Traité sur les apparitions des esprits/I/35

CHAPITRE XXXV.

Examen de l’Apparition d’un prétendu
Spectre.

LEs affaires[1] ayant conduit le Comte d’Alais[2] à Marſeille, il lui arriva une avanture des plus extraordinaires : il chargea auſſitôt Neuré de l’écrire à notre Philoſophe (M. Gaſſendi) pour ſçavoir ce qu’il en penſoit ; ce qu’il fit en ces termes. M. le Comte & Madame la Comteſſe étant venus à Marſeille, virent étant couchés dans leur lit, un Spectre lumineux ; ils étoient fort bien éveillés l’un & l’autre. Pour mieux s’aſſurer ſi ce n’étoit pas quelqu’illuſion, ils appellent leurs valets de chambre ; mais ceux-ci ne parurent pas plutôt avec leurs flambeaux, que le Spectre diſparut. Ils firent boucher toutes les ouvertures & les fentes qu’ils trouverent dans la chambre, & ſe remirent au lit : à peine les valets de chambre ſe furent retirés, que le Spectre reparut.

Sa lumiere étoit moins éclatante que celle du ſoleil ; mais elle l’étoit plus que celle de la lune. Tantôt ce Spectre étoit en forme angulaire, tantôt en cercle, & tantôt en ovale. On pouvoit facilement lire une Lettre à ſa lueur ; il changeoit ſouvent de place, & paroiſſoit quelquefois ſur le lit du Comte. Il avoit des eſpeces de petits boucliers ; au-deſſus étoient empreints des caracteres. Cependant rien de plus agréable à la vûe : auſſi au lieu d’épouvanter, il réjouiſſoit. Il parut toutes les nuits, tant que le Comte demeura à Marſeille. Ce Prince ayant jetté une fois les mains deſſus, pour voir ſi ce n’étoit pas quelque choſe d’attaché au rideau du lit, le Spectre diſparut cette nuit, & reparut le lendemain.

Gaſſendi conſulté ſur ce fait, répondit le 13 du même mois. Il dit d’abord, qu’il ne ſçait que croire de cette viſion. Il ne nie pas que ce Spectre ne puiſſe être envoyé de Dieu, pour leur apprendre quelque choſe. Ce qui rend ce ſentiment probable, c’eſt la grande piété de l’un & de l’autre, & que ce Spectre n’avoit rien d’effrayant, mais au contraire. Ce qui mérite encore plus notre attention, c’eſt que ſi Dieu l’avoit envoyé, il auroit fait connoître pourquoi il l’envoyoit. Dieu ne badine pas & puiſqu’on ne peut pas comprendre ce qu’on doit eſpérer ou craindre, ſuivre ou éviter, il s’enſuit que ce Spectre ne ſçauroit venir de lui ; autrement ſa conduite ſeroit moins louable que celle d’un pere, d’un Prince, d’un homme de bien, & même d’un homme prudent, leſquels inſtruits de quelque choſe qui pût intéreſſer beaucoup ceux qui leur ſont ſoumis, ne ſe contenteroient pas de les avertir énigmatiquement.

Si ce Spectre eſt quelque choſe de naturel, rien n’eſt plus difficile que de le découvrir, que de trouver même quelque conjecture pour tâcher de l’expliquer. Quoique je ſois très-perſuadé de mon ignorance, je vais hazarder mon ſentiment. Ne pourroit-on pas avancer que cette lumiere a apparu, parce que l’œil du Comte étoit affecté intérieurement, ou parce qu’il l’étoit extérieurement. L’œil peut l’être intérieurement en deux manieres. Premierement, ſi ſon œil étoit dans la même diſpoſition qu’étoit toujours celui de l’Empereur Tibere ; lorſque cet Empereur s’éveilloit pendant la nuit, & qu’il ouvroit les yeux, il en ſortoit une clarté qui lui faiſoit diſcerner les choſes qui étoient dans l’obſcurité, lorſqu’il y fixoit ſes regards. J’ai ſçû que la même choſe arrivoit à une Dame de condition. Secondement, s’il a eu ſes yeux diſpoſés d’une certaine maniere ; comme il m’arrive à moi-même lorſque je m’éveille : ſi j’ouvre mes yeux, ils ſont tout rayonnans de lumiere, quoiqu’il n’y ait rien eu. Perſonne ne ſçauroit nier, qu’il ne puiſſe ſortir de nos yeux quelque éclair qui nous repréſente des objets, leſquels objets réfléchiſſent dans nos yeux & y laiſſent leurs traces.

On ſçait que les animaux qui vont la nuit, ont une vûe perçante pour diſcerner leur proie dans l’obſcurité, & l’enlever ; que les eſprits animaux qui ſont dans l’œil, & qui peuvent ſe répandre de là, ſont de la nature du feu, & par conſéquent lucides. Il peut arriver que les yeux étant fermés pendant le ſommeil, ces eſprits échauffés par les paupieres, s’enflâment & mettent quelque faculté en mouvement, comme l’imagination. Car n’arrive-t’il pas que les bois, les épines des poiſſons produiſens quelque lumiere, lorſque leur chaleur s’excite par la putréfaction ; pourquoi donc eſt-ce que cette chaleur excitée par ces eſprits enfermés, ne pourra pas produire quelque lumiere ? Il prouve enſuite que l’imagination ſeule le peut.

Le Comte d’Alais étant retourné à Marſeille, & ayant logé dans le même appartement, le même Spectre lui apparut encore. Neuré écrivit à Gaſſendi qu’on avoit obſervé que ce Spectre pénétroit dans la chambre par le lambris ; ce qui oblige Gaſſendi d’écrire au Comte d’examiner avec plus d’attention la choſe, & malgré cette découverte, il n’oſe encore rien décider ; il ſe contente d’encourager le Comte, & de lui dire que ſi cette Apparition vient de Dieu, il ne ſouffrira pas qu’il ſoit plus longtems dans l’attente, qu’il lui fera bientôt connoitre ſa volonté ; qu’auſſi ſi cette viſion ne vient pas de lui, il ne permettra pas qu’elle continue, & découvrira bientôt qu’elle vient de quelque cauſe naturelle : il n’eſt plus parlé en aucun endroit de ce Spectre.

Trois ans après la Comteſſe d’Alais avoua ingénuement au Comte, qu’elle avoit fait jouer elle-même cette Comédie par une de ſes femmes de chambre, parce qu’elle n’aimoit pas le ſéjour de Marſeille ; que ſa femme de chambre étoit au-deſſous du lit ; qu’elle faiſoit de tems en tems paroître un phoſphore. Le Comte d’Alais le raconta lui-même à M. de Puger de Lyon, qui le dit il y a environ 35 ans à M. Falconet, Docteur en Médecine, de l’Académie Royale des Belles-Lettres, de qui je l’ai appris. Gaſſendi conſulté ſérieuſement par le Comte, répondit comme un homme qui ne doutoit point de la vérité de cette Apparition ; tant il eſt vrai que la plûpart de ces faits ſi extraordinaires demandent d’être examinés avec grand ſoin, avant que d’en porter ſon jugement.


  1. Vie de Gaſſendi, tom. I. pag. 258.
  2. Alais eſt une Ville dans le bas Languedoc ; dont les Seigneurs portent le Titre de Prince, depuis que cette Ville eſt paſſée dans la Maiſon d’Angoulême & de Conty.