Traité sur les apparitions des esprits/I/17

CHAPITRE XVII.

Raiſons qui peuvent perſuader que la plûpart des anciens Oracles n’étoient que des ſupercheries des Prêtres & des Prêtreſſes, qui feignoient d’être inſpirés de Dieu.

SIl eſt vrai, comme l’ont crû pluſieurs anciens & pluſieurs nouveaux, que les Oracles de l’Antiquité payenne n’étoient qu’illuſions & preſtiges de la part des Prêtres & Prêtreſſes, qui ſe diſoient poſſédés de l’eſprit de Python, & remplis de l’inſpiration d’Apollon, qui leur découvroit intérieurement les choſes cachées, paſſées, préſentes & futures, je ne dois pas les mettre ici au rang des Apparitions des mauvais Eſprits. Le Démon n’y aura d’autre part que celle qu’il a dans les crimes des hommes, & dans cette multitude de péchés que la cupidité, l’ambition, l’intérêt, l’amour propre produiſent dans le monde ; le Démon toujours attentif à nous ſéduire, & à nous jetter dans le déſordre & dans l’erreur, employant toutes nos paſſions à nous entraîner dans ſes piéges.

Si ce qu’il a prédit eſt ſuivi de l’exécution, ſoit par hazard, ou parce qu’il a prévû certaines circonſtances inconnues aux hommes, il s’en attribue la gloire, & s’en ſert pour attirer notre confiance, & pour concilier du crédit à ſes prédictions ; ſi la choſe eſt douteuſe, & qu’il en ignore l’iſſue, le Démon, le Prêtre ou la Prêtreſſe rendront un Oracle équivoque, afin qu’à tout évenement ils paroiſſent avoir dit vrai.

Les anciens Légiſlateurs de la Grece, les plus habiles Politiques, les Généraux, d’armées ſe ſervoient habilement de la prévention des peuples en faveur des Oracles, pour leur perſuader que ce qu’ils avoient concerté étoit approuvé des Dieux, & annoncé par l’Oracle. Ces choſes & ces entrepriſes étoient ſouvent ſuivies d’un heureux ſuccès, non parce que l’Oracle l’avoit prédit ou ordonné, mais parce que l’entrepriſe étoit bien concertée & bien conduite, & que les ſoldats, par exemple, perſuadés que Dieu étoit de la partie, combattoient avec une valeur plus extraordinaire.

Quelquefois on gagnoit la Prêtreſſe à force de préſens, & on la diſpoſoit par-là à donner des réponſes favorables. Démoſthene haranguant à Athenes contre Philippe Roi de Macédoine, diſoit que la Prêtreſſe de Delphes philippiſoit, & ne rendoit que des Oracles conformes aux inclinations, aux avantages & aux intérêts de ce Prince.

Porphyre, le plus grand ennemi du nom Chrétien[1], ne fait pas difficulté d’avouer que les Oracles étoient dictés par l’eſprit de menſonge, & que les Démons ſont les vrais auteurs des enchantemens, des philtres & des maléfices ; qu’ils faſcinent les yeux par les ſpectres & les fantômes qu’ils font paroître ; qu’ils ont l’ambition de paſſer pour des Dieux ; que leurs corps aëriens & ſpirituels ſe nourriſſent de l’odeur & de la fumée du ſang & de la graiſſe des animaux qu’on leur immole ; que la fonction de rendre des Oracles pleins de menſonges, d’équivoques & de tromperies, leur eſt tombée en partage. A la tête de ces Démons, il met Hecate & Sérapis. Jamblique autre Auteur payen en parle de même, & avec autant de mépris.

Les anciens Peres qui étoient voiſins du tems où les Oracles ſubſiſtoient, dont pluſieurs avoient quitté le Paganiſme pour embraſſer le Chriſtianiſme, & qui par conſéquent connoiſſoient mieux les Oracles que nous ne les pouvons connoître, en parloient comme de choſes inventées, gouvernées & ſoutenues par les Démons. Les Payens les plus ſenſés n’en parloient pas autrement ; mais auſſi reconnoiſſoient-ils, que ſouvent la malice, la ſupercherie, la ſoupleſſe, l’intérêt des Prêtres étoient de la partie, & qu’ils abuſoient de la ſimplicité, de la crédulité & de la prévention du peuple.

Plutarque dit[2] qu’un Gouverneur de Cilicie ayant envoyé conſulter l’Oracle de Mopſus, qui ſe rendoit à Malle dans le même pays, celui qui portoit le billet s’endormit dans le temple, où il vit en ſonge un homme fort bien fait, qui lui dit ſimplement noir. Il porte au Gouverneur cette réponſe, dont il ignoroit le myſtere. Ceux qui l’entendirent, s’en mocquerent, ne ſçachant pas ce que portoit le billet. Mais ce Gouverneur l’ayant ouvert, leur montra ces mots qu’il y avoit écrits : T’immolerai-je un bœuf blanc ou noir ? & que l’Oracle avoit répondu à ſa demande ſans ouvrir le billet.

Mais qui répondra qu’on n’a pas joué dans cette circonſtance le porteur du billet, comme faiſoit Alexandre d’Abonotiche, ville de Paphlagonie dans l’Aſie mineure ? Cet homme avoit eu le ſecret de perſuader au peuple de ſon pays, qu’il avoit avec lui le Dieu Eſculape ſous la forme d’un ſerpent apprivoiſé, qui rendoit des Oracles, & répondoit aux conſultations qu’on lui faiſoit ſur diverſes maladies, ſans ouvrir les billets qu’on mettoit ſur l’autel du temple de cette prétendue Divinité ; après quoi, ſans les ouvrir, on trouvoit le lendemain matin la réponſe au bas par écrit. Toute la fineſſe conſiſtoit, en ce qu’Alexandre d’Abonotiche levoit ſubtilement le cachet avec une aiguille chaude, puis le remettoit de même, après avoir écrit la réponſe en ſtyle obſcur & énigmatique, à la maniere des autres Oracles.

D’autrefois il employoit le maſtic, qui étant encore mol, prenoit l’empreinte du cachet ; puis étant durci, il y remettoit un autre cachet avec la même empreinte. Il recevoit environ dix ſols par billet, & ce jeu dura toute ſa vie, qui fut longue : car il mourut âgé de ſoixante-dix ans d’un coup de foudre, ſur la fin du deuxième ſiécle de l’Egliſe. On peut voir tout cela plus au long dans le livre de Lucien intitulé : Pſeudomanes, ou le faux Devin. Le Prêtre de l’Oracle de Mopſus aura pû par le même ſecret ouvrir le billet du Gouverneur qui le conſultoit, & ſe montrant pendant la nuit au meſſager, lui déclarer la réponſe dont on a parlé.

Macrobe[3] raconte, que l’Empereur Trajan, pour éprouver l’Oracle d’Héliopolis en Phénicie, lui envoya une lettre bien cachetée, où il n’y avoit rien d’écrit : l’Oracle ordonna qu’on lui en envoyât une autre auſſi ſans écriture. Les Prêtres de l’Oracle en furent fort ſurpris, n’en ſçachant pas la raiſon. Une autre fois le meme Empereur envoya conſulter le même Oracle, pour ſçavoir s’il reviendroit de ſon expédition contre les Parthes : l’Oracle ordonna qu’on lui envoyât des branches d’une vigne noueuſe qui étoit conſacrée dans ſon temple. Ni l’Empereur, ni perſonne ne put deviner ce que cela vouloit dire ; mais ſon corps, ou plutôt ſes os ayant été rapportés à Rome après ſa mort arrivée dans ce voyage, on jugea que l’Oracle avoit voulu prédire ſa mort, & déſigner ſes os décharnés, qui ont aſſez de rapport à des branches de vigne.

Il étoit aiſé de l’expliquer tout autrement, s’il étoit retourné victorieux, la vigne étant la mere du vin qui réjouit le cœur de l’homme, & qui eſt agréable aux Dieux & aux hommes ; & ſi cette expédition étoit infructueuſe, le bois de la vigne qui eſt inutile à toutes ſortes d’ouvrages, & qui n’eſt bon qu’à brûler, pouvant encore ſignifier l’inutilité de ce voyage. On convient que l’artifice, la malice, la ſupercherie des Prêtres payens ont eu beaucoup de part aux Oracles ; mais s’enfuit-il que le Démon ne s’en ſoit jamais mêlé ?

On doit avouer qu’à meſure que la lumiere de l’Evangile s’eſt répandue dans le monde, le régne du Démon, l’ignorance, la corruption des mœurs, le crime y ont diminué. Les Prêtres qui ſe mêloient de prédire les choſes cachées par l’inſpiration du mauvais Eſprit, ou qui ſéduiſoient les peuples par leurs preſtiges & leurs ſupercheries, ont été obligés de reconnoître que les Chrétiens leur impoſoient ſilence, ou par l’empire qu’ils exerçoient ſur le Démon, ou en découvrant la malice & les fourberies des Prêtres, que la ſuperſtition, la timidité & la vaine crédulité du peuple n’oſoient approfondir, par un reſpect mal entendu qu’il avoit pour ce myſtere d’iniquité.

Si quelqu’un vouloit nier aujourd’hui qu’il y eût autrefois des Oracles rendus par l’inſpiration du Démon, on pourroit le convaincre par ce qui ſe pratique encore aujourd’hui dans la Laponie, & par ce que racontent les Miſſionnaires[4], que dans les Indes le Démon découvre les choſes cachées & futures, non par l’organe des Idoles, mais par la bouche des Prêtres qui ſe trouvent préſens lorſqu’on interroge les ſtatues ou le Démon. Et on remarque que le Démon y devient muet & impuiſſant, à meſure que la lumiere de l’Evangile ſe répand parmi ces Nations.

On peut donc attribuer le ſilence des Oracles, 1o. à une cauſe ſurnaturelle, qui eſt le pouvoir de Jeſus-Chriſt, & la publication de l’Evangile ; 2o. à ce que les hommes ſont devenus moins ſuperſtitieux, & plus hardis à rechercher les cauſes de ces prétendues révélations ; 3o. A ce qu’ils ſont devenus moins crédules, comme le dit Cicéron[5] ; 4o. Parce que les Princes ont impoſé ſilence aux Oracles, de peur qu’ils n’inſpiraſſent aux peuples des ſentimens de révolte. C’eſt pourquoi Lucain dit que les Princes craignoient de découvrir l’avenir[6] :

 Reges timent futura,
Et Superos vetant loqui.

Strabon[7] conjecture que les Romains les ont négligés, parce qu’ils avoient les livres Sibyllins, leurs Auſpices & leurs Aruſpices, qui leur tenoient lieu d’Oracles. M. Vandale montre qu’on vit encore quelque reſte des Oracles ſous les Empereurs Chrétiens. Ce n’eſt donc qu’à la longue que les Oracles ont été entiérement abolis ; & l’on peut hardiment ſoutenir que quelquefois le mauvais Eſprit a découvert l’avenir, & a inſpiré les Miniſtres des faux Dieux par la permiſſion du Tout-puiſſant, qui vouloit punir la confiance des Infideles en leurs Idoles. Ce ſeroit outrer les choſes, que de ſoutenir que tout ce qu’on dit des Oracles n’eſt que l’ouvrage de la ſubtilité ou de la malice des Prêtres, qui abuſoient toujours de la crédulité des hommes. Il faut lire ſur cette matiere la ſçavante réponſe, que le P. Balthus a faite aux Traités de MM. Vandale & de Fontenelles.

  1. Porphyr. apud Euſeb. de præpar. Evang. lib. 4. c. 5. 6.
  2. Plutarch. de defectu. Oracul. pag. 434.
  3. Macrob. Saturnal. lib. I. c. 23.
  4. Lettres édifiantes, x.
  5. Cicero, de Divinit. lib. 2. c. 57.
  6. Lucain, Pharſal. lib. 5. pag. 112.
  7. Strabo, lib. 17.