Traité sur les apparitions des esprits/I/26

CHAPITRE XXVI.

Suite du même ſujet.

ON a vû en Lorraine vers l’an 1620. une Poſſédée qui a fait grand bruit dans le pays, mais qui eſt beaucoup moins connue chez les Etrangers. C’eſt Demoiſelle Eliſabeth de Ranfaing, dont l’Hiſtoire de la Poſſeſſion a été écrite & imprimée à Nancy en 1622. par M. Pichard Docteur en Médecine, & Médecin ordinaire de leurs Alteſſes de Lorraine. Mademoiſelle de Ranfaing étoit une perſonne très-vertueuſe, & dont Dieu s’eſt ſervi pour établir une eſpece d’Ordre de Religieuſes du Refuge, dont le principal objet eſt de retirer du libertinage les filles ou femmes qui y ſeroient tombées. L’ouvrage de M. Pichard fut approuvé par des Docteurs en Théologie, & autoriſé par M. de Porcelets Evêque de Toul, & dans une aſſemblée de gens ſçavans, qu’il fit venir pour examiner la choſe, & la réalité de cette Poſſeſſion. Elle étoit vivement attaquée & hautement niée par un Religieux Minime, nommé Claude Pithoy, qui avoit la témérité de dire, qu’il alloit prier Dieu de lui envoyer le Diable au corps, au cas que la femme qu’on exorciſoit à Nancy fût poſſédée ; & encore, que Dieu n’étoit pas Dieu, s’il ne commandoit au Diable de ſe ſaiſir de ſon corps, ſi la femme qu’on exorciſoit à Nancy étoit véritablement poſſédée.

M. Pichard le réfute au long ; mais il remarque que les perſonnes qui ſont d’un eſprit foible, ou d’un tempéramment morne & mélancolique, peſant, taciturne, ſtupide, & qui ont naturellement des diſpoſitions à s’effrayer & à ſe troubler, ſont ſujettes à s’imaginer qu’elles voyent le Diable, qu’elles lui parlent, & même qu’elles en ſont poſſédées, ſurtout ſi elles ſe trouvent en des lieux où il y a des Poſſédés, qu’elles les voyent, & qu’elles converſent avec eux. Il ajoute qu’il y a 13 ou 14 ans qu’il en remarqua un grand nombre de cette ſorte, & qu’avec l’aide de Dieu il les guérit à Nancy. Il dit la même choſe des Atrabilaires, & des femmes qui ſont travaillées d’une fureur utérine, qui font quelquefois des choſes, & qui jettent des cris qui pourroient les faire prendre pour des Poſſédées.

Mademoiſelle Ranfaing étant devenue veuve en 16.. fut recherchée en mariage par un Médecin nommé Poirot. N’ayant pas été écouté dans ſes pourſuites, il lui donna d’abord des Philtres pour s’en faire aimer ; ce qui cauſa d’étranges dérangemens dans la ſanté de Madame Ranfaing : enfin il lui donna des médicamens magiques ; (car il fut depuis reconnu pour Magicien, & brûlé comme tel par Sentence de Juges.) Les Médecins ne pouvoient la ſoulager, & ne connoiſſoient rien à ſes maladies toutes extraordinaires. Après avoir tenté toutes ſortes de remedes, on fut obligé d’en venir aux Exorciſsmes.

Or voici les principaux ſymptômes qui firent croire aux Exorciſtes de Lorraine que Mademoiſelle Ranfaing étoit réellement poſſédée. On commença ſur elle les Exorciſmes le 2 Septembre 1619. dans la Ville de Remiremont, d’où elle fut transférée à Nancy : elle y fut viſitée & interrogée par pluſieurs habiles Médecins, qui après avoir exactement examiné les ſymptômes de ce qui lui arrivoit, déclarerent que les accidens qu’ils avoient remarqués en elle, n’avoient point de relation avec le cours ordinaire des maladies connues ; mais qu’ils ne pouvoient être qu’une Poſſeſſion diabolique.

Après quoi par l’ordre de M. de Porcelets Evêque de Toul, on lui nomma pour Exorciſtes M. Viardin Docteur en Théologie, Conſeiller d’Etat du Duc de Lorraine, un Jéſuite & un Capucin ; mais dans le cours de ces Exorciſmes preſque tous les Religieux de Nancy, le-dit Seigneur Evêque, l’Evêque de Tripoli Suffragant de Straſbourg, M. de Sancy, ci-devant Ambaſſadeur du Roi Très-Chrétien à Conſtantinople, & alors Prêtre de l’Oratoire, Charles de Lorraine, Evêque de Verdun, deux Docteurs de Sorbonne envoyés exprès pour aſſiſter aux Exorciſmes, l’ont ſouvent exorciſée en Hébreu, en Grec & en Latin, & elle leur a toujours répondu pertinemment, elle qui à peine ſçavoit lire le Latin.

On rapporte le Certificat donné par M. Nicolas de Harlay, fort habile en langue Hébraïque, qui reconnoît que Mademoiſelle Ranfaing étoit réellement poſſédée, & lui avoit répondu au ſeul mouvement de ſes lévres, ſans qu’il prononçât aucunes paroles, & lui avoit donné pluſieurs preuves de ſa Poſſeſſion. Le ſieur Garnier Docteur de Sorbonne lui ayant auſſi fait pluſieurs commandemens en Langue Hébraïque, elle lui a de même répondu pertinemment, mais en François, diſant que le pacte étoit fait, qu’il ne parleroit qu’en langue ordinaire. Le Démon ajouta : n’eſt-ce pas aſſez que je te montre que j’entends ce que tu dis ? Le même M. Garnier lui parlant Grec, mit par mégarde un cas pour un autre ; la Poſſedée, ou plutôt le Diable lui dit : tu as failli. Le Docteur lui dit en Grec, montre ma faute ; le Diable répondit : contente-toi que je te montre la faute ; je ne t’en dirai pas davantage. Le Docteur lui diſant en Grec de ſe taire, il lui répondit : tu me commande de me taire, & moi je ne veux pas me taire. M. Midot Ecolâtre de Toul lui dit dans la même langue : aſſieds-toi ; il répondit : je ne veux pas m’aſſeoir. M. Midot lui dit de plus en Grec : aſſieds-toi à terre & obéis ; mais comme le Démon vouloit jetter de force la Poſſedée par terre, il lui dit en la même langue : fais-le doucement ; il le fit : il ajouta en Grec, étends le pied droit, il l’étendit : il dit de plus en là même langue, cauſe-lui du froid aux genoux ; la femme répondit, qu’elle y ſentoit un grand froid.

Le ſieur Mince Docteur de Sorbonne tenant en main une croix, le Diable lui dit tout bas en Grec, donne-moi la croix ; ce qui fut entendu de quelques aſſiſtans, qui étoient près de lui. M. Mince voulut preſſer le Diable de répéter la même choſe ; il répondit : je ne le répéterai pas tout en Grec ; mais il dit ſimplement en François donne-moi, & en Grec la Croix.

Le R. P. Albert Capucin lui ayant commandé en Grec de faire ſept fois le ſigne de la Croix avec la langue en l’honneur des ſept joies de la Vierge, il fit trois fois le ſigne de la Croix avec la langue, puis deux fois avec le nés ; mais le Religieux lui dit de nouveau de faire ſept fois le ſigne de la Croix avec la langue, il le fit ; & ayant reçû commandement en la même langue de baiſer les pieds de Monſeigneur l’Evêque de Toul, il ſe proſterna & lui baiſa les pieds.

Le même Religieux ayant remarqué que le Démon vouloit renverſer le bénitier qui étoit là, il lui ordonna de prendre de l’eau bénite, & de ne la pas verſer, & il obéit. Le Pere lui ordonna de lui donner des marques de la Poſſeſſion ; il lui répondit : la Poſſeſſion eſt aſſez connue ; il ajouta en Grec : je te commande de porter de l’eau bénite à M. le Gouverneur de la Ville ; le Démon répondit ; on n’a pas la coutume d’exorciſer en cette langue. Le Pere répondit en Latin : ce n’eſt pas à toi de nous impoſer des Loix ; mais l’Egliſe a la puiſſance de te commander en quelle langue elle juge à propos ; le Démon prit donc le bénitier, & porta de l’eau bénite au Gardien des Capucins, au Duc Erric de Lorraine, aux Comtes de Brionne, Remonville, la Vaux & autres Seigneurs.

Le Médecin M. Pichard lui ayant dit par une phraſe partie Hébraïque & partie Grecque de guérir la tête & les yeux de la Poſſédée, à peine en eut-il achevé les derniers mots, que le Démon répondit : ma foi, ce n’eſt pas nous autres qui en ſommes cauſe ; elle a le cerveau fort humide, cela provient de ſon tempérament naturel : alors M. Pichard dit à l’aſſemblée, prenez garde, Meſſieurs, qu’il répond à l’Hébreu & au Grec tout enſemble ; oui, répliqua le Démon, tu découvre le pot aux roſes & le ſecret ; je ne te répondrai plus. Il y a pluſieurs demandes & réponſes en langue étrangere, qui montrent qu’il les entendoit fort bien.

M. Viardin lui ayant demandé en Latin, ubi cenſebaris, quandò manè oriebaris ? il répondit, entre les Séraphins. On lui dit, pro ſigno exhibe nohis patibulum fratris Cephœ ; le Diable étendit les bras en forme de Croix de S. André. On lui dit : applica carpum carpo ; il le fit, mettant le poignet d’une main ſur l’autre ; enſuite, admove tarſum tarſo & metatarſum metatarſo, il croiſa les pieds, & les éleva l’un ſur l’autre ; puis après il dit : excita in calcaneo qualitatem congregantem heterogenea ; la Poſſedée dit qu’elle ſentoit de la froidure au talon : après, repræſenta nobis labarum Venetorum ; il fit le ſigne de la Croix : enſuite, exhibe nobis videntem Deum benè precantem nepotibus ex Salvatore Egypti ; il croiſa les bras, comme fit Jacob en donnant ſa bénédiction aux Enfans de Joſeph : enſuite, exhibe crucem conterebrantem ſtipiti ; il repréſenta la Croix de S. Pierre : l’Exorciſte ayant dit par mégarde, per eum qui adversùs te præliavit ; le Démon ne lui donna pas le tems de ſe corriger ; il lui dit : ô l’âne ! au lieu de præliatus eſt. On lui parla Italien & Allemand, il répondit toujours à propos.

On lui dit un jour : Sume encolpium ejus qui hodiè functus eſt officio illius, de quo cecinit Pſaltes : pro Patribus tuis nati ſunt tibi filii ; il alla auſſitôt prendre la Croix pendue au col & poſée ſur la poitrine de Monſeigneur le Prince Erric de Lorraine, qui ce même jour avoit fait l’Office d’Evêque en donnant les Ordres, à cauſe que M. l’Evêque de Toul étoit indiſpoſé. Il découvrit les penſées ſecrettes, & ouit les paroles dites très-bas à l’oreille de quelques perſonnes, qu’il n’étoit pas à portée de pouvoir entendre, & déclara qu’il avoit ſçû la priere mentale qu’un bon Prêtre avoit faite devant le S. Sacrement.

Voici encore un trait plus extraordinaire. On dit au Démon en parlant Latin & Italien dans la même phraſe : Adi Scholaſtram ſeniorem, & oſculare ejus pedes, la cui ſcarpa ha più di ſugaro ; au même moment il alla baiſer le pied du ſieur Juillet Ecolâtre de Saint Georges, plus ancien que M. Viardin Ecolâtre de la Primatiale. M. Juillet avoit le pied droit plus court que le gauche, ce qui l’obligeoit à porter le ſoulier de ce pied-là relevé par un morceau de liege, nommé en Italien ſugaro.

On lui propoſa des queſtions très-relevées & très-difficiles ſur la Trinité, l’Incarnation, le S. Sacrement de l’Autel, la Grace de Dieu, le franc arbitre, la maniere dont les Anges & les Démons connoiſſent les penſées des hommes, &c. & il répondit avec beaucoup de netteté & de préciſion. Elle a découvert des choſes inconnues à tout le monde, & a révelé à certaines perſonnes, mais ſecretement & en particulier, des péchés dont elles étoient coupables.

Le Démon n’obéiſſoit pas ſeulement à la voix de l’Exorciſte ; il le faiſoit même lorſqu’on remuoit ſimplement les lévres, ou qu’on tenoit la main, ou un mouchoir, ou un livre ſur la bouche. Un Calviniſte s’étant un jour mêlé ſecretement dans l’aſſemblée, l’Exorciſte qui en fut averti, commanda au Démon de lui aller baiſer les pieds ; il y alla fendant la preſſe.

Un Anglois étant venu par curioſité à l’Exorciſte, le Diable lui dit pluſieurs particularités de ſon pays & de ſa Religion ; il étoit Puritain ; & l’Anglois avoua, que tout ce qu’il lui avoit dit étoit vrai. Le même Anglois lui dit en ſa langue : pour preuve de ta Poſſeſſion, dis-moi le nom de mon Maître, qui m’a autrefois montré la broderie ; il répondit, Guillaume. On lui commanda de réciter l’Ave Maria ; il dit à un Gentilhomme Huguenot qui étoit préſent : dis-le toi, ſi tu le ſçais ; car on ne le dit point chez toi. M. Pichard raconte pluſieurs choſes cachées & inconnues, que le Démon a révelées, & qu’il a fait pluſieurs actions, qu’il n’eſt pas poſſible qu’une perſonne, quelqu’agile & ſubtile qu’elle ſoit, puiſſe faire par ſes forces naturelles, comme de ramper par terre ſans ſe ſervir de ſes pieds ni de ſes mains, de paroître ayant les cheveux hériſſés comme des ſerpens.

Après tout le détail des Exorciſmes, des marques de Poſſeſſion, des demandes & des réponſes de la Poſſédée, M. Pichard rapporte les témoignages autentiques des Théologiens, des Médecins, des Evêques Erric de Lorraine & Charles de Lorraine Evêque de Verdun, de pluſieurs Religieux de tous les Ordres, qui atteſtent ladite Poſſeſſion réelle & véritable, & enfin une lettre du R. P. Cotton Jéſuite, qui certifie la même choſe, ladite lettre dattée du 5 Juin 1621. en réponſe de celle que le Prince Erric de Lorraine lui avoit écrite.

J’ai omis beaucoup de particularités rapportées dans le récit des Exorciſmes, & des preuves de Poſſeſſion de la Demoiſelle de Ranfaing ; je crois en avoir dit aſſez pour convaincre toute perſonne de bonne foi & ſans prévention, que ſa Poſſeſſion eſt auſſi certaine, que ces ſortes de choſes le peuvent être. La choſe s’eſt paſſée à Nancy Capitale de Lorraine, en préſence d’un grand nombre de perſonnes éclairées, de deux de la Maiſon de Lorraine, tous deux Evêques & très-bien inſtruits ; en préſence & par les ordres de Monſeigneur de Porcelets Evêque de Toul, très-éclairé & d’un rare mérite ; de deux Docteurs de Sorbonne appellés exprès pour juger de la réalité de la Poſſeſſion ; en préſence de gens de la Religion prétendue réformée, fort en garde contre ces ſortes de choſes. On a vû à quel point le P. Pithoy a pouſſé la témérité contre la Poſſeſſion dont il s’agit ; il a été réprimé par ſon Evêque Diocéſain & par ſes Supérieurs, qui lui ont impoſé ſilence.

La perſonne de Mademoiſelle Ranfaing eſt reconnue pour une femme d’une vertu, d’une ſageſſe, d’un mérite extraordinaire. On ne peut imaginer aucune cauſe qui l’ait pû porter à feindre une Poſſeſſion, qui lui a cauſé mille douleurs. La ſuite de cette terrible épreuve a été l’établiſſement d’une eſpece d’Ordre Religieux, dont l’Egliſe a reçu beaucoup d’édification, & dont Dieu par ſa providence a ſçû tirer ſa gloire.

M. Nicolas de Harlay Sancy & M. Viardin ſont des perſonnes très-reſpectables par leur mérite perſonnel, par leur capacité, & par leurs grands emplois, le premier ayant été Ambaſſadeur de France à Conſtantinople, & l’autre Réſident du bon Duc Henri en Cour de Rome ; de maniere que je ne crois pas avoir pû donner d’exemple plus propre à perſuader qu’il y a des Poſſeſſions réelles & véritables, que de propoſer celui de Mademoiſelle Ranfaing.

Je ne rapporte pas celui des Religieuſes de Loudun, dont on a porté des jugemens ſi divers, dont la réalité a été révoquée en doute dès le tems même, & qui eſt très-problématique encore aujourd’hui.

Ceux qui ſeront curieux d’en ſçavoir l’Hiſtoire, la trouveront très-bien détaillée dans un Livre que j’ai déja cité, & qui a pour titre : Examen & Diſcuſſion Critique de l’Hiſtoire des Diables de Loudun, &c. par M. de la Ménardaye. A Paris, chez de Bure l’aîné, 1749.