Traité sur les apparitions des esprits/I/12

CHAPITRE XII.

Magie chez les Grecs & les Romains.

LEs Grecs ſe ſont toujours vantés d’avoir reçu l’art magique des Perſes ou des Bactriens : ils veulent que Zoroaſtre le leur ait communiqué ; mais quand il s’agit de fixer le tems auquel Zoroaſtre a vécu, & qu’il leur a appris ces pernicieux ſecrets, ils s’écartent infiniment & de la vérité[1], & même du vraiſemblable ; les uns plaçant Zoroaſtre 600 ans avant l’expédition de Xercès dans la Grece, qui arriva l’an du Monde 3523. avant Jeſus-Chriſt 477. d’autres 500 ans avant la guerre de Troyes, d’autres cinq mille ans avant cette fameuſe guerre, d’autres ſix mille ans avant ce grand évènement : d’autres croyent que Zoroaſtre eſt le même que Cham fils de Noë[2] : d’autres enfin ſoutiennent qu’il y a eu pluſieurs Zoroaſtres. Ce qui paroît indubitable, eſt que le culte de pluſieurs Dieux, la Magie, la Superſtition, les Oracles ſont venus des Egyptiens & des Chaldéens ou des Perſes aux Grecs, & des Grecs aux Latins.

Dès le tems d’Homere[3] la Magie étoit toute commune parmi les Grecs. Ce Poëte parle de la guériſon des plaies, & du ſang arrêté par les ſecrets de la Magie & des Enchantemens. S. Paul étant à Epheſe, y fit brûler des livres de Magie & de ſecrets curieux pour la ſomme de cinquante mille deniers[4]. Nous avons déja dit un mot de Simon le Magicien, & du Magicien Elymas connu dans les Actes des Apôtres[5]. Pindare[6] dit que le Centaure Chiron guériſſoit pluſieurs enchantemens. Quand on dit qu’Orphée tira de l’Enfer ſa femme Euridice, qui étoit morte de la morſure d’un ſerpent, cela veut dire ſimplement, qu’il la guérit par la force de ſes charmes[7]. Les Poëtes ont employé des vers magiques pour ſe faire aimer, & ils les ont enſeignés aux autres pour le même effet ; on les peut voir dans Théocrite, dans Catulle, dans Virgile. Théophraſte aſſure, qu’il y a des vers magiques qui guériſſent la Sciatique. Caton en rapporte quelques-uns contre les luxations[8]. Varron reconnoît qu’il y en a contre la goutte.

Les livres ſacrés rendent témoignage que les Enchanteurs ont le ſecret d’endormir les ſerpens & de les charmer, enſorte qu’ils ne peuvent plus ni mordre, ni cauſer aucun mal[9]. Le Crocodile, cet animal ſi terrible, craint juſqu’à l’odeur & la voix des Tentyriens[10]. Job parlant du Léviathan que nous croyons être le Crocodile, dit : l’Enchanteur le fera-t’il crever[11] ? Et l’Eccléſiaſtique[12] : qui aura pitié de l’Enchanteur, qui aura été mordu du Serpent ?

Virgile, Eclogue viij.

Frigidus in pratis cantando rumpitur Anguis.

Et Ovid.[13]

Vipereas rumpo verbis & carmine fauces.

Tout le monde ſçait ce qu’on raconte des Marſes peuples d’Italie, & des Pſylles, qui avoient le ſecret d’enchanter les Serpens. On diroit, dit S. Auguſtin[14], que ces animaux entendent le langage des Marſes, tant ils ſont obéiſſans à leur ordres : on les voit ſortir de leurs cavernes auſſi-tôt que le Marſe a parlé. Tout cela ne ſe peut faire, dit le même Pere, que par la vertu du malin Eſprit, à qui Dieu permet d’exercer cet empire ſur les bêtes venimeuſes, ſur-tout ſur le ſerpent, comme pour le punir de ce qu’il fit contre la premiere femme. En effet on remarque que nul animal n’eſt plus expoſé aux charmes & aux effets de l’art magique que le ſerpent.

Les loix des douze Tables défendent de charmer les moiſſons de ſon voiſin : qui fruges excantâſſet. Verrius Flaccus cite des Auteurs, qui aſſurent que les Romains lorſqu’ils vouloient aſſiéger une Ville, employoient leurs Prêtres à évoquer la Divinité qui préſidoit à cette Ville, en lui promettant de lui bâtir dans Rome un Temple, ou ſemblable à celui qu’elle occupoit dans la Ville aſſiégée, ou un peu plus grand, & qu’on lui rendroit le culte convenable. Pline dit que la mémoire de ces évocations ſe conſerve parmi les Prêtres : durat in Pontificum diſciplinâ id ſacrum[15].

Si tout ce qu’on vient de raconter, & ce qu’on en lit dans les Anciens & dans les Modernes a quelque réalité, & produit les effets qu’on lui attribue, on ne peut douter qu’il n’y ait quelque choſe de ſurnaturel, & que le Démon n’y ait beaucoup de part.

L’Abbé Trithême parle d’une Sorciere, qui par le moyen de certains breuvages changea un jeune Bourguignon en bête.

Tout le monde ſçait la fable de Circé, qui changea en pourceaux les ſoldats ou les compagnons d’Ulyſſe. On connoît auſſi la fable de l’âne d’or d’Apulée, qui contient le récit d’un homme métamorphoſé en âne. Je ne donne tout cela que pour ce qu’il eſt, c’eſt-à-dire pour des fictions poétiques.

Mais il eſt très-croyable que ces fictions ne ſont pas ſans quelque fondement, comme tant d’autres fables, qui renferment non-ſeulement un ſens caché & moral, mais qui ont auſſi rapport à quelqu’évenement réel hiſtorique ; par exemple, ce qu’on dit de la Toiſon d’or enlevée par Jaſon ; du cheval de bois qui ſervit à ſurprendre la Ville de Troyes ; des douze travaux d’Hercule ; des Métamorphoſes rapportées dans Ovide. Cela, tout fabuleux qu’il paroît dans les Poëtes, a pourtant ſa vérité dans l’Hiſtoire. Ainſi les Hiſtoriens & les Poëtes payens ont traveſti & défiguré les Hiſtoires de l’Ancien Teſtament, & ont attribué à Bacchus, à Jupiter, à Saturne, à Apollon, à Hercule, ce qui eſt raconté de Noë, de Moïſe, d’Aaron, de Samſon, de Jonas, &c.

Origenes[16] écrivant contre Celſe, ſuppoſe la réalité de la Magie, & dit que les Mages qui vinrent adorer J. C. à Bethléem, voulant faire leurs opérations accoutumées, & n’y pouvant réuſſir, une puiſſance ſupérieure en empêchant l’effet, & réduiſant le Démon au ſilence, en voulurent chercher la cauſe : ils virent en même tems dans le Ciel un ſigne tout divin, & ils en conclurent que c’étoit l’être dont avoit parlé Balaam, & que le nouveau Roi dont il avoit prédit la naiſſance étoit né en Judée ; & ſur le champ ils prirent la réſolution de l’aller chercher. Origenes croit que les Magiciens ſuivant les regles de leur art, prédiſent ſouvent l’avenir, & que leurs prédictions ſont ſuivies de l’évenement, à moins que la puiſſance de Dieu ou des Anges n’empêche l’effet de leurs conjurations, & ne les réduiſent au ſilence.

  1. Marsham, Canon. Cronol. ſæcul. 9. page 139.
  2. Clemens Alexand. Récognit. lib. 4. Gregor. Turon. Hiſt. Franc. lib. I.
  3. Homer. Iliad. 4.
  4. Act. xix. 19.
  5. Act. 2 iij. 8.
  6. Pind. od. iv.
  7. Plin. l. 28.
  8. Cato, de reruſtic. c. 160.
  9. Pſalm. lvij. Jerem. vij. 17. Eccleſ, x. II.
  10. Plin, lib. 8. c. 50.
  11. Job. xl. 25.
  12. Eccli. xij. 13.
  13. Ovid. Métamorph. fab. 2.
  14. Aug. de Geneſ. ad litt. lxj. c. 28.
  15. Plin. lib. 28.
  16. Orig. contra Celſum, pag. 26.