Traité sur les apparitions des esprits/I/10

CHAPITRE X.

Examen du fait de Hocque, Magicien.

MOnſieur de S. André, Conſeiller Médecin ordinaire du Roi, dans ſa ſixiéme lettre[1] contre la Magie, ſoutient que dans le fait de Hocque dont on a parlé, il n’y a ni Magie, ni Sorcellerie, ni opération du Démon ; que les gogues ou drogues venimeuſes que Hocque mettoit dans les écuries, & faiſoit par leur moyen mourir le bétail qui s’y trouvoit, n’étoient autre choſe qu’une compoſition empoiſonnée, qui par ſon odeur & par l’écoulement de ſes parties inſenſibles empoiſonnoit les animaux, & les faiſoit mourir : il n’y avoit qu’à lever ces drogues pour garantir le bétail, ou éloigner le bétail de l’étable où étoit le poiſon. La difficulté étoit de découvrir où ces gogues étoient cachées, les Bergers auteurs du mal prenant toutes ſortes de précautions pour les cacher, ſçachant qu’il y alloit de leur vie ſi on les découvroit.

Il remarque de plus que ces gogues n’ont plus d’effet après un certain tems, à moins qu’on ne les renouvelle, ou qu’on ne les arroſe de quelque choſe pour les ranimer, & les faire fermenter de nouveau. Si le Diable avoit part à ce maléfice, la gogue auroit toujours la même vertu, & il ne ſeroit pas néceſſaire de la renouveller, & de la rafraîchir pour lui rendre ſa premiere efficacité.

Dans tout ceci M. de S. André ſuppoſe, que ſi le Démon a le pouvoir d’ôter la vie aux animaux, ou de leur cauſer des maladies mortelles, il le peut indépendamment des cauſes ſecondes ; ce qui ne lui ſera pas facilement accordé par ceux qui tiennent que Dieu ſeul peut donner la vie & la mort par une puiſſance abſolue, & indépendamment de toutes cauſes ſecondes & de tout agent naturel. Le Démon a pû découvrir à Hocque la compoſition de cette gogue mortelle & empoiſonnée : il a pû lui en apprendre les dangereux effets, après quoi le venin agit naturellement ; il ſe renouvelle, il reprend ſa premiere force, lorſqu’on l’arroſe. Il n’agit qu’à une certaine diſtance, & ſuivant la portée des corpuſcules qui en exhalent. Tous ces effets n’ont rien de ſurnaturel, ni qu’on doive attribuer au Démon ; mais il eſt aſſez croyable qu’il a inſpiré à Hocque le pernicieux deſſein d’uſer d’une drogue dangereuſe que ce malheureux ſçavoit compoſer, ou dont le malin Eſprit lui a découvert la compoſition.

M. de S. André continue, & dit que la mort de Hocque n’a rien qu’on doive attribuer au Démon ; c’eſt, dit-il, un effet purement naturel, qui ne peut avoir d’autres cauſes que les eſprits venimeux qui ſont ſortis de la gogue dans le tems qu’elle a été levée, & qui ont été emportés vers le malfaiteur par ceux qui étoient ſortis de ſon corps, lorſqu’il la préparoit, & qu’il la mettoit en terre, leſquels y étoient reſtés, & s’y étoient conſervés de ſorte qu’il ne s’en étoit fait aucune diſſipation.

Ces eſprits ſortis du corps de Hocque ſe trouvant alors en liberté, ſont retournés vers le lieu de leur origine, & ont entraîné avec eux les parties les plus malignes & les plus corroſives de la charge (ou gogue) qui ont agi ſur le corps de ce Berger, comme elles faiſoient ſur ceux des animaux qui la flairoient. Il confirme ce qu’il vient de dire par l’exemple de la poudre de ſympathie, qui agit ſur le corps de celui qui eſt bleſſé par l’immerſion des petites parties du ſang, ou du pus du bleſſé ſur lequel on l’applique, leſquelles entraînent avec elles les eſprits des drogues dont elle eſt compoſée, & les portent à la plaie.

Mais plus je réfléchis ſur ce prétendu écoulement des eſprits venimeux émanés de la gogue cachée à Pacy en Brie, à ſix lieuës de Paris, qu’on ſuppoſe venir en droiture vers Hocque enfermé à la Tournelle, emportés par les eſprits animaux ſortis du corps de ce malfaiteur dans le tems qu’il préparoit cette gogue, & qu’il la mettoit en terre, ſi longtems auparavant la découverte de cette dangereuſe compoſition : plus je réfléchis ſur la poſſibilité de ces écoulemens, moins je puis me les perſuader ; je voudrois des preuves de ce ſyſtême, & non pas des exemples à des effets très-douteux & très-incertains de la poudre de ſympathie, qui ne peut pas avoir lieu dans le cas dont il s’agit. C’eſt prouver l’obſcur par l’obſcur, & l’incertain par l’incertain ; & quand on admettroit en général quelques effets de la poudre de ſympathie, ils ne pourroient être appliqués ici : la diſtance des lieux & du tems eſt trop longue ; & quelle ſympathie ſe peut rencontrer entre la gogue de ce Berger & ſa perſonne, pour qu’elle puiſſe revenir à lui empriſonné à Paris, & la gogue découverte à Pacy.

Le Factum compoſé & imprimé ſur cet évenement porte, que les fumées du vin qu’avoit bû Hocque étant paſſées, & ayant ſait réflexion à ce que Beatrix lui avoit fait faire, il commença à ſe tourmenter, fit des hurlemens, & ſe plaignit d’une maniere étrange, diſant que Beatrix l’avoit ſurpris, qu’il ſeroit cauſe de ſa mort, & qu’il falloit qu’il mourût à l’inſtant que Bras de fer, autre Berger auquel Beatrix avoit engagé Hocque d’écrire de lever la gogue qu’il avoit miſe ſur la terre de Pacy, leveroit la charge. Il ſe jetta ſur Beatrix, qu’il vouloit étrangler, & excita même les autres forçats qui étoient en priſon avec lui, & condamnés aux Galeres, à ſe jetter ſur lui, par la pitié qu’ils avoient du déſeſpoir de Hocque, qui dans le tems que la charge fut levée, étoit mort en un inſtant dans des convulſions étranges, & en ſe tourmentant comme un poſſédé.

M. de S. André veut encore expliquer tout ceci, en ſuppoſant que l’imagination de Hocque frappée de l’idée de ſa mort, qu’il s’étoit perſuadé devoir arriver dans le tems qu’on leveroit la gogue, a eu beaucoup de part à ſes ſouffrances & à ſa mort. Combien a-t’on vû de gens frappés de l’idée d’une mort prochaine, mourir dans le tems qu’ils s’étoient figuré, qu’elle devoit arriver ? Le déſeſpoir ou étoit Hocque, & les tranſports dont il étoit agité, avoient troublé la maſſe de ſon ſang, altéré ſes humeurs, déreglé le mouvement des eſprits, & les avoit rendus beaucoup plus ſuſceptibles de l’action des vapeurs qui étoient ſorti de la gogue.

M. de S. André ajoute, que ſi le Diable avoit eu quelque part à ces ſortes de maléfices, ce ne pouvoit être qu’en conſéquence de quelque pacte exprès ou tacite, que dès que la gogue ſeroit levée, celui qui l’auroit miſe mourroit incontinent. Or quelle apparence que la perſonne qui auroit ſait ce pacte avec le Diable, y eût employé une pareille ſtipulation, qui l’auroit expoſée à une mort cruelle & inévitable ?

I°. On peut répondre que la frayeur peut cauſer la mort ; mais qu’il n’eſt pas poſſible qu’elle la produiſe à point nommé, & que celui qui tombe dans un excès de douleur puiſſe dire qu’il mourra dans un certain moment : le moment de la mort n’eſt pas au pouvoir de l’homme dans de pareilles circonſtances.

2o. Qu’un homme auſſi corrompu que Hocque, qui à propos de rien, & pour ſatisfaire ſa mauvaiſe volonté, fait périr une infinité d’animaux, & cauſe de très-grands dommages à des perſonnes innocentes, eſt capable des derniers excès, peut ſe livrer au mauvais Eſprit par des pactes implicites ou explicites, & s’engager ſous peine de perdre la vie, à ne pas lever la charge qu’il avoit miſe ſur un village. Il croyoit ne rien riſquer par cette ſtipulation, puiſqu’il étoit maître de la lever ou de la laiſſer, & qu’il n’étoit pas probable qu’il dût jamais de gayeté de cœur s’expoſer ainſi à une mort certaine. Que le Démon ait eu part à cette vertu de la gogue, la choſe eſt fort vraiſemblable, vû les circonſtances de ſes opérations, & celles de la mort & du déſeſpoir de Hocque. Cette mort eſt la juſte peine de ſes crimes, & de ſa confiance à l’Ange exterminateur auquel il s’étoit livré.

Il eſt vrai qu’il s’eſt trouvé des impoſteurs, des eſprits foibles, des imaginations échauffées, des ignorans, des ſuperſtitieux, qui ont pris pour Magie noire & pour opération du Démon ce qui étoit tout naturel, & l’effet d’une ſubtilité de Philoſophie & de Mathématiques, ou même une illuſion des ſens, ou un ſecret qui en impoſoit aux yeux & aux ſens. Mais conclure de là qu’il n’eſt point de Magie, & que tout ce qu’on en dit eſt pure prévention, ignorance & ſuperſtition, c’eſt conclure le général du particulier, & nier le vrai & le certain, parce qu’il eſt malaiſé de diſtinguer le vrai du faux, & qu’on ne veut pas ſe donner la peine d’en approfondir les cauſes. Il eſt beaucoup plus facile de nier tout, que d’entrer dans un ſérieux examen des faits & des circonſtances.

  1. M. de S. André, lettre 6. au ſujet de la Magie, &c.