Traité sur les apparitions des esprits/I/48

CHAPITRE XLVIII.

Autres Objections & Réponſes.

POUR combattre les Apparitions des Anges, des Démons, & des Ames ſéparées du corps, on releve encore les effets d’une imagination frappée & prévenue, d’un eſprit foible & timide, qui s’imagine voir & entendre ce qui ne ſubſiſte que dans ſon idée : on releve les ſupercheries du malin Eſprit, qui ſe plaît à nous jouer & à nous faire illuſion ; on appelle au ſecours les ſubtilités des Charlatans, qui font tant de choſes qui paſſent pour ſurnaturelles aux yeux des ignorans. Les Philoſophes par le moyen de certains verres, & de ce qu’on appelle Lanternes-magiques, par les ſecrets de l’Optique, par les poudres de Sympathie, par leurs Phoſphores, & depuis peu par la machine de l’Electricité, font voir une infinité de choſes que les ſimples prendroient pour des preſtiges, parce qu’ils en ignorent les cauſes. Des yeux mal affectés ne voient pas ce que les autres voient, ou le voient autrement. Un homme plein de vin verra les objets doubles ; celui qui a la jauniſſe les verra jaunes ; dans l’obſcurité on croit voir un Spectre en voyant un tronc d’arbre.

Un Charlatan paroîtra manger une épée ; un autre crachera des charbons, ou des cailloux : celui ci boira du vin & le fera ſortir par le front ; un autre coupera la tête à ſon compagnon, & la lui remettra : vous croirez voir un poulet qui traîne une poutre. Le Charlatan avalera du feu & le vomira : il tirera du ſang d’un fruit, il fera ſortir de ſa bouche des cloux enfilés, ſe mettra une épée ſur le ventre, la preſſera avec force, & au lieu d’entrer, elle ſe repliera juſqu’à la garde ; un autre ſe fera paſſer une épée au travers du corps ſans ſe bleſſer : vous verrez tantôt un enfant ſans tête, puis une tête ſans enfant, & tout vivant. Cela paroît miraculeux ; cependant ſi l’on ſçavoit comment tout cela ſe ſait, on n’en feroit que rire, & on admireroit qu’on ait pû admirer de telles choſes.

Que n’a-t’on pas dit pour & contre le ſecret de la baguette de Jacques Aimar ? L’Ecriture nous prouve l’antiquité de la Divination par la baguette dans l’exemple de Nabuchodonoſor[1], & dans ce qu’en dit le Prophete Oſée[2]. La fable parle des merveilles opérées par la verge d’or de Mercure. Les Gaulois & les Germains uſoient auſſi de la baguette pour deviner, & il y a lieu de croire que ſouvent Dieu permettoit que les baguettes fiſſent connoître par leurs mouvemens ce qui devoit arriver ; c’eſt pourquoi on les conſultoit. Tout le monde ſçait le ſecret de la baguette de Circé, qui changeoit les hommes en bêtes : je ne lui compare pas la baguette de Moïſe, par le moyen de laquelle Dieu opéra tant de miracles en Egypte ; mais on peut lui comparer celles des Magiciens de Pharaon qui produiſirent tant d’effets merveilleux.

Albert le Grand rapporte qu’en Allemagne on a vû deux freres, dont l’un paſſant près d’une porte des mieux fermées, & préſentant le côté gauche, elle s’ouvroit ; l’autre frere avoit la même vertu pour le côté droit. S. Auguſtin dit qu’il y a des hommes[3] qui remuent les deux oreilles l’une après l’autre, ou toutes les deux enſemble, ſans remuer la tête : d’autres ſans la remuer auſſi font deſcendre ſur leur front toute la peau de leur tête & les cheveux qui y tiennent, & la remettent comme elle étoit auparavant ; quelques-uns imitent ſi parfaitement la voix des animaux, qu’il eſt preſque impoſſible de ne s’y pas méprendre. On a vû des gens qui parloient du creux de leur eſtomach, & ſe faiſoient entendre comme parlant de très-loin, quoiqu’ils fuſſent tout près : un autre dans le bruit qu’il rendoit par le derriere ſans aucune mauvaiſe odeur[4], imitoit quand il vouloit le ſon de la voix & du chant de l’homme ; d’autres avalent une incroyable quantité de choſes différentes, & en reſſerrant tant ſoit peu leur eſtomach, rejettent toutes entieres comme d’un ſac celles qu’il leur plaît. On a vû & entendu l’année paſſée en Alſace un Allemand qui ſeul ſonnoit de deux cors-de-chaſſe enſemble, & donnoit des airs à deux parties, le premier & le ſecond deſſus en même tems. Qui nous expliquera le ſecret des fiévres intermittantes, du flux & reflux de la mer, & la cauſe de tant d’effets qui ſont certainement tout naturels ?

Gallien raconte[5] qu’un Médecin nommé Théophile étant tombé malade, s’imaginoit voir auprès de ſon lit grand nombre de joueurs d’inſtrumens qui lui rompoient la tête, & augmentoient ſa maladie. Il ne ceſſoit de crier que l’on chaſsât ces gens-là. Etant revenu en ſanté & en ſon bon ſens, il ſe ſouvenoit parfaitement de tout ce qu’on lui avoit dit ; mais il ne pouvoit ſe mettre hors de l’eſprit ces joueurs d’inſtrumens, qu’il aſſuroit lui avoir cauſé un mortel ennui.

En 1628. Deſbordes Valet-de-chambre du Duc de Lorraine Charles IV. fut accuſé d’avoir avancé la mort de la Princeſſe Chriſtine de Salm, épouſe du Duc François II. & mere du Duc Charles IV. & d’avoir cauſé à différentes perſonnes des maladies que les Médecins attribuoient aux maléfices. Charles IV. avoit conçû de violens ſoupçons contre Deſbordes, depuis que dans une partie de chaſſe ce Valet-de-chambre avoit ſervi ſans autres préparatifs que d’avoir ouvert une boëte à trois étages, un grand dîner au Duc & à ſa compagnie, & pour comble de merveilles avoit ordonné à trois voleurs qui étoient morts & pendus au gibet, d’en deſcendre, & de venir faire la révérence au Duc, puis de reprendre leur place à la potence ; on diſoit de plus que dans une autre occaſion il avoit ordonné aux perſonnages d’une tapiſſerie de s’en détacher, & de venir ſe préſenter au milieu de la ſalle.

Charles IV. n’étoit pas fort crédule ; cependant il permit qu’on fit le procès à Deſbordes : il fut, dit-on, convaincu de Magie, & condamné au feu ; mais on m’a aſſuré depuis[6] qu’il s’étoit ſauvé, & que quelques années après s’étant préſenté devant le Duc, & s’étant juſtifié, il demanda la reſtitution de ſes biens qu’on avoit confiſqué, mais qu’il n’en put récupérer qu’une très-petite partie. Depuis l’avanture de Deſbordes, les Partiſans de Charles IV. voulurent révoquer en doute la validité du Baptême de la Ducheſſe Nicole ſon épouſe, parce qu’elle avoit été baptiſée par Lavallée Chantre de Saint George, ami de Deſbordes, & convaincu comme lui de pluſieurs crimes, qui lui attirerent une pareille condamnation. Du doute du baptême de la Ducheſſe, on vouloit inférer l’invalidité du mariage de Charles avec elle, ce qui étoit alors la grande affaire de Charles IV.

Le P. Delrio Jéſuite dit que le Magicien nommé Trois-Echelles détachoit par ſes enchantemens en préſence du Roi Charles IX. les anneaux ou chaînes d’un collier de l’Ordre du Roi porté par quelques Chevaliers qui étoient fort éloignés de lui ; il les faiſoit venir dans ſa main, & les remettoit enſuite en leur place ſans que le collier parût dérangé.

Jean Fauſte Cudlingen Allemand fut prié dans une compagnie de gens de bonne humeur de faire en leur préſence quelques tours de ſon métier ; il leur promit de leur faire voir une vigne chargée de raiſins meurs & prêts à cueillir. Ils croyoient que comme on étoit alors au mois de Décembre, il ne pourroit exécuter ſa promeſſe ; il leur recommanda beaucoup de ne bouger de leurs places, & de ne pas porter les mains pour couper des raiſins, ſinon par ſon commandement exprès. La vigne parut auſſi-tôt en verdure & chargée de raiſins au grand étonnement de tous les aſſiſtans : chacun prit ſon couteau, attendant l’ordre de Cudlingen pour couper du raiſin ; mais après les avoir tenus quelque tems en cette attente & dans cette poſture, il fit tout d’un coup diſparoître la vigne & les raiſins : alors chacun ſe trouva armé de ſon couteau, & tenant d’une main le nez de ſon voiſin, de maniere que s’ils euſſent voulu couper une grape ſans le commandement de Cudlingen, ils ſe ſeroient coupé le nez les uns aux autres.

On a vû dans ces quartiers-ci un cheval qui paroiſſoit doué d’eſprit & de diſcernement, & entendre le langage de ſon maître ; tout le ſecret conſiſtoit en ce que le cheval étoit dreſſé à obſerver certains mouvemens de ſon maître, & enſuite de ces mouvemens il étoit porté à faire certaines choſes auſquelles il étoit accoutumé, & à s’adreſſer à certaines perſonnes, à quoi il ne ſe ſeroit jamais porté ſans le mouvement qu’il voyoit faire à ſon maître.

On peut objecter cent autres faits ſemblables, qui pourroient paſſer pour opérations magiques, ſi l’on ne ſçavoit que ce ſont de pures ſubtilités, & des tours de ſoupleſſe faits par des gens exercés en ces ſortes de manéges. Il ſe peut faire que quelquefois on ait attribué à la Magie & au malin Eſprit des opérations pareilles à celles que nous venons de rapporter, & que l’on ait pris pour des Apparitions d’Eſprit de perſonnes décédées, de pures badineries ſouvent faites exprès par des jeunes gens pour effrayer les paſſans. Ils ſe couvriront de blanc ou de noir, & ſe feront voir dans un cimetiere en poſture de gens qui demandent des prieres ; après cela ils ſeront les premiers à crier qu’ils ont vû un Eſprit : d’autres fois ce ſeront des filoux ou de jeunes gens, qui couvriront ſous ce voile leurs intrigues amoureuſes, ou leurs vols & leurs friponneries.

Quelquefois une Veuve ou des Héritiers par des raiſons d’intérêt publieront que le défunt mari apparoît dans ſa maiſon, & eſt dans la peine ; qu’il a demandé ou commandé telles choſes ou telles reſtitutions. J’avoue que tout cela peut arriver & arrive quelquefois ; mais il ne s’enſuit pas qu’il ne revienne jamais d’Eſprits. Le retour des Ames eſt infiniment plus rare que ne le croît le commun du Peuple ; j’en dis autant des prétendues opérations magiques & des Apparitions du Démon.

On remarque que plus l’ignorance eſt grande dans un pays, plus la ſuperſtition y regne, & que l’Eſprit de ténébres y exerce un plus grand Empire, à proportion de ce que les Peuples y ſont plongés dans les plus grands déſordres & dans de plus profondes ténébres. Louis Vivez témoigne[7] que dans les pays nouvellement découverts en l’Amérique, rien n’eſt plus commun que de voir des Eſprits qui paroiſſent en plein midi, non-ſeulement à la campagne, mais dans les Villes & dans les Villages, parlant, commandant, frappant même quelquefois les hommes. Olaüs Magnus, Archevêque d’Upſal, qui a écrit ſur les Antiquités des Nations Septentrionales, remarque que dans la Suede, la Norvége, la Finlande, la Fionie, & la Laponie, l’on voit communément des Spectres ou des Eſprits qui font pluſieurs choſes merveilleuſes ; qu’il y en a même qui ſervent comme de Domeſtiques aux hommes, menent paître les chevaux & autre bétail.

Les Lapons encore aujourd’hui, tant ceux qui ſont demeurés dans l’idolâtrie, que ceux qui ont embraſſé le Chriſtianiſme, croyent les Apparitions des Manes, & leur font des eſpeces de ſacrifices. Je veux croire que la prévention & les préjugés de l’enfance ont beaucoup plus de part à cette croyance que la raiſon & l’expérience. En effet, parmi les Tartares où la Barbarie & l’ignorance régnent autant qu’en aucun pays du monde, on ne parle ni d’Eſprits ni d’Apparitions, non plus que parmi les Mahométans, quoiqu’ils admettent les Apparitions des Anges faites à Abraham & aux Patriarches, & celle de l’Archange Gabriel à Mahomet même.

Les Abyſſins, Peuple fort groſſier & fort ignorant, ne croyent ni Sorciers, ni Sortiléges, ni Magiciens ; ils diſent que c’eſt donner trop de pouvoir au Démon, & que par-là on tombe dans l’erreur des Manichéens, qui admettent deux principes, l’un du bien qui eſt Dieu, & l’autre du mal qui eſt le Démon. Le Miniſtre Becker dans ſon livre intitulé : le Monde enchanté, ſe mocque des Apparitions des Eſprits & des mauvais Anges, & traite de ridicule tout ce qu’on dit des effets de la Magie ; il ſoutient que croire à la Magie eſt contraire à l’Ecriture & à la Religion.

Mais d’où vient donc que les Ecritures défendent de conſulter les Magiciens, & qu’elles font mention de Simon le Magicien, d’Elimas autre Magicien, & des opérations de Satan ? Que deviendront les Apparitions des Anges ſi bien marquées dans l’Ancien & le Nouveau Teſtament ? Que deviendront les Apparitions d’Onias à Judas Machabée, & du Diable à Jeſus-Chriſt même, après ſon jeûne de quarante jours ? Que dira-t’on de Apparition de Moïſe à la Transfiguration du Sauveur ; & d’une infinité d’autres Apparitions faites à toutes ſortes de perſonnes, & rapportées dans des Auteurs ſages, ſérieux, éclairés ? Les Apparitions des Démons & des Ames ſont-elles plus difficiles à expliquer & à concevoir que celles des Anges, que l’on ne peut raiſonnablement conteſter ſans renverſer toutes les Ecritures, les pratiques, & la créance des Egliſes ?

L’Apôtre ne nous dit-il pas que l’Ange de ténébres ſe transfigure quelquefois en Ange de lumiere ? Abandonner abſolument la créance des Apparitions, n’eſt-ce pas donner atteinte à ce que le Chriſtianiſme a de plus ſacré, à la créance d’une autre vie, d’une Egliſe ſubſiſtante dans un autre monde, des récompenſes pour les bonnes actions, & des ſupplices pour les mauvaiſes ; l’utilité des prieres pour les morts, l’efficace des exorciſmes ? Il faut donc dans ces matieres garder le milieu entre l’exceſſive crédulité & l’extrême incrédulité : il faut être ſage & éclairé modérément, ſapere ad ſobrietatem ; il faut, ſelon le conſeil de S. Paul, éprouver tout, examiner tout, ne ſe rendre qu’à l’évidence & à la vérité connue ; omnia probate, quod bonum eſt tenete.

  1. Ezech. xxj. 21.
  2. Oſée. iv. 12.
  3. Aug. lib. xiv. de Civit. c. 24.
  4. Aug. ibidem : Quidam ab imo fine fœtore ullo ita numeroſos pro-arbitrio ſonitus edunt, ut ex illâ etiam parte cantare videantur.
  5. Gallien. de differ. ſympt.
  6. M. Franſquin chanoine de Toul.
  7. Ludov. Vivez, lib. I. de Veritate fidei. p. 540.