Traité sur les apparitions des esprits/I/47

CHAPITRE XLVII.

Objections contre les Apparitions, & réponſes
aux objections.

LA plus ſolide objection qu’on puiſſe former contre les Apparitions des Anges, des Démons, des Ames ſéparées du corps, ſe prend de la nature de ces ſubſtances, qui étant purement ſpirituelles, ne peuvent paroître avec des corps ſenſibles, ſolides & palpables, ni en faire les fonctions, qui n’appartiennent qu’à la matiere & à des corps vivans & animés.

Car ou les ſubſtances ſpirituelles ſont unies aux corps qui paroiſſent ou non ? Si elles n’y ſont pas unies, comment peuvent-elles les mouvoir & les faire agir, marcher, parler, raiſonner, manger ? Si elles y ſont unies, elles ne font donc qu’un tout, un individu avec elles ; & comment peuvent-elles s’en ſéparer après s’y être unies ? Les prennent-elles & les quittent-elles à volonté, comme on quitte un habit ou un maſque ? Cela ſuppoſeroit qu’elles ſont maîtreſſes de paroître ou de diſparoître, ce qui n’eſt pas, puiſque toute Apparition ſe fait uniquement par l’ordre ou par la permiſſion de Dieu. Ces corps qui paroiſſent ne ſont-ils que les inſtrumens dont les Anges, les Démons, ou les Ames ſe ſervent pour effrayer, pour avertir, pour châtier, pour inſtruire celui ou ceux à qui ils paroiſſent ? C’eſt en effet ce qu’on peut dire de plus raiſonnable ſur ces Apparitions ; les Exorciſmes de l’Egliſe ne tombent directement que ſur l’agent & le moteur de ces Apparitions, & non ſur le Fantôme qui apparoît, ni ſur le premier Auteur qui eſt Dieu, qui l’ordonne ou le permet.

Une autre objection fort commune & fort frappante eſt celle qui ſe tire de la multitude des fauſſes hiſtoires, & des bruits ridicules qui ſe répandent parmi le peuple d’Apparitions d’Ames, de Démons, de Folets, de Poſſeſſions & Obſeſſions.

Il faut convenir que de cent de ces prétendues Apparitions, à peine y en aura-t’il deux de vraies ; les Anciens ne ſont pas plus croyables en cela que les Modernes, puiſqu’ils étoient au moins auſſi crédules qu’on l’eſt dans notre ſiécle, ou plutôt qu’ils étoient plus crédules qu’on ne l’eſt aujourd’hui.

Je conviens que la vaine crédulité du peuple, & l’amour de ce qui a l’air de merveilleux & d’extraordinaire, ont produit une infinité d’hiſtoires fauſſes ſur le ſujet que nous traitons. Il y a ici deux écueils à éviter, la trop grande crédulité, & l’exceſſive difficulté à croire ce qui eſt au-deſſus du cours ordinaire de la nature : de même qu’on ne doit pas conclure le général du particulier, ni dire que tout eſt faux, parce qu’il y a quelques hiſtoires qui ſont fauſſes ; auſſi ne doit-on pas toujours aſſurer qu’une telle hiſtoire en particulier eſt inventée à plaiſir, parce qu’il y en a un très-grand nombre de cette derniere eſpece. Il eſt permis d’éxaminer, d’éprouver & de choiſir ; on ne doit porter ſon jugement qu’avec connoiſſance de cauſe. Une hiſtoire peut être fauſſe dans pluſieurs de ſes circonſtances, & être vraie dans le fond.

L’hiſtoire du Déluge & celle du paſſage de la mer rouge ſont certaines en elles-mêmes, & dans le ſimple & naïf récit qu’en fait Moïſe. Les Hiſtoriens profanes & quelques Hébreux, des Chrétiens même y ont ajouté des embelliſſemens qui ne doivent point porter coup contre l’hiſtoire en elle-même. Joſeph l’Hiſtorien a beaucoup embelli l’hiſtoire de Moïſe ; des Auteurs Chrétiens ont beaucoup ajouté à celle de Joſeph ; les Mahométans ont alteré pluſieurs points de l’Hiſtoire ſacrée de l’Ancien & du Nouveau Teſtament : faudra-t’il pour cela réduire en problême ces Hiſtoires ? La vie de S. Grégoire Thaumaturge eſt remplie de miracles, de même que celles de S. Martin, de S. Bernard ; S. Auguſtin rapporte pluſieurs guériſons miraculeuſes opérées par les Reliques de S. Etienne. On rapporte auſſi pluſieurs choſes extraordinaires dans la vie de S. Ambroiſe. Pourquoi n’y pas ajouter foi après le témoignage de ces grands Hommes, & celui de leurs Diſciples, qui avoient vêcu avec eux, & avoient été témoins d’une bonne partie de ce qu’ils rapportent ?

Il n’eſt pas permis de conteſter la vérité des Apparitions marquées dans l’Ancien & le Nouveau Teſtament ; mais il eſt permis de les expliquer : par exemple, il eſt dit que le Seigneur apparut à Abraham dans la Vallée de Mambré[1] ; qu’il entra dans la tente d’Abraham, & qu’il lui promit la naiſſance d’un fils : toutefois l’on convient qu’il reçut trois Anges qui allerent de-là à Sodôme. S. Paul[2] le marque expreſſément dans l’Epître aux Hébreux : Angelis hoſpitio receptis. Il eſt dit de même que le Seigneur apparut à Moïſe, & lui donna la Loi ; & S. Etienne dans les Actes[3] nous apprend que ce fut un Ange qui lui parla au buiſſon ardent & ſur le Mont Oreb ; & S. Paul aux Galates dit que la Loi a été donnée par les Anges[4] : ordinata per Angelos.

Quelquefois le nom d’Ange du Seigneur ſe prend pour un Prophete, pour un homme rempli de ſon eſprit, & député de ſa part. Il eſt certain que l’Hébreu Malac & le Grec Angelos a la même ſignification qu’un Envoyé. Par exemple, au commencement du livre des Juges[5], il eſt dit qu’il vint un Ange du Seigneur de Galgal au lieu des pleurs, & qu’il y reprocha aux Iſraélites leur infidélité & leur ingratitude. Les plus habiles Commentateurs[6] croyent que cet Ange du Seigneur n’eſt autre que Phinées ou le Grand Prêtre d’alors, ou plutôt un Prophete envoyé exprés vers le Peuple aſſemblé à Galgal.

Dans l’Ecriture les Prophetes ſont quelquefois qualifiés Anges du Seigneur[7] : voici ce que dit l’Envoyé du Seigneur ; entre les Envoyés du Seigneur, dit Aggée, parlant de lui-même. Le Prophete Malachie, le dernier des petits Prophetes, dit que le Seigneur enverra ſon Ange, qui préparera ſa voie devant ſa face[8]. Cet Ange eſt S. Jean Baptiſte, qui prépare la voie à Jeſus-Chriſt, lequel eſt lui-même qualifié l’Ange du Seigneur : & bientôt le Dominateur que vous demandez, & l’Ange du Seigneur ſi déſiré viendra dans ſon Temple. Ce même Sauveur eſt déſigné dans Moïſe ſous le nom de Prophete[9] : le Seigneur ſuſcitera du milieu de votre nation un Prophete comme moi. Le nom d’Ange eſt donné au Prophete Nathan, qui reprit David de ſon péché. Je ne prétens pas par ces témoignages nier que les Anges n’ayent ſouvent apparu aux hommes ; mais j’en infere que quelquefois ces Anges n’étoient que des Prophetes, ou d’autres perſonnes ſuſcitées & envoyées de Dieu à ſon Peuple.

Quant aux Apparitions du Démon, il eſt bon de remarquer que dans l’Ecriture on attribue aux mauvais Eſprits la plus grande partie des calamités publiques & des maladies : par exemple, il eſt dit que Satan inſpira à David[10] de faire le dénombrement de ſon Peuple ; mais dans un autre endroit il eſt dit ſimplement que la colere du Seigneur s’enflamma contre Iſraël[11], & qu’elle porta David à faire le dénombrement de ſes Sujets. Il y a pluſieurs autres endroits des Livres ſaints où l’on rapporte ce que fait le Démon, & ce qu’il dit, d’une maniere populaire, par la figure que l’on nomme Proſopopée ; par exemple, l’entretien de Satan avec la premiere femme[12], & le diſcours que le Démon tint en la compagnie des bons Anges devant le Seigneur, lorſqu’il lui parla de Job[13], & qu’il obtint permiſſion de le tenter & de l’affliger. Dans le Nouveau Teſtament il paroît que les Juifs attribuoient à la malice du Démon & à ſa poſſeſſion preſque toutes les maladies dont ils étoient affligés. Dans S. Luc[14] cette femme qui étoit courbée & ne pouvoit ſe relever, & qui ſouffroit cette incommodité depuis dix-huit ans, avoit, dit l’Evangéliſte, un eſprit d’infirmité, & Jeſus-Chriſt apres l’avoir guérie dit, que Satan la tenoit liée depuis dix-huit ans ; & dans un autre endroit il eſt dit, qu’un Lunatique ou Epileptique étoit poſſédé du Démon : il eſt clair par ce qu’en diſent S. Matthieu & S. Luc, qu’il étoit attaqué d’Epilepſie[15], qu’il tomboit du mal caduc, qu’il écumoit, qu’il ſe déchiroit, qu’il ſe rouloit, qui ſont des marques connues de l’Epilepſie. Le Sauveur le guérit de cette incommodité, & ôta par ce moyen au Démon l’occaſion de le tourmenter davantage ; comme David en diſſipant par le ſon de ſa Harpe la noire mélancholie de Saül, le délivrait du malin Eſprit qui abuſoit de ces diſpoſitions qu’il trouvoit en lui, pour réveiller ſa jalouſie contre David. Tout ceci veut dire que ſouvent on attribue au Démon ce dont il n’eſt point coupable, & qu’il ne faut pas donner légerement dans tous les préjugés du peuple, ni prendre à la lettre tout ce que l’on raconte des opérations de Satan.

  1. Geneſ. xviij. v. 23.
  2. Hebr. xiij. 2.
  3. Act. vij. 30. 33.
  4. Gal. 3.
  5. Judic. II. 1.
  6. Vide Commentar. in Judic. II.
  7. Agg. I. 13.
  8. Malac. iij. I.
  9. Deut. xviij. 18.
  10. I. Par. xxj. I.
  11. II. Reg. xxiv. I.
  12. Geneſ. II. v. 2. 3.
  13. Job. 1. 7. 8. 9.
  14. Luc. xiij. 16.
  15. Matth. xvij. 14. Luc. ix. 36.