouveau, & lui dit que puiſqu’il n’avoit pas eu la bonté de le ſecourir, du moins il ne laiſſât pas ſa mort impunie ; que l’Hôtellier après l’avoir tué avoit caché ſon corps dans un chariot, & l’avoit couvert de fumier, & qu’il ne manquât pas de ſe trouver le lendemain matin à l’ouverture de la porte de la Ville, avant que le chariot ſortît. Frappé de ce nouveau ſonge, il ſe rend du grand matin à la porte de la Ville, voit le chariot, & demande à celui qui le menoit ce qu’il avoit ſous ce fumier : le Chartier prit auſſitôt la fuite, l’on tira le corps du chariot, & l’Hôtellier fut arrêté & puni.

Cicéron rapporte encore d’autres exemples de pareilles Apparitions arrivées dans le ſommeil ; l’une eſt de Sophocles, & l’autre de Simonides. Le premier vit Hercule en ſonge, qui lui marqua le nom d’un voleur qui avoit pris dans ſon Temple une patere d’or. Sophocles négligea cet avertiſſement comme l’effet d’un ſommeil inquiet ; mais Hercule lui apparut une ſeconde fois, & lui répéta la même choſe, ce qui engagea Sophocles à dénoncer le voleur, qui fut convaincu par l’Aréopage, & depuis ce tems-là le nom d’Hercule le Révélateur fut donné à ce Temple.

Le ſonge ou l’Apparition de Simonides lui fut perſonnellement plus utile. Il étoit ſur le point de s’embarquer : il trouva ſur le rivage le cadavre d’un inconnu qui étoit ſans ſépulture ; Simonides la lui donna par humanité. La nuit ſuivante le mort apparut à Simonides, & lui conſeilla par reconnoiſſance de ne point s’embarquer ſur le vaiſſeau qui étoit à la rade, parce qu’il feroit naufrage. Simonides le crut, & peu de jours après il apprit le naufrage du vaiſſeau ſur lequel il devoit monter.

Jean Pic Prince de la Mirande nous aſſure, dans ſon Traité de auro, qu’un homme qui n’étoit pas riche ſe trouvant réduit à la derniere extrémité, & n’ayant aucune reſſource ni pour payer ſes dettes, ni pour nourrir dans un tems de diſette une famille nombreuſe, accablé de chagrin & d’inquiétude s’endormit. Dans ce même tems un bienheureux s’apparoît à lui en ſonge, lui enſeigne par quelques énigmes le moyen de faire de l’or, & lui indique au même inſtant l’eau dont il devoit ſe ſervir pour y réuſſir. A ſon réveil il prend cette eau & en fait de l’or, en petite quantité à la vérité, mais aſſez pour ſuſtenter ſa famille. Il en fit deux fois avec du fer, & trois fois avec de l’orpiment ; & il m’a convaincu par mes propres yeux, dit Pic de la Mirande, que le moyen de faire de l’or artificiellement n’eſt pas un menſonge, mais un fait véritable.

Voici une autre ſorte d’Apparition d’un homme vivant à un autre homme vivant, qui eſt d’autant plus ſinguliere, qu’elle prouve à la fois & la force des Sortiléges, & qu’un Magicien peut ſe rendre inviſible à pluſieurs perſonnes pendant qu’il ſe découvre à un ſeul homme. Le fait eſt tiré du Traité des Superſtitions du R. P. le Brun[14], & eſt revêtu de tout ce qui le peut rendre inconteſtable ; je ne le rapporterai qu’en abrégé. Le Vendredi premier jour de Mai 1705. ſur les cinq heures du ſoir, Denis Miſanger de la Richardiere, âgé de dix-huit ans, fut attaqué d’une maladie extraordinaire, qui commença par une eſpece de léthargie : on lui donna tous les ſecours que la Médecine & la Chirurgie peuvent fournir ; il tomba enſuite dans une eſpece de fureur ou de convulſion, & on fut obligé de le tenir & faire garder par cinq ou ſix perſonnes, de peur qu’il ne ſe précipitât par les fenêtres, ou qu’il ne ſe caſſât la tête contre la muraille : l’émétique qu’on lui donna, lui fit jetter quantité de bile, & il demeura 4 ou 5 jours aſſez tranquille.

A la fin du mois de Mai, on l’envoya à la campagne pour prendre l’air : il lui ſurvint de nouveaux accidens ſi peu ordinaires, qu’on jugea qu’il étoit enſorcellé ; & ce qui confirmoit cette conjecture, c’eſt qu’il n’eut jamais de fiévre, & qu’il conſerva toutes ſes forces, nonobſtant tous les maux & les remédes violens qu’on lui avoit fait prendre. On lui demanda s’il n’avoit point eu quelques démêlés avec quelque Berger, ou autre perſonne ſoupçonnée de Sortilége ou de Maléfice.

Il déclara que le 18 Avril précédent traverſant le Village de Noyſi à cheval pour ſe promener, ſon cheval s’arrêta tout court au milieu de la rue Feret, vis-à-vis la Chapelle, ſans qu’il pût le faire avancer, quoiqu’il lui donnât pluſieurs coups d’éperon. Il y avoit là un Berger appuyé contre la Chapelle, ayant ſa houlette en main, & deux chiens noirs à ſes côtés. Cet homme lui dit : Monſieur, je vous conſeille de retourner chez vous ; car votre cheval n’avancera pas. Le jeune la Richardiere continuant à piquer ſon cheval, dit au Berger : je n’entre point dans ce que vous dites ; le Berger répondit à demi-bas : je vous y ferai bien entrer. En effet, le jeune homme fut obligé de deſcendre de cheval, & de le ramener par la bride au logis de M. ſon pere dans le même Village ; alors le Berger lui donna un ſort qui devoit commencer au premier Mai, comme on l’a ſçû depuis.

Pendant cette maladie on fit dire pluſieurs Meſſes en différens endroits, ſurtout à S. Maur des Foſſés, à S. Amable, & au S. Eſprit. Le jeune la Richardiere aſſiſta à quelques unes des Meſſes que l’on dit à S. Maur ; mais il déclara qu’il ne ſeroit guéri que le Vendredi 26 Juin au retour de S. Maur. Entrant dans la chambre dont il avoit la clef dans ſa poche, il y trouva ce Berger aſſis dans ſon fauteuil avec ſa houlette & ſes deux chiens : il fut le ſeul qui le vit, nul autre de la maiſon ne l’apperçut ; il dit même que cet homme s’appelloit Damis, quoiqu’auparavant il ne ſe ſouvenoit pas que perſonne lui eût révélé ſon nom. Il le vit pendant tout ce jour & toute la nuit ſuivante. Sur les ſix heures du ſoir, comme il étoit dans ſes maux ordinaires, il tomba par terre, criant que le Berger étoit ſur lui & l’écraſoit ; en même tems il tira ſon couteau, & en donna cinq coups dans le viſage du Berger, dont il demeura marqué : le malade dit à ceux qui veilloient, qu’il alloit avoir cinq foibleſſes conſidérables, & les pria de le ſecourir & de l’agiter violemment. La choſe arriva comme il l’avoit prédite.

Le Vendredi 26 Juin M. de la Richardiere étant allé à la Meſſe à S. Maur aſſura qu’il ſeroit guéri ce jour-là. Après la Meſſe le Prêtre lui mit l’Etole ſur la tête, & récita l’Evangile de S. Jean ; pendant cette priere le jeune homme vit S. Maur debout, & le malheureux Berger à ſa gauche, ayant le viſage enſanglanté des cinq coups de couteau qu’il avoit donnés. Dans ce moment le jeune homme cria ſans deſſein : miracle, miracle, & aſſura qu’il étoit guéri, comme il le fut en effet.

Le 29 Juin le même M. de la Richardiere retourna à Noyſi, & s’amuſa à chaſſer : le lendemain comme il chaſſoit encore dans les vignes, le Berger ſe préſenta devant lui ; il lui donna de la croſſe de ſon fuſil ſur la tête, le Berger s’écria : Monſieur, vous me tuez, & s’enfuit. Le lendemain cet homme ſe préſenta de nouveau devant lui, ſe jetta à ſes genoux, lui demanda pardon, & lui dit : je m’appelle Damis ; c’eſt moi qui vous ai donné le ſort qui devoit durer un an : par le ſecours des Meſſes & des prieres qu’on a dites pour vous, vous en avez été guéri au bout de huit ſemaines ; mais le ſort eſt retombé ſur moi, & je n’en pourrai guérir que par un miracle. Je vous prie de faire prier pour moi.

Pendant tous ces bruits, la Maréchauſſée s’étoit miſe à la pourſuite du Berger ; mais il leur échappa, ayant tué ſes deux chiens & jetté ſa houlette. Le Dimanche 13 de Septembre il vint trouver M. de la Richardiere, lui raconta ſon avanture ; qu’après avoir été 20 ans ſans s’approcher des Sacremens, Dieu lui avoit fait la grace de ſe confeſſer à Troyes, & qu’après diverſes remiſes il avoit été admis à la ſainte Communion. Huit jours après M. de la Richardiere reçut une lettre d’une femme qui ſe diſoit parente du Berger, qui lui apprit ſa mort, & le prioit de faire dire pour lui une Meſſe de Requiem ; ce qui fut exécuté.

Combien de difficultés ne peut-on pas former contre cette Hiſtoire ? Comment ce malheureux Berger a-t’il pû donner un ſort ſans toucher la perſonne ? Comment a-t’il pû s’introduire dans la chambre du jeune M. de la Richardiere ſans ouvrir ni forcer la porte ? Comment a-t’il pû ſe rendre viſible à lui ſeul, pendant que nul autre ne le voyoit ? Peut-on douter de ſa préſence corporelle, puiſqu’il reçut cinq coups de couteau au viſage, dont il portoit encore les marques, lorſque par le mérite de la ſainte Meſſe & l’interceſſion des Saints le ſortilége fut levé ? Comment S. Maur lui apparut-il avec ſon habit de Bénédictin, ayant à ſa gauche le Magicien ? Si le fait eſt certain, comme il le paroît, qui expliquera la maniere dont tout cela ſe paſſa ?


  1. Ezech. viij. I. 2. &c.
  2. Matth. xvij. 3.
  3. Act. ix. 2.
  4. Ammian. Marcel. lib. 19. Sozomen. l. 6. c. 35.
  5. Theodoret. Hiſt. Eccleſ. lib. 5. c. 7.
  6. Aug lib. 8. de civit. c. 18.
  7. Aug. ſerm. cxxiij. pag. 1277. 1278.
  8. Aug. de curâ gerendâ pro mortuis. c. 11. 12.
  9. Aug. de curâ gerend. pro mort. c. 17. p. 529.
  10. Vita Daniel. Stylit. xj. Decemb.
  11. Gregor. lib, 2. Dialog. c. 22.
  12. Vita Sancti Euthym. pag. 86. 87.
  13. Cicero de divinatione.
  14. Le Brun, Traité des Superſtit. tom. I. p. 281. 282. & ſuiv.