Traité sur les apparitions des esprits/I/29

CHAPITRE XXIX.

Eſprits folets, ou Eſprits familiers.

SI tout ce qu’on raconte des Eſprits folets qui ſe font ſentir dans les maiſons, dans le creux des montagnes, dans les mines, eſt bien aſſuré, on ne peut diſconvenir qu’il ne faille auſſi les mettre au rang des Apparitions du mauvais Eſprit : car quoique pour l’ordinaire ils ne faſſent ni tort ni violence à perſonne, à moins qu’on ne les irrite, ou qu’on ne les outrage de paroles, cependant nous ne liſons point qu’ils portent à craindre ou à aimer Dieu, à la priere, à la piété, aux actes de Religion ; on ſçait qu’ils en témoignent au contraire de l’éloignement : ainſi nous ne feindrons point de les mettre parmi les Eſprits de ténébres.

Je ne remarque pas que les anciens Hébreux ayent connu ce que nous appellons Eſprits folets ou Eſprits familiers qui infeſtent les maiſons, ou qui s’attachent à certaines perſonnes pour les ſervir, les avertir, les garantir des dangers, comme étoit l’Eſprit de Socrate, qui l’avertiſſoit d’éviter certains malheurs. On raconte auſſi quelques autres exemples de gens qui diſoient avoir de pareils Génies attachés à leurs perſonnes.

Les Juifs & les Chrétiens reconnoiſſent que chacun de nous a ſon bon Ange qui le conduit dès ſa jeuneſſe[1]. Pluſieurs Anciens ont crû que nous avions auſſi chacun notre mauvais Ange qui nous porte au mal. Le Pſalmiſte[2] dit clairement, que Dieu a ordonné à ſes Anges de nous conduire dans toutes nos voies. Mais tout cela n’eſt point ce que nous entendons ici ſous le nom d’Eſprits familiers ou d’Eſprits folets.

Les Prophetes en quelques endroits parlent des Faunes, ou des Velus, ou des Satyres, qui ont quelque rapport à nos Eſprits folets.

Iſaïe[3] parlant de l’état où Babylone ſera réduite après ſa deſtruction, dit que les autruches y feront leur demeure, & que les velus, piloſi, les ſatyres, les boucs y danſeront. Et ailleurs le même Prophete dit[4] : occurrent Dæmonia onocentauris, & piloſus clamabit alter ad alterum ; ce que d’habiles Interprétes entendent des ſpectres qui apparoiſſent ſous la forme de boucs. Jérémie les appelle Faunes : dracones cum Faunis ficariis ; les dragons avec les Faunes qui ſe nourriſſent de figues. D’autres traduiſent l’Hébreu par Satyri, ou Lamiæ ; mais ce n’eſt pas ici le lieu de nous étendre ſur la ſignification des termes de l’original : il nous ſuffit de faire voir que dans l’Ecriture, au moins dans la Vulgate, on trouve les noms de Lamies, de Faunes & de Satyres, qui ont quelque rapport aux Eſprits folets.

Caſſien[5] qui avoit beaucoup étudié les vies des Peres du déſert, & qui avoit beaucoup fréquenté les Solitaires d’Egypte, parlant des diverſes ſortes de Démons, reconnoît qu’il y en a que l’on nomme communément Faunes ou Satyres, que les Payens regardoient comme des eſpeces de Divinités champêtres ou bocageres, qui ſe plaiſent non à tourmenter, ni à faire du mal aux hommes, mais à les tromper, les fatiguer, ſe divertir à leurs dépens, & ſe jouer de leur ſimplicité ; quos ſeductores & joculatores eſſe maniſeſtum eſt, cùm nequaquam tormentis eorum, quos prœtereuntes potuerint decipere, oblectentur, ſed de riſu tantummodò & illuſione contenti, fatigare potiùs ſtudeant, quàm nocere.

Pline[6] le jeune avoit un affranchi nommé Marc, homme lettré, qui couchoit dans un même lit avec ſon frere plus jeune que lui. Il lui ſembla voir une perſonne aſſiſe ſur le même lit, qui lui coupoit les cheveux du haut de la tête ; à ſon réveil il ſe trouva raſé, & ſes cheveux jettés par terre au milieu de la chambre. Peu de tems après la même choſe arriva à un jeune garçon qui dormoit avec pluſieurs autres dans une penſion : celui-ci vit entrer par la fenêtre deux hommes vêtus de blanc qui lui couperent les cheveux comme il dormoit, puis ſortirent de même par la fenêtre ; à ſon réveil il trouva ſes cheveux répandus ſur le plancher. A quoi attribuer tout cela, ſinon à un Folet ?

Plotin[7] Philoſophe Platonicien avoit, dit-on, un Démon familier qui lui obéiſſoit dès qu’il l’appelloit, & qui étoit d’une nature ſupérieure aux Génies ordinaires ; il étoit de l’ordre des Dieux, & Plotin avoit une attention continuelle à ce divin Gardien. C’eſt ce qui lui fit entreprendre un ouvrage ſur le Démon, que chacun de nous a en partage. Il tâche d’y expliquer les différences des Génies qui veillent ſur les hommes.

Trithême dans ſa Chronique d’Hirſauge[8] ſous l’an 1130. raconte qu’au Diocèſe d’Hildesheim en Saxe, on vit aſſez longtems un Eſprit qu’ils appelloient en Allemand Heidekind, comme qui diroit Génie champêtre : Heide ſignifie vaſte campagne, Kind enfant. Il apparoiſſoit tantôt ſous une forme, tantôt ſous une autre ; & quelquefois ſans apparoître, il faiſoit pluſieurs choſes qui prouvoient, & ſa préſence, & ſon pouvoir. Il ſe méloit quelquefois de donner des avis importans aux Puiſſances : ſouvent on l’a vû dans la cuiſine de l’Evêque aider les Cuiſiniers, & faire divers ouvrages.

Un jeune garçon de cuiſine qui s’étoit familiariſé avec lui, lui ayant ſait quelques inſultes, il en avertit le chef de cuiſine, qui n’en tint compte ; mais l’Eſprit s’en vengea cruellement : ce jeune garçon s’étant endormi dans la cuiſine, l’Eſprit l’étouffa, le mit en piéces & le fit cuire. Il pouſſa encore plus loin ſa fureur contre les Officiers de la cuiſine & les autres Officiers du Prince. La choſe alla ſi loin, qu’on fut obligé de procéder contre lui par Cenſures, & de le contraindre par les Exorciſmes de ſortir du pays.

Je trois pouvoir mettre au nombre des Folets les Eſprits qui ſe voient, dit-on, dans les mines & dans le creux des montagnes. Ils paroiſſent vêtus comme les Mineurs, courent çà & là, s’empreſſent comme pour travailler & chercher le minérai, l’aſſemblent en monceaux, le tirant dehors, tournant la roue de la grue : ils ſemblent ſe donner de grands mouvemens pour aider les ouvriers, & toutefois ne font rien.

Ces Eſprits ne ſont pas malfaiſans, à moins qu’on ne les inſulte, & qu’on ne ſe moque d’eux : car alors ils ſe mettent de mauvaiſe humeur, ils jettent quelque choſe à ceux qui les outragent. Un de ces Génies qui avoit été injurié & envoyé au gibet par un mineur, lui tordit le col, & lui mit la tête par derriere. Le mineur n’en mourut point ; mais il demeura toute ſa vie ayant le col renverſé & tordu.

George Agricola[9] qui a ſçavamment traité la matiere des mines, des métaux, & de la maniere de les tirer des entrailles de la terre, reconnoît deux ou trois ſortes d’Eſprits qui apparoiſſent dans les mines : les uns ſont fort petits, & reſſemblent à des Nains ou des Pygmées ; les autres ſont comme des vieillards recourbés & vêtus comme des mineurs, ayant la chemiſe retrouſſée, & un tablier de cuir autour des reins : d’autres font ou ſemblent faire ce qu’ils voient faire aux autres, ſont fort gais, ne font mal à perſonne ; mais de tous leurs travaux il ne réſulte rien de réel.

En d’autres mines on voit des Eſprits dangereux qui maltraitent les ouvriers, les chaſſent, les tuent quelquefois, & les contraignent d’abandonner des mines très-riches & très-abondantes. Par exemple, à Anneberg, dans une mine appellée Couronne de Roſe, un Eſprit en forme de cheval fougueux & ronflant tua douze mineurs, & obligea les entrepreneurs d’abandonner cette entrepriſe, quoique d’un très-grand rapport. Dans une autre nommée S. Grégori en Siveberg, il parut un Eſprit ayant la tête couverte d’un chaperon noir qui ſaiſit un mineur, l’éleva fort haut, puis le laiſſa tomber, & le bleſſa conſidérablement.

Olaus Magnus[10] dit que dans la Suéde & dans les pays ſeptentrionaux on voyoit autrefois des Eſprits familiers, qui ſous la forme d’hommes ou de femmes ſervoient des particuliers. Il parle de certaines Nymphes qui ont leur demeure dans des antres, & dans le plus profond des forêts, & qui annoncent les choſes futures : les unes ſont bonnes, les autres mauvaiſes ; elles apparoiſſent & parlent à ceux qui les conſultent. Les Voyageurs & les bergers voient auſſi ſouvent pendant la nuit divers fantômes qui brûlent tellement l’endroit où ils paroiſſent, qu’on n’y voit plus croître ni herbe ni verdure.

Que les peuples de Fionie avant leur converſion au Chriſtianiſme vendoient les vents aux matelots, en leur donnant un cordon avec trois nœuds, & les avertiſſant qu’en dénouant le premier nœud, ils auroient un vent doux & favorable, au ſecond nœud un vent plus véhément, & au troiſiéme nœud un vent impétueux & dangereux. Il dit de plus, que les Bothniens frappant ſur une enclume à grands coups de marteau, ſur une grenouille ou un ſerpent d’airain, tombent évanouis, & pendant cet évanouiſſement apprennent ce qui ſe paſſe en des lieux fort éloignés.

Mais tout cela regarde plutôt la Magie que les Eſprits familiers ; & ſi ce qu’on dit ſur tout cela eſt vrai, on doit l’attribuer au mauvais Eſprit.

Le même Olaus Magnus[11] dit qu’on voit dans les mines, ſur-tout dans celles d’argent, où il y a un plus grand profit à eſpérer, ſix ſortes de Démons, qui ſous diverſes formes travaillent à caſſer les rochers, à tirer les ſeaux, à tourner les roues, qui éclatent quelquefois de rire, & font diverſes ſingeries ; mais que tout cela n’eſt que pour tromper les mineurs qu’ils écraſent ſous les rochers, ou qu’ils expoſent aux plus éminens dangers pour leur faire proférer des blaſphêmes ou des juremens contre Dieu. Il y a pluſieurs mines très-riches qu’on a été obligé d’abandonner par la crainte de ces dangereux Eſprits.

Malgré tout ce que nous venons de rapporter, je doute beaucoup qu’il y ait des Eſprits dans le creux des montagnes & dans les mines : j’ai interrogé ſur cela des gens du métier, & des mineurs de profeſſion, qui ſont en aſſez grand nombre dans nos montagnes de Vôge, & qui m’ont aſſuré que tout ce qu’on raconte ſur cela étoit fabuleux ; que ſi quelquefois on y apperçoit des Eſprits folets ou des figures groteſques, il faut les attribuer à une imagination échauffée & prévenue ; ou que la choſe eſt ſi rare, qu’elle ne doit pas être rapportée comme commune & ordinaire.

Un nouveau Voyageur des pays Septentrionaux, imprimé à Amſterdam en 1708. dit que les peuples d’Iſlande ſont preſque tous Sorciers ; qu’ils ont des Démons familiers qu’ils nomment Troles, qui les ſervent comme des valets, qui les avertiſſent des accidens ou des maladies qui leur doivent arriver : ils les réveillent pour aller à la pêche quand il y fait bon, & s’ils y vont ſans l’avis de ces Génies, ils ne réuſſiſſent pas. Il y en a parmi ces peuples qui évoquent les morts, & les font voir à ceux qui veulent les conſulter : ils font auſſi paroître les abſens loin des lieux de leurs demeures.

Le P. Vadingue rapporte d’après une ancienne Légende manuſcrite, qu’une Dame nommée Lupa avoit eu pendant 13 ans un Démon familier qui lui ſervoit de femme de chambre, & qui la portoit à beaucoup de déſordres ſecrets, & à traiter inhumainement ſes Sujets. Dieu lui fit la grace de reconnoître ſa faute, & d’en faire pénitence, par l’interceſſion de S. François d’Aſſiſe & de S. Antoine de Padoue, en qui elle avoit toujours eu une dévotion particuliere.

Cardan parle d’un Démon barbu de Niphus, qui lui faiſoit des leçons de Philoſophie.

Agrippa avoit un Démon qui le ſervoit en forme de chien. Ce chien, dit Paul-Jove, voyant ſon maître prêt à expirer, ſe précipita dans le Rhône.

On parle beaucoup de certains Eſprits[12] qu’on tient enfermés dans certains anneaux que l’on achete, que l’on vend, que l’on troque. On parle auſſi d’un anneau de criſtal, dans lequel le Démon faiſoit voir ce que l’on déſiroit.

On vante ces miroirs enchantés[13] où des enfans voient la figure d’un voleur que l’on cherche : d’autres le verront dans leurs ongles ; ce qui ne peut être que preſtiges diaboliques.

Le Loyer raconte[14] que dans le tems qu’il étudioit en Droit à Toulouſe, il étoit logé aſſez près d’une maiſon où un Folet ne ceſſoit toute la nuit de tirer de l’eau d’un puits en faiſant crier la poulie. D’autrefois il ſembloit tirer ſur les dégrés quelque choſe de peſant ; mais il n’entroit dans les chambres que très-rarement, & à petit bruit.


  1. Matth. xviij. 10.
  2. Pſal. xc. II.
  3. Iſaï. xiij. 22. Piloſi ſaltabunt ibi.
  4. Idem, xxxiv. 1..[illisible]
  5. Caſſien, collat. 7. c. 23.
  6. Plin. l. 7. Epiſt. 27. ſuiv.
  7. Vie de Plotin, art, x.
  8. Chronic. Hirſaug. ad Ann. 1130.
  9. Georg. Agricola. de Mineral. ſubterran, pag. 504.
  10. Olaus Mag. lib. 3. Hiſt. c. 9. 10. 11. 12. 13. 14.
  11. Olaus Mag. lib. 6. c. 9.
  12. Le Loyer, pag. 474.
  13. Idem, liv. 2. p. 258.
  14. Idem, pag. 550. & ſuiv.