Traité sur les apparitions des esprits/I/11

CHAPITRE XI.

Magie des Egyptiens & des Chaldéens.

TOute l’Antiquité payenne parle de Magie, de Magiciens, d’opérations magiques, de livres ſuperſtitieux, curieux, diaboliques. Les Hiſtoriens, les Poëtes, les Orateurs ſont pleins de choſes qui regardent cette matiere : les uns les croyent, les autres les nient ; d’autres s’en moquent, d’autres demeurent dans l’incertitude & dans le doute. Sont-ce les mauvais Eſprits, ou des hommes trompeurs, des impoſteurs, des charlatans, qui par les ſubtilités de leur art font accroire aux ignorans que certains effets naturels ſont produits par une cauſe ſurnaturelle ? C’eſt ſur quoi on n’eſt pas d’accord. Mais en général le nom de Magie & de Magiciens ſe prend aujourd’hui dans un ſens odieux, pour un art qui produit des effets merveilleux, & qui paroiſſent au-deſſus du cours ordinaire de la nature ; & cela par l’opération du mauvais Eſprit.

L’Auteur du fameux livre d’Enoch, qui a eu ſi grande vogue, & a été cité par quelques Anciens[1] comme Ecriture inſpirée, dit que l’onziéme des veillans, ou de ces Anges qui furent épris de l’amour des femmes, fut le nommé Pharmace ou Pharmaque ; qu’il enſeigna aux hommes d’avant le déluge les enchantemens, les maléfices, les arts magiques, &les remedes contre les enchantemens. S. Clément d’Alexandrie dans ſes Recognitions veut que Cham fis de Noë ait reçu du Ciel cet art, & qu’il l’ait enſeigné à Mizraim ſon fils pere des Egyptiens.

Dans l’Ecriture le nom de Mage, Magus, ne ſe prend jamais en bonne part pour ſignifier des Philoſophes qui étudioient l’Aſtronomie, & qui étoient verſés dans les choſes divines & ſurnaturelles, ſinon en parlant des Mages qui vinrent adorer J. C. à Béthleem[2]. Par tout ailleurs l’Ecriture condamne & déteſte la Magie & les Magiciens[3] : elle ordonne de les mettre à mort ; elle défend ſéverement aux Hébreux de les conſulter ; elle parle avec déteſtation de Simon & d’Elymas, Magiciens connus dans les Actes des Apôtres[4] ; & des Magiciens de Pharaon, qui contrefirent par leurs preſtiges les vrais miracles de Moïſe. Il y a beaucoup d’apparence que les Iſraëlites avoient pris dans l’Egypte où ils étoient, l’habitude de conſulter ces ſortes de gens, puiſque Moïſe leur défend en tant d’endroits, & avec tant de ſévérité de les écouter, & de prendre confiance en leurs prédictions.

Le Chevalier Marsham montre fort bien que l’Ecole de Magie parmi les Egyptiens eſt la plus ancienne qui ſoit connue dans le monde ; que c’eſt de là qu’elle s’eſt répandue parmi les Chaldéens, les Babyloniens, les Grecs & les Perſes. S. Paul nous apprend, que Jannès & Mambrès, fameux Magiciens du tems de Pharaon, réſiſterent à Moïſe. Pline remarque, qu’anciennement il n’y avoit aucune ſcience plus renommée, ni plus en honneur que la Magie : ſummam litterarum claritatem gloriamque ex eâ ſcientiâ antiquitùs & penè ſemper petitam.

Porphyre[5] dit que le Roi Darius fils d’Hyſtaſpe avoit une ſi haute idée de l’art de Magie, qu’il fit graver ſur le Mauſolée de ſon Pere Hyſtaſpe, qu’il avoit été le chef & le Maître des Mages de Perſe.

L’ambaſſade que Balac Roi des Moabites députa vers Balaam fils de Beor, qui demeuroit dans les montagnes d’Orient vers la Perſe & la Chaldée[6], in montibus Orientis, pour le prier de venir maudire & dévouer les Iſraëlites, qui menaçoient d’envahir ſon pays, fait voir l’antiquité de la Magie, & des ſuperſtitions magiques dans ces pays-là ; car dira-t’on que ces malédictions & ces dévouemens étoient l’effet de l’inſpiration du bon Eſprit, ou l’ouvrage des bons Anges ? J’avoue que Balaam fut inſpiré de Dieu dans les bénédictions qu’il donna au peuple du Seigneur, & dans la prédiction qu’il fit de la venue du Meſſie ; mais on doit auſſi reconnoître l’extrême corruption de ſon cœur, ſon avarice, & de quoi il étoit capable, ſi Dieu lui eût permis de ſuivre ſa mauvaiſe inclination, & l’inſpiration du mauvais Eſprit.

Diodore de Sicile[7] ſur la tradition des Egyptiens, dit que les Chaldéens qui demeuroient à Babylone & dans la Babylonie, étoient une eſpece de Colonie des Egyptiens, & que c’eſt de ces derniers que les Sages ou les Mages de Babylone ont appris l’Aſtrologie qui les a rendus ſi célebres.

Nous voyons dans Ezéchiel[8] le Roi de Babylone marchant contre ſes ennemis à la tête de ſon armée, s’arrêter ſur un chemin fourchu, & mêler les fleches, pour ſçavoir par l’art magique & par le mouvement de ces fleches quel chemin il doit prendre : Stetit Rex Babylonis in bivio, in capite duarum viarum, divinationem quœrens, commiſcens ſagittas : interrogavit idola. Dans les Anciens cette maniere de conſulter le Démon par les baguettes eſt connue : les Grecs la nomment Rhabdomanteia.

Le Prophete Daniel[9] en plus d’un endroit parle des Magiciens de Babylone. Le Roi Nabuchodonoſor ayant eu un ſonge qui l’effraya, fit venir les Mages, ou les Magiciens, les Devins, les Aruſpices & les Chaldéens, pour lui interpréter le ſonge qu’il avoit eu :[10] prœcepit ut convocarentur Arioli, & Magi, & Malefici & Chaldœi, ut indicarent Regi ſomnia ſua.

Le Roi Balthaſar convoqua de même les Magiciens, les Chaldéens & les Aruſpices du pays pour lui expliquer ces paroles qu’il vit écrites ſur la muraille : Mane, Thecel, Phares. Tout cela montre l’habitude où étoient les Babyloniens d’exercer la Magie, de conſulter les Magiciens, & que cet art pernicieux étoit en honneur parmi eux. On voit dans le même Prophete les ſupercheries, dont ſe ſervoient les Prêtres pour tromper les peuples, & pour leur faire croire que leurs Dieux étoient vivans, bûvoient & mangeoient, parloient, & leur révéloient les choſes inconnues.

J’ai déja dit un mot des Mages qui vinrent adorer Jeſus-Chriſt ; on ne doute pas qu’ils n’ayent été de la Chaldée, ou des pays voiſins, mais différens de ceux dont on vient de parler, par leur piété & leur étude de la vraie Religion.

On lit dans les Voyageurs que la ſuperſtition, la Magie, les Faſcinations ſont encore très-communes dans l’Orient, tant parmi les adorateurs du feu deſcendus des anciens Chaldéens, que parmi les Perſes ſectateurs de Mahomet. Saint Chriſoſtome[11] avoit envoyé en Perſe un S. Evêque nommé Maruthas, pour prendre ſoin des Chrétiens qui étoient en ce pays-là : le Roi Iſdegerde ayant reconnu ſon mérite, lui témoigna beaucoup de conſidération. Les Mages qui adorent & qui entretiennent le feu perpétuel, qui eſt regardé par les Perſes comme la principale de leurs Divinités, en conçurent de la jalouſie, & firent cacher ſous terre un homme apoſtat, qui ſçachant que le Roi devoit venir rendre ſes adorations au feu, firent crier cet homme du fond de ſon caveau, qu’il falloit chaſſer le Roi, parce qu’il tenoit pour ami des Dieux le Prêtre des Chrétiens. Le Roi en fut effrayé, & voulut renvoyer Maruthas ; mais celui-ci lui découvrit l’impoſture des Prêtres : il fit fouiller à l’endroit où l’homme s’étoit fait entendre, & l’on y trouva l’auteur de la voix.

Cet exemple & ceux des Prêtres Babyloniens dont parle Daniel, & de quelques autres, qui pour contenter leur paſſion déréglée faiſoient entendre que leur Dieu demandoit la compagnie de certaines femmes, eſt une preuve que pour l’ordinaire ce qu’on prend pour des effets de la Magie noire, n’eſt que la production de la friponnerie des Prêtres, des Magiciens, des Devins, & de toutes ces ſortes de gens qui abuſent de la ſimplicité & de la crédulité du peuple : je ne nie pas que le Démon s’en mêle quelquefois, mais plus rarement que l’on ne s’imagine.

  1. Apùd. Syncell.
  2. Matth. iij. I. 7. 36.
  3. Levit. xix. 31. xx.
  4. Act. viij. 9. Act. xiij. 8.
  5. Porohyr. de abſtinent. l 4. § 16. Vid. & Ammian. Marcell. l. 23.
  6. Num. xxij. I. 2. 3.
  7. Diodor. Sicil. lib. I. pag. 5.
  8. Ezech. xxj. 21.
  9. Dan. ij. 2. 3.
  10. Dan. iv. v.
  11. Chriſoft. Ep. 13. Pallad. pag. 191. Socrat. lib. 7. c. 8.