Traité sur les apparitions des esprits/I/50

CHAPITRE L.

Concluſion du Traité ſur les Apparitions.

APRES avoir expoſé mon ſentiment ſur les Apparitions des Anges, des Démons, des Ames des trépaſſés, & même des hommes vivans à d’autres hommes vivans, & avoir parlé de la Magie, des Oracles, des Obſeſſions & Poſſeſſions du Démon, des Eſprits folets & familiers, des Sorciers & Sorcieres, des Spectres qui prédiſent l’avenir, de ceux qui infeſtent les maiſons ; après avoir propoſé les objections qu’on forme contre les Apparitions, & y avoir répondu le plus ſolidement qu’il m’a été poſſible, je crois pouvoir conclure, qu’encore que cette matiere ſouffre de très-grandes difficultés, tant pour le fond de la choſe, je veux dire pour la vérité & la réalité des Apparitions en général, que ſur la maniere dont elles ſe font : toutefois on ne peut raiſonnablement diſconvenir qu’il n’y ait des Apparitions véritables de toutes les ſortes dont nous venons de parler, & qu’il n’y en ait auſſi un très-grand nombre de très-conteſtables, & d’autres qui ſont manifeſtement l’ouvrage de la fourberie, de la malice des hommes, de la ſubtilité des charlatans, & de la ſoupleſſe des joueurs des paſſe-paſſe.

Je reconnois de plus, que l’imagination, la prévention, la ſimplicité, la ſuperſtition, l’exceſſive crédulité, la foibleſſe d’eſprit ont donné lieu à pluſieurs prétendues Apparitions, & à pluſieurs hiſtoires qu’on raconte ; que l’ignorance de la bonne Philoſophie a fait prendre pour effets miraculeux & pour opérations de la Magie noire, ce qui eſt le ſimple effet de la Magie blanche, & des ſecrets d’une Philoſophie cachée aux ignorans & au commun des hommes.

De plus, je confeſſe que je vois des difficultés inſurmontables dans l’explication de la maniere des Apparitions, ſoit qu’on admette avec pluſieurs Anciens que les Anges, les Démons & les Ames ſéparées du corps ont une eſpece de corps ſubtil, tranſparent, de la nature de l’air, ſoit qu’on les croye purement ſpirituels, & dégagés de toutes matieres viſibles, groſſieres ou ſubtiles.

Je poſe pour principe que pour expliquer la matiere des Apparitions, & pour donner ſur ce ſujet des regles ſûres, il faudroit

1o. Connoître parfaitement la nature des Eſprits, des Anges, des Ames & des Démons : il faudroit ſçavoir ſi les Ames par leur nature ſont tellement ſpirituelles, qu’elles n’ayent plus aucun rapport à la matiere, ou ſi elles ont encore quelque relation à un corps aërien, ſubtil, inviſible, dont elles ſoient encore les maîtreſſes après la mort, ou qu’elles exercent quelque empire ſur le corps groſſier qu’elles ont animé, pour lui imprimer de nouveau certains mouvemens, de même que l’ame qui nous anime, imprime à nos corps tels mouvemens qu’elle juge à propos ; ou ſi l’Ame détermine ſimplement par ſa volonté comme cauſe occaſionnelle, la premiere cauſe qui eſt Dieu, à donner le mouvement à la machine qu’elle a animée.

2o. Si après la mort l’Ame conſerve encore ce pouvoir ſur ſon propre corps ou ſur d’autres, par exemple, ſur l’air & ſur les autres élémens.

3o. Si les Anges & les Démons ont reſpectivement le même pouvoir ſur les corps ſublunaires, par exemple, pour épaiſſir l’air, pour l’enflammer, pour y produire des nuages & des orages, pour y faire paroître des fantômes, pour gâter ou conſerver les fruits & les moiſſons, pour faire périr les animaux, pour produire des maladies, pour exciter des tempêtes & des naufrages ſur la mer, ou même pour faſciner les yeux & tromper nos autres ſens.

4o. S’ils peuvent faire toutes ces choſes naturellement & par leur propre vertu, autant de fois qu’ils le jugent à propos ; ou s’il faut un ordre particulier, ou du moins une permiſſion de Dieu pour qu’ils puiſſent exercer ce que nous venons de dire.

5o. Enfin il faudroit ſçavoir exactement, quel eſt l’empire de ces ſubſtances que nous ſuppoſons purement spirituelles, & juſqu’où s’étend le pouvoir des Anges, des Démons, & des Ames ſéparées de leurs corps groſſiers, à l’égard des Apparitions, des opérations, des mouvemens qu’on leur attribue. Car tandis que nous ne ſçaurons pas quelle eſt la meſure de la puiſſance que le Créateur a donnée ou laiſſée aux. Ames ſéparées du corps, aux bons Anges ou aux Démons, nous ne pourrons aucunement définir ce qui eſt miraculeux, ni le diſtinguer de ce qui eſt naturel, ni preſcrire les juſtes bornes juſqu’où peut s’étendre, ou dans leſquelles on doit limiter les opérations naturelles des Ames, des Anges & des Démons.

Si nous accordons au Démon la faculté de faſciner nos yeux quand il lui plaît, ou de diſpoſer l’air pour y faire paroître un Fantôme ou un Phénoméne, ou de rendre le mouvement à un corps mort, mais non entierement corrompu, ou d’inquiéter les vivans par de mauvais ſonges ou des repréſentations terribles, , il ne faudra plus admirer pluſieurs chofes que nous admirons, ni tenir pour miracles certaines guériſons & certaines Apparitions, ſi elles ne ſont que des effets naturels de la puiſſance des Ames, des Anges & des Démons. Si un homme revêtu de ſon corps produiſoit de tels effets par lui-même, on auroit raiſon de dire que ce ſont des opérations ſurnaturelles, parce qu’elles excédent le pouvoir connu, ordinaire & naturel de l’homme vivant ; mais ſi ce même homme avoit commerce avec un Eſprit, un Ange ou un Démon, à qui il commandât en vertu de quelque pacte explicite ou implicite certaines choſes qui ſeroient au-deſſus de ſes forces naturelles, mais non pas au-deſſus des forces de l’Eſprit auquel il commanderoit, l’effet qui en réſulteroit ſeroit-il miraculeux ou ſurnaturel ? Non ſans doute, dans la ſuppoſition que l’Eſprit qui le produiroit, ne feroit rien qui fut au-deſſus de ſes forces & de ſa faculté naturelle.

Mais ſeroit-ce un miracle, qu’un homme eût relation avec un Ange ou avec un Démon, & qu’il fît avec eux un pacte explicite ou implicite, pour les obliger ſous certaines conditions, & avec certaines cérémonies, à produire des effets qui paroîtroient au dehors & dans nos eſprits pour être au-deſſus des forces de l’homme ? Par exemple, dans les opérations de certains Magiciens, qui ſe vantent d’avoir un pacte explicite avec le Démon, & qui par ce moyen excitent des tempêtes, ou font une diligence extraordinaire en marchant, ou font mourir des animaux, ou cauſent aux hommes des maladies incurables, ou charment les armes ; ou qui dans d’autres opérations, comme dans l’uſage de la baguette divinatoire, & dans certains remédes contre les maladies des hommes & des chevaux, qui n’ayant nulle proportion naturelle avec ces maladies, ne laiſſent pas de les guérir, quoique ceux qui emploient ces remédes, proteſtent qu’ils n’ont jamais penſé à contracter aucune alliance avec le Démon ?

Pour répondre à cette queſtion, la difficulté revient toujours à ſçavoir, s’il y a entre l’homme vivant & mortel une proportion ou un rapport naturel, qui le rende capable de contracter une alliance avec l’Ange ou le Démon, en vertu de laquelle ces Eſprits lui obéiſſent, & exercent ſous ſon Empire, en vertu du pacte précédent, un pouvoir qui leur eſt naturel : car ſi dans tout cela il n’y a rien qui ſoit au-deſſus des forces ordinaires de la nature, tant de la part de l’homme que de la part des Anges ou des Démons, il n’y a rien de miraculeux ni dans les uns ni dans les autres ; il n’y en a point non plus de la part de Dieu, qui laiſſe agir les cauſes ſecondes ſelon leur faculté naturelle, dont il eſt néanmoins toujours le principe & le Maître abſolu, pour les limiter, les arrêter, les ſuſpendre, les étendre ou les augmenter ſelon ſon bon plaiſir.

Mais comme nous ne connoiſſons point, & qu’il paroît même impoſſible que nous connoiſſions par les lumieres de la raiſon, quelle eſt la nature & l’étendue naturelle du pouvoir des Anges, des Démons & des Ames ſéparées du corps, il ſemble qu’il y auroit de la témérité à vouloir décider ſur cette matiere, pour en tirer des conſéquences des cauſes par les effets, ou des effets par les cauſes. Par exemple, dire les Ames, les Démons & les Anges ont quelquefois apparu aux hommes ; donc elles ont une faculté naturelle de revenir & d’apparoître, c’eſt une propoſition hazardée & téméraire : car il eſt très-poſſible que les Ames ne reviennent, & que les Anges & les Démons n’apparoiſſent que par une volonté particuliere de Dieu, & non par une ſuite de ſes volontés générales, & en vertu de ſon concours naturel & phyſique avec ſes créatures.

Au premier cas, ces Apparitions ſont miraculeuſes, comme étant au-deſſus des forces naturelles des agens dont il s’agit ; au ſecond cas, elles n’ont rien de ſurnaturel, ſinon la permiſſion que Dieu accorde rarement aux Ames de revenir, aux Anges & aux Démons d’apparoître, & de produire les effets dont nous avons parlé.

Suivant ces principes, nous pouvons avancer ſans témérité

1o. Que les Anges & les Démons ont ſouvent apparu aux hommes ; que les Ames ſéparées du corps ſont ſouvent revenues, & que les uns & les autres peuvent encore faire la même choſe.

2o. Que la maniere de ces Apparitions & de ces retours eſt une choſe inconnue, & que Dieu abandonne à la diſpute & aux recherches des hommes.

3o. Qu’il y a quelque apparence que ces ſortes d’Apparitions ne ſont point abſolument miraculeuſes de la part des bons & des mauvais Anges, mais que Dieu les permet quelquefois pour des raiſons dont il s’eſt réſervé la connoiſſance.

4o. Que l’on ne peut donner ſur cela aucune regle certaine, ni former aucun raiſonnement démonſtratif, faute de connoître parfaitement la nature & l’étendue du pouvoir des Etres ſpirituels dont il s’agit.

5o. Qu’il faut raiſonner des Apparitions en ſonge autrement que de celles qui ſe font dans la veille ; autrement des Apparitions en corps ſolides, parlant, marchant, bûvant & mangeant ; & autrement des Apparitions en ombre, ou en corps nébuleux & aërien.

6o. Ainſi il ſeroit téméraire de poſer des principes, & de former des raiſonnemens uniformes ſur toutes ces choſes en commun, chaque eſpece d’Apparition demandant ſon explication particuliere.