Traité sur les apparitions des esprits/I/46

CHAPITRE XLVI.

Raiſonnemens ſur les Apparitions.

APRES avoir parlé aſſez longtems des Apparitions, & après en avoir établi la vérité, autant qu’il nous a été poſſible par l’autorité des Ecritures, par des exemples, par des raiſons, il faut à préſent porter notre jugement ſur les cauſes, les moyens & les raiſons de ces Apparitions, & répondre aux objections qu’on peut former pour en détruire la réalité, ou du moins pour en faire douter.

Nous avons ſuppoſé que les Apparitions étoient l’ouvrage des Anges, des Démons, ou des Ames des défunts ; nous ne parlons pas des Apparitions de Dieu même : ſes volontés, ſes opérations, ſa puiſſance, ſont au-deſſus de notre portée ; nous reconnoiſſons qu’il peut tout ce qu’il veut, que ſa volonté eſt toute puiſſante, & qu’il ſe met quand il veut au deſſus des Loix qu’il a faites. Quant aux Apparitions des hommes vivans à d’autres hommes auſſi vivans, elles ſont d’une nature différente de celles que nous nous propoſons d’examiner ici ; nous ne laiſſerons pas d’en parler ci-après.

Quelque ſyſtême que l’on ſuive ſur la nature des Anges, des Démons ou des Ames ſéparées du corps, ſoit qu’on les tienne pour ſubſtances purement ſpirituelles, comme l’Egliſe Chrétienne le tient aujourd’hui, ſoit qu’on leur donne un corps aërien, ſubtil, inviſible, comme pluſieurs l’ont enſeigné ; il paroît preſque auſſi difficile de rendre palpable, ſenſible & épais, un corps ſubtil & aërien, qu’il l’eſt de condenſer l’air, & de le faire paroître comme un corps ſolide & ſenſible ; comme quand les Anges apparurent à Abraham & à Loth, l’Ange Raphaël à Tobie, & le conduiſit en Médie, ou lorſque le Démon apparut à Jeſus-Chriſt, & le conduiſit ſur une haute montagne, & ſur le pinacle du Temple de Jéruſalem, ou lorſque Moïſe apparut avec Elie ſur le Thabor : car ces Apparitions ſont certaines par les Ecritures.

Si l’on veut que ces Apparitions n’ayent été que dans l’imagination & dans l’eſprit de ceux qui ont vû ou crû voir des Anges, des Démons ou des Ames ſéparées du corps, ainſi qu’il arrive tous les jours dans le ſommeil, & quelquefois dans la veille, lorſqu’on eſt fort occupé de certains objets, ou frappé de certaines choſes qu’on déſire ardemment, ou qu’on craint extraordinairement ; comme quand Ajax croyant voir Ulyſſe & Agamemnon, ou Menelaüs, ſe jetta ſur des animaux qu’il égorgea, croyant tuer ces deux hommes ſes ennemis, & ſur leſquels il mouroit d’envie d’exercer ſa vengeance.

Dans cette ſuppoſition l’Apparition ne ſera pas moins difficile à expliquer. Il n’y avoit ni prévention, ni trouble d’imagination, ni paſſion précédente qui portât Abraham à ſe figurer qu’il voyoit trois perſonnes, à qui il donna à manger, à qui il parla, qui lui promirent la naiſſance d’un fils, à quoi il ne penſoit guére alors. Les trois Apôtres qui virent Moïſe s’entretenant avec Jeſus-Chriſt ſur le Thabor, n’étoient point préparés à cette Apparition : il n’y avoit nulle paſſion de crainte, d’amour, de vengeance, d’ambition, ni autre qui leur frappât l’imagination, pour les diſpoſer à voir Moïſe ; comme il n’y en avoit point dans Abraham lorſqu’il apperçut les trois Anges qui lui apparurent.

Souvent dans le ſommeil nous voyons ou nous croyons voir ce qui nous a beaucoup frappé dans la veille, ou ce que nous ſouhaitons beaucoup ; quelquefois nous nous y repréſentons des choſes auſquelles nous n’avons jamais penſé, & même qui nous répugnent, & qui ſe préſentent à notre eſprit malgré nous. Perſonne ne s’aviſe de chercher les cauſes de ces ſortes de repréſentations : on les attribue au hazard, ou à quelque diſpoſition des humeurs ou du ſang, ou du cerveau, ou même du lieu où l’on eſt couché, ou de la maniere dont le corps eſt placé au lit ; mais rien de tout cela n’eſt applicable aux Apparitions des Anges, des Démons, ou des Eſprits, lorſque ces Apparitions ſont accompagnées & ſuivies d’actions, de diſcours, de prédictions & d’effets réels précédés & prédits par ceux qui apparoiſſent.

Si l’on a recours à une prétendue faſcination des yeux ou des autres ſens, qui nous font quelquefois croire que nous voyons & entendons ce que nous ne voyons & n’entendons pas ; ou que nous ne voyons ou n’entendons pas ce qui ſe paſſe à nos yeux, ou ce qui frappe nos oreilles : comme quand les ſoldats envoyés pour arrêter Eliſée lui parlerent & le virent avant de le connoître, ou que les habitans de Sodôme ne purent reconnoître la porte de Loth, quoiqu’elle fût devant leurs yeux, ou que les Diſciples d’Emmaüs ne reconnurent pas Jeſus-Chriſt qui les accompagnoit, & qui leur expliquoit les Ecritures ; ils n’ouvrirent leurs yeux & ne le reconnurent qu’à la fraction du pain.

Cette faſcination des ſens qui nous fait croire que nous voyons ce que nous ne voyons pas, ou cette ſuſpenſion de l’éxercice & des fonctions naturelles de nos ſens, qui nous empêche de voir & de reconnoître ce qui ſe paſſe à nos yeux ; tout cela n’eſt guére moins miraculeux, que de condenſer l’air ou de le raréfier, ou de donner de la ſolidité & de la conſiſtence à ce qui eſt purement ſpirituel & dégagé de la matiere.

Il s’enſuit de tout cela que nulle Apparition ne ſe peut faire ſans une eſpece de miracle, & ſans un concours extraordinaire & ſurnaturel de la puiſſance de Dieu, qui ordonne, ou qui fait, ou qui permet qu’un Ange, qu’un Démon, ou qu’une Ame ſéparée du corps apparoiſſe, agiſſe, parle, marche, & faſſe d’autres fonctions qui n’appartiennent qu’a un corps organiſé.

On me dira qu’il eſt inutile de recourir au miraculeux & au ſurnaturel, ſi l’on a reconnu dans les ſubſtances ſpirituelles un pouvoir naturel de ſe faire voir, ſoit en condenſant l’air, ou en produiſant un corps maſſif & palpable, ou en ſuſcitant quelque corps mort, à qui ces Eſprits rendent la vie & le mouvement pour un certain tems.

Je conviens de tout cela ; mais j’oſe ſoutenir que cela n’eſt poſſible ni à l’Ange, ni au Démon, ni à une ſubſtance ſpirituelle, quelle qu’elle ſoit. L’Ame peut bien produire en elle-même des penſées, des volontés & des déſirs : elle peut bien imprimer des mouvemens à ſon corps, & réprimer ſes ſaillies & ſes agitations ; mais comment le fait-elle ? La Philoſophie ne peut guére l’expliquer qu’en diſant qu’en vertu de l’union quelle a avec ſon corps, Dieu par un effet de ſa ſageſſe lui a donné le pouvoir d’agir ſur ſes humeurs, ſur ſes organes, & de leur imprimer certains mouvemens ; mais il y a lieu de croire qu’elle n’opére tout cela que comme cauſe occaſionnelle, & que c’eſt Dieu comme cauſe premiere, néceſſaire, immédiate & eſſentielle, qui produit tous les mouvemens du corps qui ſe font dans la nature.

Ni l’Ange, ni le Démon n’ont pas plus de privilége à cet égard ſur la matiere, que l’ame de l’homme ſur ſon propre corps. Ils ne peuvent ni modifier la matiere, ni la changer, ni lui imprimer des actions & des mouvemens que par le pouvoir de Dieu, & avec ſon concours néceſſaire & immédiat : nos lumieres ne nous permettent pas de juger autrement ; il n’y a point de proportion phyſique entre l’Eſprit & le corps : ces deux ſubſtances ne peuvent agir mutuellement & immédiatement l’une ſur l’autre ; elles ne peuvent agir qu’occaſionnellement, en déterminant la cauſe premiere, en vertu des Loix qu’elle a jugé à propos de ſe preſcrire à elle-même pour l’action réciproque des créatures l’une ſur l’autre, de leur donner l’être, de le conſerver, & de perpétuer le mouvement dans la maſſe de la matiere qui compoſe l’Univers, en donnant lui-même la vie aux ſubſtances ſpirituelles, & leur permettant avec ſon concours comme cauſe premiere d’agir le corps ſur l’ame, & l’ame ſur le corps, les uns & les autres comme cauſes occaſionnelles.

Porphyre étant conſulté par Anebon, Prêtre Egyptien, ſi ceux qui préſident l’avenir & font des prodiges ont des Ames plus puiſſantes, ou s’ils reçoivent ce pouvoir de quelque Eſprit étranger, répond que ſelon les apparences tout cela ſe fait par le moyen de certains mauvais Eſprits qui ſont naturellement fourbes, qui prennent toutes ſortes de formes, & qui font tout ce qu’on voit arriver de bien & de mal ; mais qu’au fond ils ne portent jamais les hommes à ce qui eſt véritablement bien.

Saint Auguſtin[1] qui rapporte ce paſſage de Porphyre, appuie beaucoup ſur ſon témoignage, & dit que tout ce qui ſe fait d’extraordinaire par certains tons de voix, par des figures ou des fantômes, eſt d’ordinaire l’ouvrage du Démon, qui ſe joue de la crédulité & de l’aveuglement des hommes ; que tout ce qui s’opére de merveilleux dans la nature, & ne ſe rapporte pas au culte du vrai Dieu, doit paſſer pour illuſion du Démon. Les plus anciens Peres de l’Egliſe, Minutius Felix, Arnobe, S. Cyprien, attribuent de même toutes ces ſortes d’effets extraordinaires au malin Eſprit.

Tertullien[2] ne doutoit pas que les Apparitions qui ſont produites par la Magie, & par les évocations des Ames, qui forcées par les enchantemens ſortent, dit-on, du fond de l’Enfer, ne ſoient de pures illuſions du Démon, qui fait paroître aux aſſiſtans un corps fantaſtique, & qui faſcine les yeux de ceux qui croyent voir ce qu’ils ne voient pas ; ce qui n’eſt pas plus difficile au Démon, dit-il, que de ſéduire & d’aveugler les Ames, qu’il engage dans le péché. Pharaon croyoit voir des Serpens véritables produits par ſes Magiciens ; ce n’étoit qu’illuſion. La vérité de Moïſe dévora le menſonge de ces Impoſteurs ; corpora videbantur Pharaoni & Egyptiis magicarum virgarum Dracones ; ſed Moïſi veritas mendacium devoravit.

Cette faſcination des yeux de Pharaon & de ſes ſerviteurs eſt-elle plus aiſée à faire que de produire des ſerpens ; & ſe peut-elle faire ſans le concours de Dieu ? & comment concilier ce concours avec la ſageſſe, l’indépendance & la vérité de Dieu ? Le Démon à cet égard a-t’il un plus grand pouvoir qu’un Ange & qu’une Ame ſéparée du corps ? Et ſi une ſois on ouvre la porte à cette faſcination, tout ce qui paroît ſurnaturel & miraculeux deviendra incertain & douteux. On dira que les merveilles racontées dans l’Ancien & le Nouveau Teſtament ne ſont à regard de ceux qui en ont été témoins, ou à qui elles ſont arrivées, qu’illuſions & faſcinations ; & à quoi ces principes ne conduiſent-ils pas ? Cela conduit à douter de tout, à nier tout, à croire que Dieu de concert avec le Démon nous induit à erreur, & nous faſcine les yeux & les autres ſens, pour nous faire croire que nous voyons, que nous entendons, & que nous connoiſſons, ce qui n’eſt ni préſent à nos yeux, ni connu à notre eſprit, ni appuyé ſur notre raiſonnement, puiſque par-là les principes du raiſonnement ſont renverſés.

Il faut donc recourir aux principes ſolides & inébranlables de la Religion, qui nous apprennent :

1o. Que les Anges, les Démons, & les Ames ſéparées du corps, ſont de purs Eſprits dégagés de toute matiere.

2o. Que les ſubſtances ſpirituelles ne peuvent que par l’ordre ou la permiſſion de Dieu apparoître aux hommes ; & leur faire paroître des corps ſenſibles & véritables, dans leſquels & par leſquels ils font ce qu’on leur voit faire.

3o. Que pour faire paroître ces corps & les faire agir, parler, marcher, manger, &c. elles doivent produire des corps ſenſibles, ou en condenſant l’air, ou ſubſtituant d’autres corps terreſtres, ſolides & capables de faire les fonctions dont nous parlons.

4o. Que la maniere dont ſe fait cette production & apparition de corps ſenſibles, nous eſt abſolument inconnue ; que nous n’avons aucune preuve, que les ſubſtances ſpirituelles ayent un pouvoir naturel de produire ces ſortes de changemens quand il leur plaît ; qu’elles ne les peuvent produire que dépendamment de Dieu.

5o. Qu’encore qu’il y ait ſouvent beaucoup d’illuſion, de prévention & d’imagination dans ce qu’on raconte des opérations & des Apparitions des Anges, des Démons, & des Ames ſéparées du corps, il y a toutefois de la réalité dans pluſieurs de ces choſes, & qu’on ne peut raiſonnablement les révoquer toutes en doute, ni encore moins les nier toutes.

6o. Qu’il y a des Apparitions qui portent avec elles la preuve & le caractere de vérité, par la qualité de celui qui les rapporte, par les circonſtances qui les accompagnent, par les ſuites de ces Apparitions, qui annoncent des choſes futures, & qui ſont ſuivies de l’effet, qui opérent des choſes impoſſibles aux forces naturelles de l’homme, & trop oppoſées aux intérêts du Démon, & à ſon caractere de malice & de tromperie, pour qu’on puiſſe le ſoupçonner d’en être l’auteur ou le fauteur. Enfin ces Apparitions ſont certifiées par la créance, les prieres, & la pratique de l’Egliſe qui les autoriſe, & qui en ſuppoſe la réalité.

7o. Que quoique ce qui paroît miraculeux ne le ſoit pas toujours, on doit au moins y reconnoître pour l’ordinaire du preſtige & de l’opération du Démon ; par conſéquent que le Démon peut avec la permiſſion de Dieu faire beaucoup de choſes qui ſurpaſſent nos connoiſſances, & le pouvoir naturel que nous lui ſuppoſons.

8o. Que ceux qui veulent les expliquer par la voie de la faſcination des yeux & des autres ſens, ne réſolvent pas la difficulté, & ſe jettent dans de plus grands embarras, que ceux qui admettent ſimplement les Apparitions faites par l’ordre ou la permiſſion de Dieu.

  1. Aug. de civit. Dei, lib. x. c. 11. 12.
  2. Tertull. de animâ, c. 57.