Traité sur les apparitions des esprits/I/33

CHAPITRE XXXIII.

Spectres qui apparoiſſent, & qui prédiſent
des choſes futures & cachées.

ON trouve dans les Anciens & dans les Modernes une infinité d’Hiſtoires de Spectres. Nous ne doutons point que leurs Apparitions ne ſoient l’ouvrage du Démon, ſi elles ſont réelles. Or on ne peut diſconvenir, qu’il ne ſe trouve beaucoup d’illuſion & de menſonge dans tout ce qu’on en raconte. Nous diſtinguerons ici des Spectres de deux ſortes : les uns qui apparoiſſent aux hommes pour leur nuire, ou pour les tromper, ou pour leur annoncer des choſes futures, heureuſes ou fâcheuſes ſelon les circonſtances ; les autres Spectres infeſtent certaines maiſons, dont ils ſe ſont rendus maîtres, & où ils ſe font voir & entendre. Nous traiterons de ces derniers dans un Chapitre à part, & nous ferons voir que la plûpart de ces Spectres & de ces Apparitions ſont fort ſuſpectes de fauſſeté.

Pline le jeune[1] écrivant à ſon ami Sura ſur le ſujet des Apparitions, lui témoigne qu’il eſt fort porté à les croire véritables ; & la raiſon qu’il en donne, eſt ce qui eſt arrivé à Quintus Curtius Rufus, qui étant allé en Afrique à la ſuite du Queſteur ou du Tréſorier de la part des Romains, ſe promenant un jour ſur le ſoir ſous un portique, vit une femme d’une grandeur & d’une beauté extraordinaire, qui lui dit qu’elle étoit l’Afrique, & qui l’aſſura qu’il retourneroit un jour dans ce même pays en qualité de Proconſul. Cette promeſſe lui inſpira de grandes eſpérances ; & étant de retour à Rome, il fit tant par ſes intrigues & par le ſecours des amis qu’il avoit gagnés par argent, qu’il obtint la Queſture, & enſuite la Préture par la faveur de l’Empereur Tibere.

Cette dignité ayant couvert l’obſcurité & la baſſeſſe de ſa naiſſance, il fut enſuite envoyé Proconſul en Afrique, où il mourut, après avoir obtenu les marques d’honneur du Triomphe. On dit qu’à ſon retour en Afrique la même perſonne qui lui avoit prédit ſa grandeur future, lui apparut de nouveau au moment de ſon débarquement à Carthage.

Ces prédictions ſi préciſes & ſi exactement ſuivies de l’effet faiſoient croire au jeune Pline, que ces ſortes de prédictions ne ſont pas toujours vaines. Cette Hiſtoire de Curtius Rufus avoit été écrite par Tacite aſſez longtems avant Pline, qui pouvoit bien l’avoir priſe de Tacite.

Après la mort funeſte de Caligula qui fut maſſacré dans ſon Palais, on l’enterra à demi-brûlé dans ſes propres jardins. Les Princeſſes ſes ſœurs à leur retour de leur exil le firent brûler en cérémonie, & l’inhumerent avec honneur ; mais il paſſoit pour conſtant, qu’avant cela ceux qui avoient la garde de ces jardins & du Palais, avoient été toutes les nuits inquiétés par des Fantômes & des bruits effroyables.

Voici un exemple ſi extraordinaire, que je ne le rapporterais point, s’il n’étoit atteſté par plus d’un Ecrivain, & s’il n’étoit conſigné dans les monumens publics d’une ville conſidérable de la Haute Saxe ; cette ville eſt Hamelen dans la Principauté de Kalenberg, au confluent de la riviere du Hamel & du Veſer.

L’an 1384. cette ville étoit infeſtée par une ſi prodigieuſe multitude de rats, qu’ils ravageoient tout le grain qui étoit dans les greniers : on employa inutilement pour les chaſſer tout ce que l’art & l’experience purent inſpirer, & ce qu’on a accoutumé d’employer contre ces ſortes d’animaux. En ce tems arriva dans la ville un Inconnu d’une taille plus grande que l’ordinaire, vêtu d’une robbe de diverſes couleurs, qui s’engagea de délivrer la ville de ce fléau, moyennant une certaine récompenſe dont on convint.

Alors il tira de ſa manche une flute, au ſon de laquelle tous les rats ſortirent de leurs trous & le ſuivirent : il les mena droit à la riviere, où ils ſe jetterent & ſe noyerent. Au retour il vint demander la récompenſe promiſe ; on la lui refuſa, apparemment à cauſe de la facilité avec laquelle il avoit exterminé les rats. Le lendemain qui étoit un jour de fête, il prit le tems que tous les Bourgeois étoient a l’Egliſe ; & par le moyen d’une autre flute dont il ſe mit à jouer, tous les enfans de la ville au-deſſous de quatorze ans, qui étoient au nombre de cent trente, s’aſſemblerent autour de lui : il les mena juſqu’à la montagne voiſine nommée Kopfelberg, qui ſert de voirie à la ville, & où l’on exécute les criminels ; ces enfans diſparurent, & on ne les a pas revûs depuis.

Une jeune fille qui ſuivoit de loin, fut témoin de la choſe, & en vint apporter la nouvelle à la ville. On montre encore dans cette montagne un enfoncement, où l’on dit que cet homme fit entrer les enfans. Au coin de cette ouverture eſt une inſcription ſi ancienne, qu’on ne peut plus la déchiffrer ; mais l’Hiſtoire eſt repréſentée ſur les vitraux de l’Egliſe, & on aſſure que dans les actes publics de cette ville encore à préſent on a coutume de mettre les dates en cette ſorte : Fait en l’année — — — — après la Diſparution de nos Enfans. On peut voir Vagenſeil, Opera librorum Juvenil. tom. 2. pag. 295. la Géographie de Hubner, & le Dictionnaire Géographique de la Martiniere, ſous le nom d’Hamelen.

Si ce récit n’eſt pas entierement fabuleux, comme il en a l’air, on ne peut regarder cet homme que comme un Spectre & un mauvais Génie, qui par la permiſſion de Dieu aura puni la mauvaiſe foi des Bourgeois dans la perſonne de leurs enfans, quoiqu’innocens du manque de parole de leurs peres. Il ſe pourroit faire, qu’un homme auroit quelque ſecret naturel pour raſſembler les rats & les précipiter dans la riviere ; mais il n’y a qu’une malice diabolique, qui puiſſe faire périr tant d’innocens pour ſe venger de leurs peres.

Jules-Céſar[2] étant entré en Italie & voulant paſſer le Rubicon, apperçut un homme d’une taille au deſſus de l’ordinaire, qui commença à ſiffler. Pluſieurs ſoldats étant accourus pour l’entendre, ce Spectre ſaiſit la trompette de l’un d’entr’eux, & commença à ſonner l’alarme, & à paſſer le fleuve. A ce moment Céſar ſans déliberer d’avantage, dit : allons où les préſages des Dieux & l’injuſtice de nos Ennemis nous appellent.

L’Empereur Trajan[3] fut tiré de la ville d’Antioche par un Fantôme, qui le fit ſortir par une fenêtre, au milieu de ce terrible tremblement de terre qui renverſa preſque toute la ville. Le Philoſophe Simonide[4] fut averti par un Spectre, que ſa maiſon devoit tomber : il en ſortit auſſitôt, & bientôt après elle ſe renverſa.

L’Empereur Julien l’Apoſtat diſoit à ſes amis, que dans le tems que ſes troupes le preſſoient d’accepter l’Empire étant à Paris, il vit pendant la nuit un Spectre ſous la forme d’une femme, comme on dépeint le Génie de l’Empire, qui ſe préſenta pour demeurer avec lui ; mais elle l’avertit que ce ne ſeroit que pour peu de tems. Le même Empereur racontoit de plus, qu’écrivant dans ſa tente peu avant ſa mort, ſon Génie familier lui apparut ſortant de ſa tente tout triſte & tout morne. Un peu avant la mort de l’Empereur Conſtance, le même Julien eut pendant la nuit une viſion d’un Fantôme lumineux, qui lui prononça & lui répéta plus d’une fois quatre vers Grecs, portant que quand Jupiter ſeroit au ſigne du Verſeau, & Saturne au 25 degré de la Vierge, Conſtance finiroit ſa vie en Aſie par une triſte mort.

Le même Empereur Julien atteſte Jupiter[5] qu’il a ſouvent vû Eſculape, qui l’a guéri de ſes maladies.


  1. Plin. Junior, Epiſt. lib. 7. 27.
  2. Sueton. in Jul. Cæſar.
  3. Dio Caſſius, lib. 68.
  4. Diogen. Laërt. in Simon. Valer. Maxim. lib. ..[illisible]
  5. Julian. apud Cyrill. Alex.