Traité sur les apparitions des esprits/I/27

CHAPITRE XXVII.

Objections contre les Obſeſſions & Poſſeſſions
du Démon. Réponſe aux
objections.

ON peut faire pluſieurs objections contre les Obſeſſions & les Poſſeſſions des Démons : rien n’eſt ſujet à de plus grandes difficultés que cette matiere ; mais c’eſt une conduite conſtante & uniforme de la providence, de permettre que les vérités les plus claires & les plus certaines de la Religion demeurent enveloppées de quelques obſcurités ; que les faits les plus conſtans & les plus indubitables ſoient ſujets à des doutes, & à des contradictions ; que les miracles les plus évidens ſoient conteſtés par quelques incrédules, ſur des circonſtances qui leur paroiſſent douteuſes & conteſtables.

Toute la Religion a ſes clartés & ſes obſcurités ; Dieu l’a ainſi permis, afin que les Juſtes ayent de quoi exercer leur foi en croyant, & que les Impies & les Incrédules périſſent dans leur impiété & leur incrédulité volontaire[1] : Ut videntes non videant, & audientes non intelligant. Les plus grands Myſteres du Chriſtianiſme ſont aux uns des ſujets de ſcandale, & aux autres des moyens de ſalut : les uns regardent le Myſtere de la Croix comme une folie, & les autres comme l’ouvrage de la plus ſublime ſageſſe & de la plus admirable puiſſance de Dieu[2] : Verbum Crucis pereuntibus quidem ſtultitia eſt, iis autem qui ſalvi fiunt, Dei virtus eſt.

Pharaon s’endurcit, en voyant les prodiges opérés par Moïſe. Les Magiciens de l’Egypte ſont enfin forcés d’y reconnoître le doigt de Dieu. Les Hébreux à cette vûe prennent confiance en Moïſe & Aaron, & ſe livrent à leur conduite, ſans craindre les dangers auſquels ils vont s’expoſer.

Nous avons déja remarqué, qu’aſſez ſouvent le Démon ſemble agir contre ſes propres intérêts, & détruire ſon propre Empire, en diſant que tout ce qu’on raconte du retour des Ames, des Obſeſſions & Poſſeſſions du Démon, des Sortiléges, de la Magie, de la Sorcellerie, ne ſont que des contes propres à épouvanter les enfans ; que tout cela n’a de réalité que dans les eſprits foibles & prévenus. Que peut-il revenir au Démon de ſoutenir tout cela, & de détruire l’opinion commune des peuples ſur toutes ces choſes ? Si dans tout cela il n’y a que menſonge & illuſion, que gagne-t-il à en détromper le monde ; & s’il y a du vrai, pourquoi décrier ſon ouvrage, & ôter le crédit à ſes ſuppôts & à ſes propres opérations ?

Jeſus-Chriſt dans l’Evangile réfute ceux qui diſoient qu’il chaſſoit les Démons au nom de Belzébud[3] ; il ſoutient que l’accuſation eſt mal fondée, parce qu’il n’étoit pas croyable que Satan détruisît ſon ouvrage & ſon Empire. Le raiſonnement eſt ſans doute ſolide & concluant, ſurtout envers les Juifs, qui croyoient que Jeſus-Chriſt ne différoit des autres Exorciſtes qui chaſſoient les Démons, ſinon en ce qu’il commandoit au Prince des Démons, au lieu que les autres ne commandoient qu’aux Démons ſubalternes. Or dans cette ſuppoſition le Prince des Démons ne pouvoit pas chaſſer ſes ſubalternes, ſans détruire ſon propre Empire, ſans ſe décrier, & ſans perdre de réputation ceux qui agiſſoient que par ſes ordres.

On pourra objecter contre ce raiſonnement, que Jeſus-Chriſt ſuppoſoit comme les Juifs que les Démons qu’il chaſſoit poſſédoient réellement ceux qu’il guériſſoit, de quelque maniere qu’il les guérît ; & par conſéquent que l’Empire des Démons ſubſiſtoit, & dans Belzébud Prince des Démons, & dans les autres Démons qui lui étoient ſubordonnés & qui obéiſſoient à ſes ordres : ainſi ſon Empire n’étoit pas entiérement détruit, en ſuppoſant que Jeſus-Chriſt les chaſſoit au nom de Belzébud ; cette ſubordination au contraire ſuppoſoit cet Empire du Prince des Démons, & le fortifioit.

Mais Jeſus-Chriſt non-ſeulement chaſſoit les Démons par ſon autorité abſolue ſans jamais faire mention de Belzébud : il les chaſſoit malgré eux, & quelquefois ils ſe plaignoient hautement qu’il étoit venu les tourmenter avant le tems[4]. Il n’y avoit ni colluſion entre lui & eux, ni ſubordination pareille à celle que l’on voudroit ſuppoſer entre Belzébud & les autres Démons. Le Seigneur les pourſuivoit, non ſeulement en les chaſſant des corps, mais auſſi en renverſant leurs mauvaiſes maximes, en établiſſant une doctrine & des maximes toutes contraires aux leurs : il faiſoit la guerre à tous les vices, à l’erreur, au menſonge ; il attaquoit le Démon de front par-tout & ſans ménagement : ainſi on ne peut pas dire qu’il l’épargnoit, ou qu’il uſoit de colluſion avec lui.

Si le Diable veut quelquefois faire paſſer pour chimere & pour illuſion tout ce qu’on dit des Apparitions, des Obſeſſions & Poſſeſſions, de la Magie, de la Sorcellerie, & s’il paroît par-là abſolument renverſer ſon regne, juſqu’à nier les effets les plus marqués & les plus ſenſibles de ſa propre puiſſance & de ſa préſence, & les imputer à la foibleſſe de l’eſprit des hommes, & à leur folle prévention, dans cela il n’y a qu’à gagner pour lui : car s’il perſuade ce qu’il avance, ſon Empire n’en ſera que plus ſolidement affermi, puiſqu’on ne l’attaquera plus, qu’on le laiſſera jouir en paix de ſes conquêtes, & que les puiſſances Eccléſiaſtiques & ſéculieres intéreſſées à réprimer les effets de ſa malice & de ſa cruauté, ne ſe mettront plus en peine de lui faire la guerre, & de précautionner les peuples contre ſes ruſes & ſes embûches. Cela fermera la bouche aux Paſteurs, & arrêtera la main des Juges & des Puiſſances ; & le ſimple peuple deviendra le jouet du Démon, qui ne laiſſera pas de continuer à tenter, à perſécuter, à corrompre, à tromper, à faire périr ceux qui ne ſe défieront plus de ſes piéges & de ſa malice. Le monde retombera dans l’état où il étoit ſous le Paganiſme, livré à l’erreur, aux paſſions les plus honteuſes, à nier ou à révoquer en doute les vérités les plus conſtantes & les plus néceſſaires au ſalut.

Moïſe dans l’Ancien Teſtament a bien prévû que le mauvais Eſprit mettroit tout en œuvre pour induire les Iſraélites dans l’erreur & dans le déréglement ; il a prévû qu’il ſuſciteroit du milieu du peuple choiſi des ſéducteurs, qui leur prédiroient des choſes inconnues & futures, leſquelles ſe trouveroient vraies & ſeroient ſuivies de l’effet. Il défend toutefois d’écouter ce Prophete ou ce Devin, s’il veut engager ſes Auditeurs dans l’impiété & dans l’idolâtrie.

Tertullien parlant des preſtiges opérés par les Démons, & de la prévoyance qu’ils ont de certains événemens, dit[5] qu’étant ſpirituels de leur nature[6], ils ſe trouvent en un moment par-tout où ils veulent, & annoncent au loin ce qu’ils y ont vû & appris. On attribue tout cela à la divinité, parce qu’on n’en connoît ni la cauſe ni la maniere : ſouvent auſſi ils ſe vantent d’être la cauſe des événemens qu’ils ne font qu’annoncer ; & il eſt vrai que ſouvent ils ſont auteurs des maux qu’ils prédiſent, mais jamais du bien. Quelquefois ils ſe ſervent des connoiſſances qu’ils ont tirées des prédictions des Prophetes touchant les deſſeins de Dieu, & ils les débitent comme venant d’eux-mêmes. Comme ils ſont répandus dans l’air, ils voient dans les nuës ce qui doit arriver, & prédiſent la pluie qu’ils ont connue avant qu’elle ſe ſoit fait ſentir ſur la terre ; pour les maladies, s’ils les guériſſent, c’eſt qu’ils les ont cauſées : ils preſcrivent des remedes qui ſont ſuivis de l’effet ; & on croit qu’ils ont guéri les maladies, parce qu’ils ne les ont pas continuées : Quia deſinunt lædere, curaſſe creduntur.

Le Démon peut donc prévoir l’avenir & des choſes cachées, & les faire découvrir par ſes ſuppôts : il peut auſſi ſans doute faire des choſes merveilleuſes, & qui paſſent les forces ordinaires & connues de la nature ; mais ce n’eſt jamais que pour nous ſéduire, & nous conduire au déſordre & à l’impiété. Et quand même il ſembleroit porter à la vertu, & à pratiquer des choſes louables & utiles au ſalut, ce ne ſeroit que pour gagner la confiance de ceux qui voudroient l’écouter, les faire enſuite tomber dans quelque malheur, & les engager dans quelque péché de préſomption ou de vanité : car comme c’eſt un eſprit de menſonge & de malice, peu lui importe par quelle voie il nous ſurprenne & établiſſe ſon regne parmi nous.

Mais il s’en faut bien qu’il prévoie toujours l’avenir, ni qu’il réuſſiſſe toujours à nous ſéduire ; Dieu a mis des bornes à ſa malice. Il ſe trompe ſouvent, & ſouvent il uſe de déguiſement & de détours pour ne paroître pas ignorer ce qu’il ignore, ou ne vouloir pas faire ce que Dieu ne lui permet pas de faire : ſon pouvoir eſt toujours borné, & ſes connoiſſances limitées. Souvent auſſi il trompe & ſéduit par malice, parce qu’il eſt le Pere du menſonge[7], mendax eſt & pater ejus. Il trompe les hommes, & ſe réjouit quand il les voit dans l’erreur ; mais pour ne pas perdre ſon crédit parmi ceux qui le conſultent directement ou indirectement, il en fait tomber la faute ſur ceux qui ſe mêlent d’interpréter ſes paroles, ou les ſignes équivoques qu’il a donnés. Par exemple, ſi on le conſulte pour commencer une entrepriſe, ou pour donner un combat, ou pour ſe mettre en voyage, ſi la choſe réuſſit, il s’en attribue la gloire & le ſuccès ; ſi elle ne réuſſit pas, il l’impute aux hommes, qui n’ont pas bien compris le ſens de ſon Oracle, ou aux Aruſpices qui ſe ſont trompés en conſultant les entrailles des animaux immolés, ou le vol des oiſeaux, &c.

On ne doit donc pas être ſurpris de trouver dans la matiere des Apparitions des Anges, des Démons & des Eſprits, tant de contradictions, de doutes & de difficultés. L’homme naturellement aime à ſe diſtinguer du commun, & à s’élever au-deſſus des opinions du peuple ; c’eſt une eſpece de bel air, que de ne ſe pas laiſſer entraîner au torrent, & de vouloir tout approfondir & tout examiner. On ſçait qu’il y a une infinité d’erreurs, de préventions, d’opinions vulgaires, de faux miracles, d’illuſions, de ſéductions dans le monde : on ſçait qu’on attribue au Démon des choſes purement naturelles, ou qu’on raconte mille hiſtoires apocryphes. Il eſt donc juſte de ſe tenir ſur ſes gardes pour n’y être pas trompé. Il eſt très-important pour la Religion de diſtinguer les vrais des faux miracles, les évenemens certains des incertains, les ouvrages du doigt de Dieu, de ceux qui ſont l’ouvrage de l’Eſprit ſéducteur.

Le Démon mêle dans tout ce qu’il fait beaucoup d’illuſions parmi quelques vérités, afin que la difficulté de diſcerner le vrai du faux faſſe prendre le parti qui lui plaît davantage, & que les incrédules ayent toujours dequoi ſe ſoutenir dans leur incrédulité.

Quoique les Apparitions des Eſprits, des Anges, des Démons, & leurs opérations ne ſoient pas peut-être toujours miraculeuſes, cependant comme la plûpart paroiſſent au-deſſus de l’ordre ordinaire de la nature, pluſieurs des perſonnes dont nous venons de parler, ſans ſe donner la peine de les examiner & d’en rechercher les cauſes, les Auteurs & les circonſtances, prennent hardiment le parti de les nier ; c’eſt le plus court, mais non le plus ſenſé, ni le plus raiſonnable : car dans ce qu’on dit ſur ce ſujet, il y a des effets qu’on ne peut raiſonnablement attribuer qu’à la Toute-Puiſſance de Dieu qui agit immédiatement, ou qui fait agir les cauſes ſecondes pour ſa gloire, pour l’avancement de la Religion, & pour la manifeſtation de la vérité ; & d’autres qui portent viſiblement le caractere de l’illuſion, de l’impiété, de la ſéduction, & où il ſemble qu’au lieu du doigt de Dieu, on ne remarque que le caractere de l’Eſprit de tromperie & de menſonge.


  1. Luc. viij. 10.
  2. Cor. I. 18. 21. 23.
  3. Matth. xij. 24. 27. Luc. xj. 15. 18.
  4. Matth. vijj. 29.
  5. Tertull. dé Præſcript. c. 35. p. 22. Edit Rigall.
  6. Tertullien ne dit pas cela dans l’endroit cité ; au contraire il aſſure qu’on ignore quelle eſt leur nature : Subſtantia ignoratur.
  7. Joan. viij. 44.