Traité sur les apparitions des esprits/I/34

CHAPITRE XXXIV.

Autres Apparitions de Spectres.

PLutarque dont on connoît la gravité & la ſageſſe, parle ſouvent de Spectres & d’Apparitions. Il dit, par exemple, que dans la fameuſe bataille de Marathon contre les Perſes, pluſieurs ſoldats virent le fantôme de Théſée, qui combattoit pour les Grecs contre les ennemis.

Le même Plutarque, dans la vie de Sylla, dit que ce Général vit pendant ſon ſommeil la Déeſſe que les Romains adoroient ſuivant le rit des Cappadociens, qui rendent au feu le culte ſuprême, ſoit que ce fût Bellone, ou Minerve, ou la Lune. Cette Divinité ſe préſenta devant Sylla, & lui mit en main une eſpece de foudre, en lui diſant de la lancer contre ſes ennemis, qu’elle lui nomma les uns après les autres ; qu’en même tems qu’il les frappoit, il les voyoit tomber & expirer à ſes pieds. Il y a lieu de croire que cette Déeſſe étoit Minerve, à qui le Paganiſme attribue comme à Jupiter le droit de lancer la foudre, ou plutôt que ç’étoit un Démon.

Pauſanias Général des Lacédémoniens[1] ayant tué par mégarde Cleonice, fille d’une des meilleures maiſons de Bizance, étoit tourmenté jour & nuit par l’ombre de cette fille qui ne lui laiſſoit aucun repos, lui répétant en colere un vers héroïque, dont le ſens eſt : Marche devant le Tribunal de la Juſtice qui punit les forfaits & qui t’attend. L’inſolence eſt enfin funeſte aux mortels. Pauſanias toujours troublé de cette image qui le pourſuivoit par tout, ſe retira à Héraclée dans l’Elide, où il y avoit un Temple deſſervi par des Prêtres magiciens nommés Pſychagogues, c’eſt-à-dire, qui font profeſſion d’évoquer les ames des trépaſſés. Là Pauſanias après avoir fait les libations & les effuſions funébres, appella l’ame de Cleonice, & la conjura de renoncer à ſa colere. Cleonice parut enfin, & lui dit que bientôt arrivé à Sparte, il ſeroit délivré de ſes maux, voulant apparamment ſous ces paroles couvertes lui marquer la mort qui l’y attendoit.

Voilà l’uſage des évocations des morts bien marqué & bien ſolennellement pratiqué dans un Temple conſacré à ces cérémonies : cela démontre au moins la créance & l’uſage des Grecs ; & ſi Cleonice apparut réellement à Pauſanias, & lui annonça ſa mort prochaine, peut-on nier que le mauvais Eſprit ou l’ame de Cleonice ne ſoient auteurs de cette prédiction, à moins que ce ne ſoit une friponnerie des Prêtres, comme il eſt aſſez croyable, & comme l’inſinue la réponſe ambigue qu’ils donnent à Pauſanias.

Pauſanias l’Hiſtorien[2] écrit, que 400 ans après la bataille de Marathon, on y entendoit encore toutes les nuits les henniſſemens des chevaux, & des cris comme de ſoldats qui s’animoient au combat. Plutarque parle auſſi de Spectres qu’on voyoit, & des hurlemens épouvantables qu’on entendoit dans des bains publics, où l’on avoit égorgé pluſieurs citoyens de Chéronée ſa patrie : on avoit même été obligé de fermer ces bains, ce qui n’empêcha pas que les voiſins n’y entendiſſent encore de grands bruits, & ne viſſent de tems en tems des Spectres aux environs de ces bains.

Dion le Philoſophe, diſciple de Platon & Général des Syracuſains, étant un jour aſſis ſur ſoir tout penſif dans le portique de ſa maiſon, ouit un grand bruit, puis apperçut un Spectre terrible d’une femme d’une grandeur monſtrueuſe, qui reſſembloit à une Furie, telle qu’on les dépeint dans les Tragédies ; il étoit encore aſſez grand jour, & elle commença à balayer la maiſon. Dion tout effrayé envoya prier ſes amis de le venir voir, & de paſſer la nuit avec lui ; mais cette femme ne parut plus. Peu de tems après ſon fils ſe précipita du haut du logis, & lui-même fut aſſaſſiné par des conjurés.

Marcus Brutus, un des meurtriers de Jules-Céſar, étant dans ſa tente pendant une nuit qui n’étoit pas bien obſcure, vers la troiſiéme heure de la nuit vit entrer une figure monſtrueuſe & terrible. Brutus lui demanda : qui es-tu ? un homme ou un Dieu ? & pourquoi es-tu venu ici ? Le Spectre répondit : je ſuis ton mauvais Génie ; tu me verras à Philippes. Brutus lui répondit ſans s’effrayer : je t’y verrai ; & étant ſorti, il alla raconter la choſe à Caſſius, qui étant de la ſecte d’Epicure, & ne croyant point ces ſortes d’Apparitions, lui dit que c’étoit une pure imagination ; qu’il n’y avoit ni Génies ni autres Eſprits qui puſſent apparoître aux hommes ; que quand ils apparoîtroient, ils n’auroient ni la forme, ni la voix humaine, & ne pourroient rien contre nous. Quoique ces raiſons raſſuraſſent un peu Brutus, elles ne le tirerent pas néanmoins d’inquiétude.

Mais le même Caſſius dans la campagne de Philippes, & au milieu du combat, vit Jules-Céſar qu’il avoit aſſaſſiné, qui vint à lui à toute bride, & l’effraya de telle ſorte, qu’enfin il ſe perça de ſon épée. Caſſius de Parme, différent de celui dont on vient de parler, vit un mauvais Génie qui entroit dans ſa tente, & lui annonçoit ſa mort prochaine.

Druſus faiſant la guerre aux Allemands ſous l’Empire d’Auguſte, & voulant traverſer l’Elbe pour pénétrer plus avant dans le pays, en fut détourné par une femme d’une ſtature plus grande que l’ordinaire, qui lui apparut, & lui dit : Druſus, où veux-tu aller ? ne ſeras-tu jamais ſatisfait ? ta fin eſt proche ; retourne-t’en. Il retourna ſur ſes pas, & mourut avant que d’être arrivé au Rhin qu’il vouloit repaſſer.

Saint Grégoire de Nyſſe, dans la vie de Saint Grégoire Taumaturge, dit que pendant une grande peſte qui ravagea la ville de Néoceſarée, on vit en plein jour des Spectres qui entroient dans les maiſons, & y venoient apporter une mort certaine.

Après la fameuſe ſédition arrivée à Antioche ſous l’Empereur Théodoſe, on vit la nuit ſuivante une eſpece de Furie courant par toute la Ville avec un foüet, qu’elle faiſoit claquer comme un cocher qui preſſe ſes chevaux.

S. Martin Evêque de Tours étant à Treves, entra dans une maiſon, où il trouva un Spectre qui l’effraya d’abord. Martin lui ordonna de ſortir du corps qu’il poſſédoit : au lieu de ſortir, il entra dans le corps d’un autre homme qui étoit dans le même logis ; & ſe jettant ſur ceux qui ſe trouverent là, commença à les attaquer & à les déchirer à belles dents. Martin ſe jetta à la traverſe, mit les doigts dans ſa bouche, le défiant de le mordre. Le Poſſédé recula, comme ſi on lui avoit mis une barre de fer rouge dans la bouche ; & enfin le Démon ſortit du corps du Poſſédé, non par la bouche, mais avec les excrémens qu’il jetta par le bas.

Jean Evêque d’Atrie qui vivoit au ſixiéme ſiécle, parlant de la grande peſte qui arriva ſous l’Empereur Juſtinien, & dont preſque tous les Hiſtoriens de ce tems-là font mention, dit qu’on voyoit dans des barques d’airain des hommes noirs & ſans tête, qui voguoient ſur la mer, & s’avançoient vers les lieux où la peſte commençoit à faire des ravages ; que cette infection ayant dépeuplé une Ville d’Egypte, enſorte qu’il n’y reſtoit plus que ſept hommes avec un garçon de dix ans, ces perſonnes ayant voulu ſe ſauver de la Ville avec beaucoup d’argent, tomberent mortes ſubitement.

Le jeune garçon s’enfuit ſans rien emporter ; mais à la porte de la Ville il fut arrêté par un Spectre, qui le traîna malgré lui dans la maiſon où les ſept hommes étoient mort. Quelque tems après l’Intendant d’un homme riche y étant entré avec quelques domeſtiques, pour en tirer des meubles de ſon maître qui étoit demeuré à la campagne, fut averti par le même jeune garçon de ſe ſauver ; mais il mourut ſubitement. Les valets qui accompagnoient l’Intendant ſe ſauverent, & porterent la nouvelle de tout ceci à leur Maître.

Le même Evêque Jean raconte, qu’étant venu à Conſtantinople pendant une très-grande peſte, qui enlevoit par jour dix, douze, quinze & ſeize mille perſonnes, enſorte qu’on en compte juſqu’à deux cens mille de morts de cette maladie : il raconte, dis-je, qu’on voyoit par la Ville des Démons qui couroient de maiſons en maiſons ſous l’habit d’Eccléſiaſtiques ou de Religieux, & qui donnoient la mort à ceux qu’ils y rencontroient.

La mort de Carloſtad fut accompagnée de circonſtances effrayantes, ſelon les Miniſtres de Bâle ſes collégues, qui en rendirent témoignage alors. Ils racontent[3] qu’au dernier Sermon que Carloſtad prononça dans le Temple de Bâle, un grand homme noir vint s’aſſeoir près du Conſul. Le Prédicateur l’apperçut, & en parut troublé. Au ſortir de la Chaire, il s’informa quel étoit l’inconnu, qui avoit pris place auprès du premier Magiſtrat : perſonne que lui ne l’avoit vû. Carloſtad eut encore des nouvelles du Spectre, lorſqu’il rentra dans ſon logis. L’homme noir y étoit allé, & avoit pris par les cheveux le plus jeune & le plus tendrement chéri de ſes enfans. Après l’avoir ainſi ſoulevé de terre, il s’étoit mis en devoir de le laiſſer retomber pour lui caſſer la tête ; mais il ſe contenta d’ordonner à l’enfant d’avertir ſon pere, que dans trois jours il reviendroit, & qu’il eût à ſe tenir prêt. L’enfant ayant raconté à ſon pere ce qui lui avoit été dit, jetta Carloſtad dans l’épouvante. Il ſe mit au lit tout effrayé ; & trois jours après il expira. Ces apparitions du Démon, de l’aveu même de Luther, étoient aſſez fréquentes à l’égard des premiers Réformateurs.

On pourroit multiplier à l’infini ces exemples d’Apparitions de Spectres ; mais ſi l’on entreprenoit d’en faire la critique, à peine en trouveroit-on un ſeul de bien certain, & qui fût à l’épreuve d’un examen ſérîeux & profond. En voici un que je rapporte exprès, parce qu’il a des caracteres ſinguliers, & que la fauſſeté en a été enfin reconnue.


  1. Plutarch. in Cimone.
  2. Pauſanias, lib. I. c. 32.
  3. Moshovius, pag. 22.