Traité sur les apparitions des esprits/I/18

CHAPITRE XVIII.

Des Sorciers & Sorcieres.

LEmpire du Démon n’éclate en aucun endroit avec plus de pompe, que dans ce qu’on raconte du Sabbat, où il reçoit les hommages de ceux & de celles qui ſe ſont donnés à lui. C’eſt là où les Sorciers & Sorcieres diſent qu’il exerce ſa plus grande autorité, & où il paroît ſous une forme ſenſible, mais toujours hideux, difforme & terrible ; toujours pendant la nuit, dans des lieux écartés, & dans un appareil plutôt lugubre que réjouiſſant, plutôt triſte & morne que majeſtueux & brillant. Si l’on y rend ſes adorations au Prince des ténebres, il s’y montre dans une poſture honteuſe, & ſous une figure baſſe, mépriſable & hideuſe : ſi l’on y mange, les mets du feſtin ſont ſales, inſipides, & dénués de ſolidité & de ſubſtance ; ils ne raſſaſient point, & ne flattent point le goût : ſi l’on y danſe, on le fait ſans ordre, ſans art, ſans bien-ſéance.

Vouloir donner une deſcription du Sabbat, c’eſt vouloir décrire ce qui n’éxiſte point, & n’a jamais ſubſiſté que dans l’imagination creuſe & ſéduite des Sorciers & Sorcieres : les peintures qu’on nous en fait, ſont d’après les rêveries de ceux & de celles qui s’imaginent d’être tranſportés à travers les airs au Sabbat en corps & en ame.

On y eſt porté, dit-on, monté ſur un balai, quelquefois ſur les nuées ou ſur un bouc. Ni le lieu, ni le tems, ni le jour auquel on s’aſſemble ne ſont point déterminés. C’eſt tantôt dans une forêt écartée, tantôt dans un déſert, ordinairement la nuit du Mercredi au Jeudi, ou la nuit du Jeudi au Vendredi. Le plus ſolennel de tous eſt celui de la veillé de S. Jean Baptiſte : on y diſtribue à chaque Sorcier la graiſſe dont il doit ſe frotter, quand il veut aller au Sabbat, & la poudre de maléfice, dont il doit ſe ſervir dans ſes opérations magiques. Ils doivent tous comparoître dans cette aſſemblée générale, & celui qui y manque eſt ſéverement maltraité de paroles & d’effets. Pour les aſſemblées particulieres, le Démon a plus d’indulgence pour ceux qui ont quelques raiſons de s’en abſenter.

Quant à la graiſſe dont ils ſe frottent, il y a des Auteurs, entr’autres Jean-Baptiſte Porta & Jean Vierius[1], qui ſe vantent d’en ſçavoir la compoſition. Il y entre beaucoup de drogues narcotiques, qui font tomber ceux qui s’en ſervent dans un profond aſſoupiſſement, pendant lequel ils s’imaginent qu’ils ſont emportés au Sabbat par la cheminée, au haut de laquelle ils trouvent un grand homme noir avec des cornes, qui les tranſporte au lieu où ils veulent, puis les en ramene par la même cheminée. Le récit que ces ſortes de gens en font, & la deſcription qu’ils donnent de leurs aſſemblées, n’eſt ni conſtante, ni uniforme.

Le Démon leur chef s’y fait voir, ou comme un bouc, ou comme un grand chien noir, ou comme un corbeau d’une grandeur démeſurée ; il eſt aſſis ſur un trône élevé, & y reçoit les hommages des aſſiſtans en une partie du corps que l’honnêteté ne permet pas de nommer. Dans cette aſſemblée nocturne, on chante, on danſe, on s’abandonne aux diſſolutions les plus honteuſes : on ſe met à table, on y fait bonne chere ; toutefois on ne voit ſur la table ni couteau, ni ſel, ni huile on ne trouve ni goût ni ſaveur dans les viandes, & on ſort de table ſans être raſſaſié.

On pourroit s’imaginer que l’attrait d’une meilleure fortune, & l’envie de s’enrichir y attirent les hommes & les femmes : le Démon ne manque pas de leur faire de magnifiques promeſſes, du moins les Sorciers le diſent & le croyent ainſi, trompés ſans doute par leur imagination ; mais l’expérience fait voir que ces ſortes de gens ſont toujours gueux, mépriſés & malheureux, & finiſſent ordinairement d’une maniere funeſte & deshonorante.

Lorſqu’ils ſont admis au Sabbat pour la premiere fois, le Démon inſcrit leur nom & ſurnom ſur ſon regître, qu’il leur fait ſigner ; alors il leur fait renier Crême & Baptême, leur fait renoncer à J. C. & à ſon Egliſe ; & pour les caractériſer & les faire connoître pour ſiens, il imprime ſur l’une des parties de leur corps une certaine marque avec l’ongle du petit doigt de l’une de ſes mains. Cette marque ou ce caractere ainſi imprimé rend inſenſible la partie où elle eſt miſe. On prétend même qu’il leur imprime ce caractere en trois parties de leur corps différentes l’une de l’autre, & à trois repriſes diverſes. Le Démon n’imprime pas, dit-on, ces caracteres, avant que la perſonne ait atteint l’âge de vingt-cinq ans.

Mais rien de tout cela ne mérite la moindre attention. Il peut ſe trouver dans le corps d’un homme ou d’une femme quelque partie inſenſible, comme il s’en trouve en effet quelquefois, ou par maladie, ou par l’effet de quelque remede, ou de quelques drogues, ou même naturellement ; mais cela ne prouve pas que le Démon s’en ſoit mêlé. Il y a même des accuſés de Magie & de Sorcellerie, dans leſquels on n’a trouvé aucune partie ainſi caractériſée, ni inſenſible, quelque recherche qu’on en ait pû faire. D’autres ont déclaré, que le Diable ne leur a jamais fait aucune de ces impreſſions. On peut conſulter ſur cette matiere la ſeconde Lettre de M. de Saint André Médecin du Roi, où il développe fort bien ce que l’on dit de ces caracteres des Sorciers.

Le nom de Sabbat pris dans le ſens que nous venons de voir, ne ſe remarque pas dans les Anciens : ni les Hébreux, ni les Egyptiens, ni les Grecs, ni les Latins ne l’ont pas connu. La choſe même, je veux dire le Sabbat pris pour une aſſemblée nocturne de perſonnes qui ſe ſont dévouées au Démon, ne ſe remarque pas dans l’Antiquité, quoiqu’on y parle aſſez ſouvent de Magiciens, de Sorciers & de Sorcieres ; c’eſt-à-dire de gens qui ſe vantoient d’exercer une eſpece d’empire ſur le Diable, & par ſon moyen ſur les animaux, ſur l’air, ſur les aſtres, ſur la vie & la fortune des hommes.

Horace[2] s’eſt ſervi du mot Coticia, pour marquer les aſſemblées nocturnes des Magiciens : Tu riſeris Coticia ; ce qu’il dérive de Cotys ou Cotto Déeſſe de l’impudicité, qui préſidoit aux aſſemblées qui le faiſoient la nuit, & où les Bacchantes ſe livroient à toutes ſortes de plaiſirs & de diſſolutions ; mais cela eſt bien différent du Sabbat des Sorciers.

D’autres dérivent ce terme de Sabbatius, qui eſt une épithete du Dieu Bacchus, dont les fêtes nocturnes ſe célébroient dans la débauche. Arnobe & Julius Firmicus Maternus enſeignent que dans ces fêtes on gliſſoit un ſerpent d’or dans le ſein de ceux qui y étoient initiés, & qu’on le retiroit par le bas ; mais cette étymologie eſt tirée de trop loin : le peuple qui a donné le nom de Sabbat aux aſſemblées des Sorciers, a voulu apparemment comparer par dériſion ces aſſemblées à celles des Juifs, & à ce qu’ils pratiquent dans leurs ſynagogues aux jours de Sabbat.

Le plus ancien monument où j’aye remarqué une mention bien expreſſe des aſſemblées nocturnes des Sorciers, eſt dans les Capitulaires[3], où il eſt dit, que des femmes ſéduites par les illuſions du Démon diſent qu’elles vont la nuit avec la Déeſſe Diane, & une infinité d’autres femmes portées par les airs ſur différens animaux, font en peu d’heures beaucoup de chemin, & obéiſſent à Diane comme à leur Reine : quædam ſceleratæ mulieres Dæmonum illuſionibus & phantaſmatibus ſeductæ, credunt ſe & profitentur nocturnis horis cum Dianâ Paganorum Deâ & innumerâ multitudine mulierum equitare ſuper quaſdam beſtias, & multa terrarum ſpatia intempeſtœ noctis ſilentio pertranſire, ejuſque juſſionibus veluti Dominæ obedire. C’étoit donc la Déeſſe Diane ou la Lune, & non pas Lucifer, à qui elles rendoient hommage. Les Allemands nomment Danſes des Sorcieres ce que nous appellons le Sabbat : ils diſent que ces gens s’aſſemblent ſur le mont Bructere.

Le fameux Agobard[4] Archevêque de Lyon, qui vivoit ſous l’Empereur Louis le Débonnaire, a écrit un Traité contre certains ſuperſtitieux de ſon tems, qui croyoient que les tempêtes, la grêle & les tonnerres étoient cauſées par certains Sorciers qu’ils appelloient Tempêtiers Tempeſtarios, qui élevoient la pluie dans l’air, cauſoient les orages & les tonnerres, & amenoient la ſtérilité ſur la terre. Ils nommoient ces pluies extraordinaires aura levatitia, comme pour marquer qu’elles étoient élevées par la force de la Magie. En ce pays-ci le peuple appelle encore ces pluies violentes alvace. Il y avoit même des perſonnes aſſez prévenues pour ſe vanter de connoître de ces Tempêtiers, qui avoient la puiſſance de conduire ces tempêtes où ils vouloient, & de les détourner quand ils vouloient. Agobard en interrogea quelques-uns ; mais ils furent obligés de convenir qu’ils n’avoient pas été préſens à ce qu’ils racontoient.

Agobard ſoutient que tout cela eſt l’ouvrage de Dieu ſeul ; qu’à la vérité les Saints avec le ſecours de Dieu ont ſouvent opéré de pareils prodiges ; mais que ni le Démon ni les Sorcieres ne peuvent rien faire de ſemblable. Il remarque qu’il y avoit parmi ſon peuple des perſonnes ſuperſtitieuſes, qui étoient très-ponctuelles à payer ce qu’ils nommoient Canonicum, qui étoit une eſpece de tribut qu’ils offroient à ces Tempêtiers, pour les empêcher de leur nuire, pendant qu’ils refuſoient la dîme aux Prêtres, & l’aumône à la veuve, à l’orphelin & aux autres indigens.

Il ajoute que depuis quelque tems il s’étoit trouvé des gens aſſez dépourvûs de ſens, pour publier que Grimoalde Duc de Bénevent avoit envoyé en France des hommes chargés de certaines poudres qu’ils avoient répandues ſur les champs, les montagnes, les prairies & les fontaines, & avoient fait mourir un très-grand nombre d’animaux. On en arrêta pluſieurs, qui avouerent qu’ils étoient chargés de cette ſorte de poudre ; & quoiqu’on leur fit ſouffrir divers ſupplices, on ne put les obliger à ſe rétracter.

D’autres aſſuroient qu’il y avoit un certain pays nommé Mangonie, où il y avoit des vaiſſeaux qui étoient portés par les airs, & qui en enlevoient les fruits ; que les Sorciers avoient fait tomber des arbres pour les porter en leur pays, Il dit de plus, qu’un jour on lui préſenta trois hommes & une femme, que l’on diſoit être tombés de ces vaiſſeaux qui voguoient dans l’air. On les tint quelques jours dans les liens, & enfin ayant comparu devant leurs Accuſateurs, ceux-ci après pluſieurs conteſtations furent obligés de reconnoître qu’ils ne ſçavoient rien de certain ſur leur enlevement, ni ſur leur prétendue chûte du vaiſſeau porté dans l’air.

Charlemagne[5] dans ſes Capitulaires, & les Auteurs de ſon tems parlent auſſi de ces Sorciers Tempêtuaires, Enchanteurs, Caucolateurs, &c. & ordonnent qu’on les réprime, & qu’on les châtie ſévérement.

Le Pape Grégoire IX.[6] dans une Lettre adreſſée à l’archevêque de Mayence, à l’Evêque d’Hildesheim, & au Docteur Conrad en 1234. rapporte ainſi les abominations dont on accuſoit les Hérétiques Stadingiens. Quand ils reçoivent, dit-il, un Novice, & quand il entre la premiere fois dans leurs aſſemblées, il voit un crapaud d’une grandeur énorme, de la grandeur d’une oye, ou plus. Les uns le baiſent à la bouche, les autres par derriere. Puis le Novice rencontre un homme pâle ayant les yeux très-noirs, & ſi maigre qu’il n’a que la peau & les os. Il le baiſe, & le ſent froid comme une glace : après ce baiſer il oublie facilement la Foi Catholique ; enſuite ils font enſemble un feſtin, après lequel un chat noir deſcend derriere une ſtatue, qui ſe trouve ordinairement dans le lieu de l’aſſemblée.

Le Novice baiſe le premier ce chat par derriere, puis celui qui préſide à l’aſſemblée, & les autres qui en ſont dignes. Les imparfaits reçoivent ſeulement le baiſer du maître : ils promettent obéiſſance, après quoi on éteint les lumieres, & ils commettent entr’eux toutes ſortes d’impuretés ; ils reçoivent tous les ans à Pâques le Corps du Seigneur, & le portent dans leur bouche juſques dans leurs maiſons, puis le jettent dans le privé. Ils croyent en Lucifer, & diſent que le Maître du Ciel l’a injuſtement & frauduleuſement jetté dans les Enfers. Ils croyent auſſi que Lucifer eſt le Créateur des choſes céleſtes ; qu’il rentrera dans ſa gloire après avoir précipité ſon adverſaire, & que par lui ils entreront dans la béatitude éternelle. La Lettre eſt du 13 Juin 1233.

  1. Joan. Vier. lib. 2. c. 7.
  2. Horat. Epodon. 17. v. 19.
  3. Baluz. Capitular. fragment. c. 13. Vide & Capitul. Herardi Epiſc. Turon.
  4. Agobard. de grandine.
  5. Vide Baluzii notas in Agobard. pag. 68. 69.
  6. Fleury, Hiſt. Eccl. tom. xvij. p. 53. an. 1234.