Traité sur les apparitions des esprits/I/49

CHAPITRE XLIX.

Les Secrets de la Phyſique & de la Chymie
pris pour choſes ſurnaturelles.

ON pourra m’objecter les ſecrets de la Phyſique & de la Chymie, qui produiſent une infinité d’effets merveilleux, & qui paroiſſent au-deſſus des forces des agens naturels. On a la compoſition d’un Phoſphore, avec lequel on écrit : les caracteres ne paroiſſent point au grand jour ; mais on les voit briller dans l’obſcurité : on peut tracer avec ce Phoſphore des figures capables de ſurprendre & même d’allarmer pendant la nuit, comme on a fait apparemment plus d’une fois pour cauſer malicieuſement de vaines frayeurs. La poudre ardente eſt un autre Phoſphore, qui pourvû qu’on l’expoſe à l’air, répand la lumiere & le jour & la nuit. Combien de gens ont-ils été effrayés par les petits vers qui ſe trouvent dans certains bois pourris, & qui rendent la nuit une lumiere brillante !

On a l’expérience journaliere d’une infinité de choſes toutes naturelles, qui paroiſſent au-deſſus du cours ordinaire de la nature[1], mais qui n’ont rien de miraculeux, ni qui doive être attribué aux Anges ou au Démon ; par exemple, les dents & les nez d’applique, dont on trouve tant d’Hiſtoires dans les Auteurs, en ſont une preuve. Ces dents & ces nez tombent auſſi-tôt que la perſonne dont on les a tirés vient à mourir, à quelque diſtance que ces deux perſonnes ſoient l’une de l’autre.

Les preſſentimens qu’ont certaines perſonnes de ce qui arrive à leurs parens & à leurs amis, même à leur propre mort, n’ont rien de plus miraculeux. On a pluſieurs exemples des perſonnes à qui ces preſſentimens ſont ordinaires, & qui la nuit même en dormant diront qu’une telle choſe eſt arrivée, ou doit arriver ; que tels meſſagers leur doivent venir, & annoncer telles choſes.

Il y a des chiens qui ont l’odorat ſi fin, qu’ils ſentent d’aſſez loin l’approche d’une perſonne qui leur a fait du bien ou du mal ; on en a diverſes expériences ; cela ne peut venir que de la diverſité des organes de ces animaux, dont les uns ont l’odorat beaucoup plus fin que les autres, & ſur qui les eſprits qui s’exhalent des corps étrangers agiſſent plus vivement, & dans une plus grande diſtance que ſur d’autres. Certaines perſonnes ont l’ouie ſi fine, qu’elles entendront ce qui ſe dira à l’oreille, même dans une autre chambre bien fermée ; on cite ſur cela l’exemple d’une certaine Marie Bucaille, à qui l’on croyoit que ſon Ange gardien découvroit ce qu’on diſoit à une aſſez grande diſtance d’elle.

D’autres ont l’odorat ſi vif, qu’ils diſtinguent à l’odeur tous les hommes & les animaux qu’ils ont vûs, & qu’ils ſentent leur approche à une aſſez grande diſtance ; on en a plus d’un exemple. Les aveugles aſſez ſouvent ont cette faculté, auſſi-bien que celle de diſcerner au tact les couleurs des étoffes, du poil des chevaux, des cartes à jouer.

D’autres diſcernent au goût tout ce qui entre dans un ragoût, mieux que ne ſçauroit faire le Cuiſinier le plus expert. D’autres ont la vûe ſi perçante, qu’au premier coup d’œil ils diſcernent les objets les plus confus & les plus éloignés, & remarquent juſqu’au moindre changement qui s’y fait.

Il y a des hommes & des femmes qui ſans deſſein de nuire, ne laiſſent pas de faire beaucoup de mal aux enfans & à tous les animaux tendres & délicats, qu’ils regardent avec attention ou qu’ils touchent. Tout cela arrive particulierement dans les pays chauds, & l’on en pourroit produire beaucoup d’exemples : de-là ce que les Anciens & les Modernes ont écrit ſur les faſcinations ; de-là les précautions qu’on prenoit contre ces effets par des amuletes & des préſervatifs qu’on pendoit au col des enfans.

On a connu des hommes, des yeux deſquels il ſortoit des eſprits ſi venimeux, qu’ils endommageoient tout ce qu’ils regardoient, même juſqu’aux mammelles des Nourrices qu’ils faiſoient tarir, aux plantes, aux fleurs, aux feuilles des arbres qu’on voyoit ſe flétrir & tomber : ils n’oſoient entrer en aucun lieu, qu’ils n’avertiſſent auparavant qu’on en fit ſortir les Enfans, les Nourrices, les animaux nouveaux nés, & généralement toutes les choſes qu’ils pouvoient infecter par leur haleine ou par leurs regards.

On ſe mocqueroit avec raiſon de ceux qui pour expliquer tous ces effets ſi ſinguliers auroient recours aux Maléfices, aux Sortilèges, à l’opération des Démons ou des bons Anges. L’écoulement des corpuſcules, ou la tranſpiration inſenſible des corps qui produiſent tous ces effets, ſuffit pour en rendre raiſon. On n’a recours ni aux miracles, ni aux cauſes ſuperieures, ſur-tout lorſque ces effets ſont produits de près à près, & à une médiocre diſtance ; mais quand la diſtance eſt grande, l’écoulement des eſprits & des corpuſcules inſenſibles ne ſatisfait pas de même, non plus que quand il ſe trouve des choſes & des effets qui paſſent les forces connues de la nature, comme de prédire l’avenir, de parler des langues inconnues, de s’extaſier enſorte que l’on ne ſente plus rien, de s’élever en l’air, & d’y demeurer aſſez longtems.

Les Chymiſtes montrent que la Palingénéſie, ou une eſpece de renaiſſance ou de réſurrection des animaux, des inſectes & des plantes, eſt poſſible & naturelle. En mettant les cendres d’une plante dans une phiole, ces cendres s’éxaltent, & s’arrangent autant qu’elles peuvent dans la figure que leur a d’abord imprimé l’Auteur de la Nature.

Le P. Schot Jéſuite aſſure qu’il a vû ſouvent une roſe, qu’on faiſoit ſortir de ſes cendres toutes les fois qu’on vouloit moyennant un peu de chaleur. On a trouvé le ſecret d’une eau minérale, qui fait reverdir une plante morte qui a ſa racine, & qui la met au même état que ſi elle pouſſoit en pleine terre. Digby aſſure qu’il a tiré d’animaux morts pilés & broyés la repréſentation de ces animaux, ou d’autres animaux de même eſpece.

Ducheſne fameux Chymiſte rapporte qu’un Medecin de Cracovie conſervoit dans des phioles les cendres de preſque toutes les plantes de ſorte que quand quelqu’un par curioſité vouloit voir, par exemple, une roſe dans ces phioles, il prenoit celle où ſe conſervoit la cendre du roſier, & la mettant ſur une chandelle allumée, dès qu’elle avoit un peu ſenti la chaleur, on voyoit remuer la cendre, qui s’élevoit comme un petit nuage obſcur, & après quelques mouvemens, venoit enfin à repréſenter une roſe auſſi belle & auſſi fraîche que ſi elle venoit du roſier.

Gaffarel aſſure que M. de Claves, célebre Chymiſte, faiſoit voir tous les jours des plantes tirées de leurs propres cendres. David Vanderbroch prétend que le ſang des animaux contient auſſi-bien que leur ſemence les idées de leurs eſpeces ; il rapporte à ce ſujet l’expérience de M. Borelli, qui aſſure que le ſang humain tout chaud eſt encore plein de ſes eſprits, ou ſouffres acides & volatils, & qu’étant excité dans les cimetieres & dans les lieux où ſe ſont donné de grandes batailles par quelque chaleur de la terre, on voit s’élever des idées ou fantômes des perſonnes qui y ſont enterrées ; qu’on les verroit auſſi-bien le jour que la nuit, ſans le trop de lumiere qui nous empêche même de voir les étoiles. Il ajoute que par ce moyen on pourroit voir l’idée, & repréſenter par une Nécromancie licite & naturelle la figure ou le fantôme de tous les grands hommes de l’Antiquité, nos amis & nos ancêtres, pourvû qu’on eût de leurs cendres.

Voilà ce qu’on objecte de plus plauſible pour détruire tout ce qu’on dit des Apparitions des Eſprits. On en conclut que ce ſont ou des Phénomenes fort naturels, & des exhalaiſons produites par la chaleur de la terre imbibée de ſang & des eſprits volatils des morts, ſur-tout de mort violente ; ou que ce ſont des fuites d’une imagination frappée & prévenue, ou ſimplement des illuſions de notre eſprit, ou des jeux de perſonnes qui aiment à ſe divertir par des terreurs paniques qu’ils inſpirent aux autres ; ou enfin des mouvemens produits naturellement par des hommes, des chats, des chiens, des hiboux, des rats, des ſinges & autres animaux : car il eſt vrai que le plus ſouvent quand on approfondit ce qu’on a pris pour des Apparitions, on ne trouve rien de réel, d’extraordinaire, ni de ſurnaturel ; mais conclure de-là que toutes les Apparitions & les opérations que l’on attribue aux Anges, aux Ames & aux Démons, ſont chimériques, c’eſt porter les choſes à l’excès : c’eſt conclure qu’on ſe trompe toujours, parce qu’on ſe trompe ſouvent.

  1. M. de S. André, Lett. 3. ſur les Maléfices.