Traité sur les apparitions des esprits/I/16

CHAPITRE XVI.

La certitude de l’évènement prédit n’eſt
pas toujours une preuve que la prédiction
vienne de Dieu
.

MOïſe avoit bien prévû qu’un peuple auſſi indocile & auſſi ſuperſtitieux que les Iſraélites, ne ſe contenteroit pas des moyens raiſonnables, pieux & ſurnaturels qu’il leur avoit procurés pour découvrir l’avenir, en leur donnant des Prophetes & l’Oracle du grand Prêtre. Il ſçavoit qu’il s’élèveroit parmi eux de faux Prophetes & des ſéducteurs, qui s’efforceroient par leurs preſtiges & par les ſecrets de la Magie de les induire à erreur ; d’où vient qu’il leur dit[1] : S’il s’éleve parmi vous un Prophete, ou quelqu’un qui ſe vante d’avoir eu un ſonge, & qu’il prédiſe un miracle, ou une choſe qui ſurpaſſe la connoiſſance ou le pouvoir ordinaire d’un homme, & que ce qu’il aura prédit arrive, & qu’après cela il vous diſe : allons, ſervons les Dieux étrangers qui vous ſont inconnus ; vous ne l’écouterez point, parce que le Seigneur votre Dieu veut vous éprouver, pour voir ſi vous l’aimez de tout votre cœur & de toute votre ame.

Certes rien n’eſt plus capable de nous induire à erreur, que de voir arriver ce qui a été prédit par quelqu’un. Annoncez-nous les choſes futures, dit Iſaïe[2], & nous croirons que vous êtes des Dieux ; qu’ils viennent, & qu’ils annoncent ce qui doit arriver, & ce qui a été fait au tems paſſé, & nous y croirons, &c. Idoneum teſtimonium Divinitatis, dit Tertullien[3], veritas Divinationis. Et S. Jérome[4] : Confitentur Magi, confitentur Arioli, & omnis ſcientia ſœcularis litteraturœ, præſcientiam futurorum non eſſe hominum, ſed Dei.

Cependant nous venons de voir que Moïſe reconnoît qu’un faux Prophete peut prédire des choſes qui arriveront ; & le Sauveur dans l’Evangile nous avertit qu’à la fin du monde il s’élevera pluſieurs faux Prophetes qui ſéduiront pluſieurs perſonnes[5] ; qu’ils feront des ſignes & des prodiges capables d’induire à erreur même, s’il étoit poſſible, les Elûs. Ce n’eſt donc pas préciſément, ni le ſuccès de l’évenement qui décide en faveur du faux Prophete, ni le défaut d’exécution des prédictions faites par de vrais Prophetes, qui prouve qu’ils ne ſont pas envoyés de Dieu. Jonas fut envoyé pour prédire la ruine de Ninive[6], qui n’arriva pas ; & tant d’autres menaces des Prophetes n’ont pas été ſuivies de l’exécution, parce que Dieu touché du repentir des pécheurs a révoqué ou commué ſa premiere ſentence. La pénitence des Ninivites les garantit du dernier malheur. Iſaïe avoit clairement prédit au Roi Ezéchias[7], qu’il ne releveroit pas de ſa maladie : diſpone domui tuæ, quia moriêris tu, & non vives. Cependant Dieu touché de la priere de ce Prince révoqua ſa ſentence de mort, & avant que le Prophete fût ſorti de la Cour du Roi[8], Dieu lui ordonna de retourner, & de lui dire qu’il lui ajoûteroit encore quinze années de vie.

Moïſe donne pour marque d’un vrai Prophete, lorſqu’il nous conduit à Dieu & à ſon culte ; & pour marque d’un faux Prophete, lorſqu’il nous éloigne du Seigneur, & nous porte à la ſuperſtition & à l’Idolâtrie. Balaam étoit un vrai Prophete inſpiré de Dieu, qui a prédit des choſes qui ont été ſuivies de l’évenement ; mais il étoit très-corrompu dans ſes mœurs, & eſclave de ſon intérêt. Il fit ce qu’il put pour mériter que le Roi de Moab lui donnât la récompenſe promiſe, & pour pouvoir maudire & dévouer Iſraël[9]. Dieu ne le lui permit pas ; il lui mit dans la bouche des bénédictions au lieu de malédictions ; il n’induiſit pas les Iſraélites à abandonner le Seigneur : il engagea les Moabites à ſéduire le peuple de Dieu, & à le faire tomber dans la fornication & dans le culte des Idoles du pays, & par ce moyen à irriter Dieu contr’eux, & à leur attirer les effets de ſa vengeance. Auſſi Moïſe fit pendre tous les chefs du peuple qui avoient conſenti au crime, & fit périr les Madianites, qui y avoient engagé les Hébreux. Enfin Balaam qui étoit la premiere cauſe du mal, fut auſſi puni de mort[10].

Dans toutes les prédictions des Devins ou des Oracles, lorſqu’elles ſont ſuivies de l’effet, on ne peut guere diſconvenir que le mauvais Eſprit n’intervienne, & ne découvre l’avenir à ceux qui le conſultent. S. Auguſtin dans ſon livre de Divinatione Dæmonnum[11], ou des prédictions faites par le mauvais Eſprit, lorſqu’elles ſont ſuivies de l’effet, ſuppoſe que les Démons ſont d’une nature aërienne, & beaucoup plus ſubtile que les corps ordinaires ; enſorte qu’ils ſurpaſſent ſans comparaiſon & la legereté des hommes & des animaux les plus vîtes, & le vol des oiſeaux, ce qui fait qu’ils peuvent annoncer des choſes qui ſe paſſent dans des lieux fort éloignés, & hors de la portée ordinaire des hommes. De plus comme ils ne ſont pas comme nous ſujets à la mort, ils ont acquis une expérience incomparablement plus grande que ne peut être celle des hommes les plus expérimentés, & les plus attentifs à ce qui arrive dans le monde. Par ce moyen ils peuvent prédire pluſieurs choſes à venir, annoncer pluſieurs choſes éloignées, & faire pluſieurs choſes merveilleuſes ; ce qui a ſouvent porté les mortels à leur rendre des honneurs divins, comme les croyant d’une nature beaucoup plus excellente que la leur.

Mais lorſqu’on réfléchit ſérieuſement ſur ce que les Démons prédiſent, on remarque, que ſouvent ils n’annoncent que ce qu’ils doivent faire eux-mêmes[12]. Car Dieu leur permet quelquefois de cauſer des maladies, de corrompre l’air, d’y produire des qualités propres à infecter les hommes, de porter les méchans à perſécuter les gens de bien. Ils opèrent ces choſes d’une maniere cachée, par des reſſorts inconnus aux mortels, & proportionnés à la ſubtilité de leur nature. Ils peuvent annoncer ce qu’ils ont prévû devoir arriver par certains ſignes naturels inconnus aux hommes, à peu près comme un Médecin prévoit par le ſecret de ſon art & par ſon expérience les ſuites & les ſymptômes d’une maladie, que nul autre n’auroit pû prévoir. Ainſi le Démon qui connoît nos tempéramens, & les ſecrettes diſpoſitions de nos humeurs, peut prédire nos maladies qui en ſont des ſuites. Il peut auſſi découvrir nos penſées & nos déſirs ſecrets[13] par certains mouvemens extérieurs, par certaines paroles lâchées au hazard, dont il ſçait faire profit pour découvrir nos diſpoſitions intérieures, d’où il infere que l’on fera ou que l’on entreprendra certaines choſes, qui ſont les ſuites de ces penſées & de ces diſpoſitions.

Mais il s’en faut bien que ſes prédictions ſoient comparables à celles que Dieu nous révele par ſes Anges ou par ſes Prophetes : celles-ci ſont toujours certaines & infaillibles, parce qu’elles ont Dieu, qui eſt la vérité, pour principe ; au lieu que les prédictions des Démons ſont ſouvent trompeuſes, parce que les diſpoſitions ſur leſquelles elles ſont fondées, peuvent être changées & dérangées, lorſqu’ils s’y attendent le moins, par des circonſtances imprévûes & inopinées, ou par l’autorité des Puiſſances ſupérieures, qui renverſent les premiers projets, ou par une diſpoſition particuliere de la providence, qui met des bornes à la puiſſance du Prince des ténebres. Quelquefois auſſi les Démons trompent exprès les hommes, qui ont eu la foibleſſe de mettre en eux leur confiance ; mais pour l’ordinaire ils en rejettent la faute ſur ceux qui de leur chef ſe ſont mêlés d’interpréter leurs diſcours & leurs prédictions.

C’eſt ce que dit S. Auguſtin ; & quoique nous ne convenions pas tout-à-fait du principe avec lui, & que nous tenions les Ames, les Anges & les Démons dégagés de toute matiere, toutefois nous pouvons appliquer ſon raiſonnement aux mauvais Eſprits, même dans la ſuppoſition qu’ils ſont immatériels, & convenir que quelquefois ils peuvent prédire l’avenir, & que leurs prédictions peuvent être ſuivies de l’effet ; mais ce n’eſt point une preuve qu’ils ſoient envoyés de Dieu, ni inſpirés de ſon Eſprit. Quand même ils feroient des miracles, il faut leur dire anathême, dès qu’ils nous détournent du culte du vrai Dieu, ou qu’ils nous portent au déſordre.

  1. Deut. xiij. 2.
  2. Iſai. xlj. 22. 23.
  3. Tertull. Apolog. c. 20.
  4. Hieronym. in Dan.
  5. Matth. xxiv. II. 20.
  6. Jonas I. 2.
  7. IV. Reg. xx. I.
  8. Iſaïe xxxviij. I.
  9. Num. xxij. & xxiij. & xxiv.
  10. Num. xxxj. 8.
  11. Aug. de Divinat. Dæmon. c. 3. pag. 507. 508 & ſeq.
  12. Idem, c. 5.
  13. S. Aug. dans ſes retract. l. 2. c. 30. avoue qu’il a avancé ceci trop légerement.