Traité sur les apparitions des esprits/I/28

CHAPITRE XXVIII.

Suite des Objections contre les Poſſeſſions,
& des Réponſes aux Objections.

NOus liſons dans des écrits publics & imprimés compoſés par des Auteurs Catholiques de nos jours[1], qu’il eſt conſtant par la raiſon que les Poſſeſſions du Démon ſont naturellement impoſſibles, & qu’il n’eſt pas vrai par rapport à nous & à nos idées, que le Démon ait un pouvoir naturel ſur le monde corporel ; que dès qu’on admet dans les volontés créées une puiſſance d’agir ſur les corps, & de les remuer, il eſt impoſſible de lui donner des bornes, & que cette puiſſance eſt véritablement infinie.

Ils ſoutiennent que le Démon ne peut agir ſur nos ames que par voie de ſuggeſtion ; qu’il eſt impoſſible que le Démon ſoit cauſe phyſique du moindre effet extérieur ; que tout ce que dit l’Ecriture des piéges & des ruſes de Satan, ne ſignifie autre choſe que les tentations de la chair & la concupiſcence ; que le Démon pour nous ſéduire n’a beſoin que de ſuggeſtions morales. C’eſt en lui un pouvoir moral, & non un pouvoir phyſique ; en un mot, que le Démon ne peut faire ni bien ni mal ; que c’eſt un néant de puiſſance ; que nous ne ſçavons pas que Dieu ait donné à d’autres eſprits qu’à l’ame de l’homme le pouvoir de mouvoir le corps ; qu’au contraire nous devons préſumer que la ſageſſe de Dieu a voulu que les purs Eſprits n’euſſent avec le corps aucun commerce : ils ſoutiennent de plus que les Payens n’ont jamais connu ce que nous appellons des mauvais Anges & des Démons.

Toutes ces propoſitions ſont certainement contraires à l’Ecriture, au ſentiment des Peres & à la Tradition de l’Egliſe Catholique. Mais ces Meſſieurs ne s’en mettent point en peine ; ils ſoutiennent que les Ecrivains ſacrés ſe ſont ſouvent exprimés ſuivant les opinions de leur tems, ſoit que la néceſſité de ſe faire entendre les ait forcés de s’y conformer, ſoit qu’ils euſſent eux-mêmes adopté ces opinions. Il y a, diſent-ils, plus que de la vraiſemblance que pluſieurs infirmités que les Ecritures ont attribuées au Démon, n’avoient point d’autre cauſe que la nature même ; que dans ces endroits les Auteurs Sacrés ont parlé ſelon les opinions vulgaires : l’erreur de ce langage eſt ſans conſéquence.

Les Prophetes de Saül, & Saül lui-même, ne furent jamais ce qu’on appelle proprement Prophetes ; ils pouvoient être attaqués de quelques-uns de ces maux que les Payens appelloient Sacrés. Il ne faut que ne pas lire en dormant, pour voir que la tentation d’Eve n’eſt qu’une allégorie. Il en eſt de même de la permiſſion que Dieu donna à Satan de tenter Job. Pourquoi vouloir expliquer tout ce Livre de Job littéralement, & comme une hiſtoire véritable, puiſque ſon commencement n’eſt qu’une fiction ? Il n’eſt rien moins que certain que Jeſus-Chriſt ait été tranſporté par le Démon ſur le faîte du Temple.

Les Peres étoient prévenus d’un côté des idées régnantes de la Philoſophie de Pythagore & de Platon ſur l’influence des intelligences moyennes, & de l’autre du langage des Livres Saints, qui pour ſe conformer aux opinions populaires, attribuoient ſouvent au Démon des effets purement naturels. Il faut donc revenir à la doctrine de la raiſon, pour décider de la ſoumiſſion qu’on doit à toutes les autorités de l’Ecriture & des Peres ſur la puiſſance des Démons.

La méthode uniforme des SS. Peres dans l’interprétation de l’Ancien Teſtament eſt une opinion humaine, dont on peut appeller au tribunal de la raiſon. On va juſqu’à dire que les Auteurs ſacrés étoient prévenus de la Métempſycoſe, comme l’Auteur de la Sageſſe, chap. VIII. 19. 20. J’étois un enfant ingénieux, & je reçûs une bonne ame ; & comme j’étois déja bon, je ſuis entré dans un corps non corrompu.

Des perſonnes de ce caractere ne liront pas certainement notre Ouvrage, ou s’ils le liſent, ils le feront avec mépris ou compaſſion. Je ne crois pas qu’il ſoit beſoin de réfuter ici ces paradoxes : M. l’Evêque de Senez l’a fait avec ſon zèle & ſon érudition ordinaire dans une longue Lettre imprimée à Utrecht en 1736. Je ne nie pas que les Ecrivains ſacrés n’ayent quelquefois parlé d’une maniere populaire, & proportionnée au préjugé du peuple. Mais c’eſt outrer les choſes, que de réduire le pouvoir du Démon à ne pouvoir agir ſur nous que par voie de ſuggeſtion ; & c’eſt une préſomption indigne d’un Philoſophe, de décider du pouvoir des Eſprits ſur les corps, n’ayant aucune connoiſſance ni par la révélation, ni par la raiſon ſur l’étendue du pouvoir des Anges & des Démons ſur la matiere & ſur les corps. On peut excéder en leur donnant un pouvoir exceſſif, comme en ne leur en accordant pas aſſez. Or il eſt d’une importance infinie pour la Religion de faire un juſte diſcernement de ce qui eſt naturel ou ſurnaturel dans les opérations des Anges & des Démons, pour ne pas laiſſer les ſimples dans l’erreur, ni les méchans triompher de la vérité, & abuſer de leur propre eſprit & de leurs lumieres, pour rendre douteux ce qui eſt certain, pour ſe tromper eux-mêmes & tromper les autres, en attribuant au hazard ou à l’illuſion des ſens, ou à une vaine prévention, ce qu’on dit des Apparitions des Anges, des Démons & des perſonnes décédées, puiſqu’il eſt certain qu’il y a pluſieurs de ces Apparitions qui ſont très-véritables, quoiqu’il y en ait grand nombre d’autres très-incertaines, & même manifeſtement fauſſes.

Je ne ferai donc point difficulté d’avouer que les miracles mêmes, du moins ce qui en a l’apparence, la prédiction de l’avenir, les mouvemens du corps qui paroiſſent au deſſus des forces ordinaires de la nature, parler & entendre des langues étrangeres & auparavant inconnues, pénétrer les penſées, découvrir des choſes cachées, être élevé en l’air & tranſporté en un moment d’un lieu en un autre, annoncer des vérités, mener une bonne vie à l’extérieur, prêcher Jeſus-Chriſt, décrier la Magie & la Sorcellerie, faire à l’extérieur profeſſion de vertu : j’avouerai ſans peine que tout cela peut ne pas prouver invinciblement que tous ceux qui les opérent ſoient envoyés de Dieu, ni que ces opérations ſoient de vrais miracles ; mais on ne peut raiſonnablement nier que le Démon ne s’en mêle par la permiſſion de Dieu, ou que les Démons ou les Anges n’agiſſent ſur les perſonnes qui font des prodiges, & prédiſent des choſes futures, ou qui pénétrent le fond des cœurs ; ou que Dieu même ne produiſe immédiatement ces effets pat ſa juſtice ou par ſa puiſſance.

Les exemples qu’on a cités, & ceux que l’on pourra citer ci-après, ne prouveront jamais que l’homme puiſſe par lui-même pénétrer les ſentimens d’un autre, ni découvrir ſes penſées.

Les merveilles opérées par les Magiciens de Pharaon n’étoient qu’illuſion ; ils paroiſſoient toutefois de vrais miracles, & paſſoient pour tels aux yeux du Roi d’Egypte & de toute ſa Cour. Balaam fils de Beor étoit un vrai Prophete, quoique de mœurs très-corrompues.

Pomponace écrit que la femme de François Maigret Savetier Mantoüan parloit diverſes langues, & fut guérie par Caldéron Médecin fameux de ſon tems, qui lui donna une potion d’ellébore. Eraſme dit auſſi[2] avoir vû un Italien natif de Spolette, qui parloit fort bien Allemand, quoiqu’il n’eût jamais été en Allemagne. On lui donna une médecine qui lui fit jetter quantité de vers par le fondement, & il fut guéri ſans plus parler Allemand.

Le Loyer dans ſon Livre des Spectres[3] avoue que tout cela lui paroît fort ſuſpect. Il croit plutôt Fernel, un des plus graves Médecins de ſon ſiécle, qui ſoutient[4] que la Médecine n’a pas un tel pouvoir, & en apporte pour exemple l’hiſtoire d’un jeune gentilhomme, fils d’un Chevalier de l’Ordre, qui étant ſaiſi du Démon, ne put être guéri ni par potions ni par médecines, ni par diette, mais qui le fut par les conjurations & les exorciſmes de l’Egliſe.

Quant à la réalité du retour des ames & de leurs Apparitions, la Sorbonne, la plus célébre Ecole de Théologie qui ſoit en France, a toujours crû que les Ames des défunts revenoient quelquefois, ou par l’ordre & la puiſſance de Dieu, ou par ſa permiſſion. Elle l’a ainſi reconnu dans ſes déciſions en l’an 1518. & encore plus poſitivement le 23 Janvier 1724. Nos reſpondemus veſtræ petitioni, animas defunctorum divinitùs, ſeu divinâ virtute, ordinatione aut permiſſione, interdùm ad vivos redire exploratum eſſe. Pluſieurs Juriſconſultes & pluſieurs Compagnies Souveraines ont jugé, que l’Apparition d’un mort dans une maiſon pouvoit faire réſoudre les baux à loyer. On doit compter pour beaucoup d’avoir prouvé à certaines perſonnes qu’il y a un Dieu, dont la providence s’étend ſur toutes choſes paſſées, préſentes & à venir ; qu’il y a une autre vie, des bons & des mauvais Eſprits, des récompenſes pour les bonnes œuvres, & des châtimens après cette vie pour les péchés ; que Jeſus-Chriſt a ruiné le regne de Satan ; qu’il a exercé par lui-même, par ſes Apôtres, & qu’il continue d’exercer par les Miniſtres de ſon Egliſe ſur les Puiſſances infernales un empire abſolu ; que le Démon eſt aujourd’hui enchaîné ; qu’il peut abboyer & menacer, mais ne peut mordre que ceux qui s’en approchent, & ſe livrent volontairement à lui.

On a vû en ces pays-ci une femme qui ſuivoit une bande de charlatans & de bâteleurs, qui étendoit ſes jambes d’une maniere ſi extraordinaire, & élevoit ſes pieds juſqu’à ſa tête en avant & en arriere avec autant de ſoupleſſe, que ſi elle n’eût eu ni nerfs ni jointures. Il n’y avoit en cela rien de ſurnaturel ; elle s’étoit exercée de jeuneſſe à ces mouvemens, & en avoit contracté l’habitude.

S. Auguſtin[5] parle d’un Devin qu’il avoit connu à Carthage, homme ſans Lettres, qui découvroit le ſecret des cœurs, & répondoit à ceux qui le conſultoient ſur des choſes ſecrettes & inconnues. Il l’avoit expérimenté lui-même, & prenoit à témoin S. Alype, Licentius & Trygnius ſes interlocuteurs dans ſon Dialogue contre les Académiciens. Ils avoient comme lui conſulté Albicérius, & avoient admiré la certitude de ſes réponſes. Il en donne pour exemple une cueillere qui avoit été perdue. On lui dit qu’on avoit perdu quelque choſe ; & ſur le champ il répondit ſans héſiter que cette choſe étoit perdue, qu’un tel l’avoit priſe, & l’avoit cachée en tel endroit, ce qui ſe trouva très-véritable.

On lui envoyoit une certaine quantité de piéces d’argent : celui qui en étoit chargé en avoit détourné quelques-unes ; il les lui fit rendre, & reconnut le vol avant qu’on lui eût montré l’argent ; S. Auguſtin étoit préſent. Un homme docte & diſtingué, nommé Flaccianus, voulant acheter un champ, conſulta le Devin, qui lui déclara le nom de la terre qui étoit fort hétéroclite, & lui détailla l’affaire dont il étoit queſtion. Un jeune Etudiant voulant éprouver Albicérius, le pria de lui déclarer ce qu’il avoit dans la penſée : il lui dit qu’il avoit dans l’eſprit un vers de Virgile ; & comme il lui demandoit quel étoit ce vers, il le lui récita ſur le champ, quoiqu’il n’eût jamais étudié la Langue latine.

Cet Albicérius étoit un ſcélérat, comme le dit S. Auguſtin, qui le nomme flagitioſum hominem. La connoiſſance qu’il avoit des choſes cachées n’étoit pas ſans doute un don du Ciel, non plus que l’eſprit de Python qui animoit cette fille des Actes des Apôtres, que S. Paul réduiſit au ſilence[6]. C’étoit donc l’opération du malin Eſprit.

On apporte toutefois & avec raiſon le don des Langues, la connoiſſance de l’avenir, & la pénétration des penſées comme une preuve ſolide de la préſence & de l’inſpiration du S. Eſprit. Mais ſi le Démon peut quelquefois opérer les mêmes choſes, c’eſt pour ſéduire, pour induire à erreur, ou ſimplement pour rendre douteuſes les vraies Prophéties, mais jamais pour conduire à la vérité, à la crainte & à l’amour de Dieu, & à l’édification du prochain. Dieu peut permettre que des hommes corrompus & des ſcélérats, comme Balaam & cet Albicérius, ayent des connoiſſances de l’avenir & des choſes cachées, ou des penſées ſecrettes des hommes ; mais il ne permettra pas que leur vie criminelle demeure inconnue juſqu’à la fin, & devienne une pierre d’achopement pour les ſimples & les gens de bien. La malice de ces hommes hypocrites & corrompus ſe manifeſtera tôt ou tard par quelqu’endroit ; on découvrira enfin leur malice & leur dépravation, qui feront juger ou qu’ils ne ſont inſpirés que du mauvais Eſprit, ou que ſi le S. Eſprit ſe ſert de leur organe pour prédire quelque vérité, comme il a prophétiſé par Balaam & par Caïphe, leurs mœurs & leur conduite décréditeront leurs perſonnes, & obligeront d’uſer de précaution pour diſcerner leurs vraies prédictions de leurs mauvais exemples. On a vû des hypocrites qui ſont morts en réputation de gens de bien, & qui dans le fond étoient des ſcélérats, comme ce Curé Directeur des Religieuſes de Louviers, deſquelles la poſſeſſion a fait tant de bruit.

Jeſus-Chriſt dans l’Evangile nous dit de prendre garde aux loups, qui ſont revêtus de peaux de brebis ; & ailleurs il nous dit qu’il y aura de faux Chriſts & de faux Prophetes, qui prophétiſeront en ſon nom, & qui feront des miracles capables d’induire à erreur même les élûs, s’il étoit poſſible. Mais il nous renvoie à leurs œuvres pour les diſtinguer : A fructibus eorum cognoſcetis eos.

Pour faire l’application de tout ceci aux Poſſédées de Loudun, & à Madame de Ranfaing, même à cette fille dont l’hypocriſie fut découverte par Mademoiſelle Acarie, j’en appelle à leurs œuvres, à leur conduite qui a précédé & qui a ſuivi : A fructibus eorum cognoſcetis eos. Dieu ne permettra point que ceux qui cherchent ſincérement la vérité, y ſoient trompés.

Un bâteleur vous devinera une carte que vous aurez touchée, ou que vous aurez ſeulement déſignée par la penſée ; mais on ſçait qu’il n’y a en cela rien de ſurnaturel, & que cela ſe fait par la combinaiſon des cartes ſelon les regles des Mathématiques. On a vû un ſourd, qui comprenoit ce qu’on lui vouloit dire, en voyant ſeulement le mouvement des lévres de celui qui lui parloit ; il n’y a dans cela pas plus de miracle, que dans ceux qui ſe parlent par ſignes dont ils

ſont convenus.

  1. Voyez la Lettre de M. l’Evêque de Sénez, imprimée à Utrecht en 1736. & les Ecrits qu’il y cite & y réfute.
  2. Eraſm. Orat. de Laudibus Medicinæ.
  3. Le Loyer, I. liv. des Spectres, c. 2. p. 288.
  4. Fernel, de Abditis rerum Cauſis, l, 2. c. 16.
  5. Auguſt. contra Academic. l. 2. art. 17. 18.
  6. Act. xvj. 16.