Traité sur les apparitions des esprits/I/25

CHAPITRE XXV.

Exemples de Poſſeſſions réelles cauſées
par le Démon.

IL faut à préſent rapporter quelques exemples des plus fameux de Poſſeſſions & d’Obſeſſions du Démon. Tout le Monde parle aujourd’hui de la Poſſeſſion des Religieuſes de Loudun, ſur leſquelles on a porté, & dans le tems, & encore depuis des jugemens ſi divers. Marthe Broſſier, fille d’un Tiſſerand de Romorantin[1], fit auſſi grand bruit dans ſon tems. Charles Miron, Evêque d’Orléans, découvrit la fraude, en lui faiſant boire de l’eau bénite comme de l’eau commune ; en lui faiſant préſenter une clef enveloppée dans un tafetas rouge, qu’on diſoit un morceau de la vraie Croix ; & en récitant des vers de Virgile, que le Démon de Marthe Broſſier prit pour des Exorciſmes, s’agitant beaucoup à l’approche de la clef enveloppée, & à la récitation, des vers de Virgile. Henri de Gondi, Cardinal Evêque de Paris, la fit examiner par cinq Médecins de la Faculté : trois furent d’avis qu’il y avoit beaucoup d’impoſture & un peu de maladie. Le Parlement prit connoiſſance de l’affaire, & nomma onze Médecins, qui rapporterent unanimement qu’il n’y avoit rien de Démoniaque en cette affaire.

Sous le Regne de Charles IX.[2] ou peu auparavant, une jeune femme de la Ville de Vervins, âgée de quinze ou ſeize ans, nommée Nicole Aubry, eut différentes Apparitions d’un Spectre, qui ſe diſoit ſon grand-pere, & lui demandoit des Meſſes & des Prieres pour le repos de ſon ame[3]. Bientôt après il lui arriva d’être tranſportée en différens endroits par ce Spectre, & quelquefois même d’être enlevée à la vûe & du milieu de ceux qui la gardoient.

Alors on ne douta plus que ce ne fût le Diable, ce qu’on eut beaucoup de peine à lui perſuader. M. l’Evêque de Laon donna ſes pouvoirs pour conjurer cet Eſprit, & commanda de tenir la main à ce que les Procès-verbaux fuſſent exactement dreſſés par les Notaires nommés à cet effet. Les Exorciſmes durerent plus de trois mois, & ne firent que conſtater de plus en plus la Poſſeſſion. La pauvre ſouffrante étoit arrachée des mains de 9 ou 10 hommes, qui avoient bien de la peine à la retenir ; & le dernier jour des Exorciſmes, ſeize n’en pouvoient preſque venir à bout : couchée par terre, elle ſe relevoit droite & toute d’une piece comme une Statue, ſans que ceux qui la gardoient puſſent l’en empêcher ; elle parloit diverſes langues, révéloit les choſes les plus cachées, en annonçoit d’autres dans le tems même qu’elles ſe faiſoient, quoique ce fût à une diſtance très-éloignée : elle découvrit à bien des gens le ſecret de leur conſcience, pouſſoit à la fois trois voix toutes différentes, & parloit ſa langue tirée hors de la bouche d’un demi-pied de long. Après quelques Exorciſmes faits à Vervins, on la tranſporta à Laon, où M. l’Evêque l’entreprit. Il fit dreſſer à cet effet un échaffaut dans ſa Cathédrale. L’affluence du monde y fut ſi grande, qu’on y voyoit des dix à douze mille perſonnes à la fois. On y venoit même des pays Etrangers. Par conſéquent la France ne dut pas être moins curieuſe : auſſi les Princes, les Grands & ceux qui ne pouvoient y venir, y envoyoient-ils des gens qui puſſent les inſtruire de ce qui s’y paſſoit. Les Nonces du Pape, les Députés du Parlement & ceux de l’Univerſité y aſſiſterent.

Le Diable forcé par les Exorciſmes rendit tant de témoignages de la vérité de la Religion Catholique, & ſurtout de la réalité de la Sainte Euchariſtie, & en même tems de la fauſſeté du Calviniſme, que les Calviniſtes irrités ne garderent plus de meſures. Dès le tems que les Exorciſmes ſe faiſoient à Vervins, ils avoient voulu tuer la Poſſédée avec le Religieux qui l’exorciſoit, dans un voyage qu’on lui fit faire à Notre-Dame de Lieſſe. Ce fut encore pis à Laon : comme ils y étoient les plus forts, ils firent plus d’une fois appréhender une révolte. Ils intimiderent tellement l’Evêque & les Magiſtrats, qu’on défit l’échaffaut, & qu’on ne fit plus la Proceſſion générale qu’on avoit coutume de faire avant les Exorciſmes : le Diable en devint plus orgueilleux, inſulta l’Evêque & ſe moqua de lui. D’un autre côté, les Calviniſtes ayant obtenu des Magiſtrats qu’on ſéqueſtrât la Poſſédée, & qu’on la mît dans la Priſon pour l’examiner de plus près, dans une des convulſions qu’elle y eut, Carlier, Médecin Calviniſte, tira tout-à-coup de ſa poche quelque choſe qui fut avéré être un poiſon des plus violens, qu’il lui jetta dans la bouche, qu’elle garda durant la convulſion, & qu’elle revomit d’elle-même après être revenue à elle.

Toutes ces expériences déterminerent à recommencer les Proceſſions, & l’on redreſſa l’échaſſaut. Les Calviniſtes outrés ſuppoſerent alors un écrit de M. de Montmorency, portant défenſe de continuer les Exorciſmes, avec injonction aux Gens du Roi d’y tenir la main. Ainſi on s’abſtint une ſeconde fois de faire la Proceſſion ; le Diable en triompha encore : il découvrit cependant à l’Evêque tout l’artifice de cette ſuppoſition, nomma tous ceux qui y avoient part, & déclara qu’il avoit encore gagné du tems par cette obéiſſance de l’Evêque à la volonté des hommes, plutôt qu’à celle de Dieu. Outre cela le Diable avoit déja proteſté publiquement, que c’étoit malgré lui qu’il reſtoit dans le corps de cette femme ; qu’il y étoit entré par l’ordre de Dieu ; que c’étoit pour convertir les Calviniſtes ou les endurcir, & qu’il étoit bien malheureux d’être obligé d’agir & de parler contre lui-même.

Le Chapitre repréſenta donc à l’Evêque, qu’il étoit à propos de faire la Proceſſion & les Conjurations deux fois par jour, pour exciter davantage la dévotion des peuples. Le Prélat y acquieſça, & tout ſe fit avec le plus grand éclat & de la maniere la plus autentique. Le Diable déclara encore pluſieurs fois qu’il avoit gagné du tems ; une fois parce que l’Evêque ne s’étoit point confeſſé ; une autre fois, parce qu’il n’étoit pas à jeun ; & en dernier lieu, parce qu’il falloit que le Chapitre & toutes les Dignités y fuſſent préſens, auſſi-bien que la Juſtice & les Gens du Roi, afin qu’il eût des témoignages ſuffiſans ; qu’il étoit forcé d’avertir ainſi l’Evêque de ſon devoir, & que maudite fût l’heure où il étoit entré dans le corps de cette perſonne : en même tems il fit mille imprécations contre l’Egliſe, l’Evêque & le Clergé.

Ainſi le dernier jour, tout le monde s’étant raſſemblé l’après-dinée, M. l’Evêque commença les dernieres Conjurations, où il ſe paſſa bien des choſes extraordinaires ; entr’autres l’Evêque voulant approcher la Sainte Euchariſtie des lévres de cette pauvre femme, le Diable ſe ſaiſit en quelque ſorte de ſon bras, & en même tems enleva en haut cette femme, quaſi hors des mains de ſeize hommes qui la tenoient ; mais enfin après bien de la réſiſtance, il ſortit, & la laiſſa parfaitement guérie, & pénétrée des bontés de Dieu. Le Te Deum fut chanté au ſon de toutes les cloches de la Ville : ce ne furent qu’acclamations de joie parmi les Catholiques ; & il ſe convertit beaucoup de Calviniſtes, dont la race ſubſiſte encore dans la Ville. Florimond de Raimond, Conſeiller au Parlement de Bourdeaux, [4] eut le bonheur d’être de ce nombre, & en a écrit l’Hiſtoire. On fit neuf jours durant la Proceſſion en action de graces. On fonda à perpétuité une Meſſe, qui ſe célebre tous les ans le 8 Février ; & on repréſenta cette Hiſtoire en bas-relief autour du Chœur ; on la voit encore aujourd’hui.

Enfin Dieu, comme pour mettre la derniere main à une œuvre ſi importante, permit que le Prince de Condé, qui venoit de quitter la Religion Catholique, fût ſéduit à ce ſujet par ceux de ſa nouvelle Communion. Il fit venir chez lui la pauvre femme & le Chanoine d’Eſpinois, qui ne l’avoit point abandonnée durant tout le tems des Exorciſmes. Il les interrogea ſéparément & à pluſieurs repriſes : il employa les menaces, les promeſſes, & fit toutes ſortes d’efforts, non pour découvrir s’il y avoit en eux de l’artifice, mais pour y en trouver à quelque prix que ce fût. Il alla juſqu’à offrir au Chanoine de grandes places, s’il vouloit changer de Religion. Mais que peut-on gagner en faveur de l’Héréſie ſur des perſonnes ſenſées & pleines de droiture, à qui Dieu a manifeſté ainſi la puiſſance de ſon Egliſe ? Tous les efforts du Prince furent inutiles ; la fermeté du Chanoine & la naïveté de la pauvre femme ne ſervirent qu’à lui conſtater d’avantage la certitude de l’évenement qui lui déplaiſoit, & il renvoya l’un & l’autre.

Cependant un retour de mauvaiſe volonté lui fit arrêter de nouveau cette femme ; & il la tint dans une de ſes Priſons, juſqu’à ce que ſes pere & mere ayant préſenté au Roi Charles IX. une Requête ſur cette injuſtice, elle ſut remiſe en liberté par ordre de Sa Majeſté[5].

Un évenement ſi important & ſi ſoigneuſement conſtaté, ſoit de la part de l’Evêque & du Chapitre, ou de celle des Magiſtrats, & même par les éclats du parti Calviniſte, ne devoit point être enſéveli dans le ſilence. Le Roi Charles IX. faiſant ſon entrée à Laon quelque tems après, voulut en être inſtruit par le Doyen de la Cathédrale, qui en avoit été témoin oculaire. Sa Majeſté lui ordonna d’en mettre l’Hiſtoire au jour : elle fut donc imprimée d’abord en François, & depuis en Latin, en Eſpagnol, en Italien & en Allemand, avec l’approbation de la Sorbonne, appuyée des reſcrits des Papes Pie V. & Grégoire XIII. ſon Succeſſeur ; & on en fit depuis un abrégé aſſez exact par l’ordre de M. l’Evêque de Laon, imprimé ſous ce titre : Le Triomphe du S. Sacrement ſur le Démon.

Voilà donc un fait qui a toute l’autenticité que l’on puiſſe déſirer, & telle qu’un homme d’honneur ne peut avec bienſéance le révoquer en doute, puiſqu’il ne pourroit plus après cela tenir pour certain aucuns faits ſans ſe couper honteuſement.


  1. Jean de Serres, ſur l’an 1599. Thuan. Hiſt. l. 12.
  2. Charles IX. eſt mort en 1574.
  3. Cette Hiſtoire eſt tirée d’un livre intitulé : Examen & Diſenſſion Critique de l’Hiſtoire des Diables de Loudun, &c. par M. de la Menardaye. A Paris, chez de Bure l’aîné, 1749.
  4. Florimond de Raimond, t. I. l. 2. c. 12. p. 240.
  5. Tréſor & entiere Hiſtoire de la Victime du Corps de Dieu, préſentée au Pape, au Roi, au Chancelier de France, au Premier Préſident. A Paris in-4°. chez Cheſnau 1578.