Traité sur les apparitions des esprits/I/23

CHAPITRE XXIII.

Obſeſſions & Poſſeſſions du Démon.

ON met avec raiſon au rang des Apparitions du malin Eſprit parmi les hommes les Obſeſſions & Poſſeſſions du Diable. Nous appellons Obſeſſion, lorſque le Démon agit au dehors contre la perſonne qu’il obſede ; & Poſſeſſion, lorſqu’il agit au dedans, qu’il agite la perſonne, remue ſes humeurs, lui fait proférer des blaſphêmes, lui fait parler des langues qu’elle n’a jamais appriſes, lui découvre des ſecrets inconnus, lui inſpire la connoiſſance des choſes les plus obſcures de la Philoſophie ou de la Théologie. Saül étoit agité & poſſédé par le mauvais Eſprit[1], qui par intervalles remuoit ſes humeurs mélancoliques, & réveilloit ſon animoſité & ſa jalouſie contre David, ou qui à l’occaſion du mouvement naturel de ces humeurs noires, le ſaiſiſſoit, l’agitoit, & le mettoit hors de ſon aſſiette ordinaire. Les Poſſédés dont il eſt parlé dans l’Evangile[2], & qui crioient tout haut que Jeſus étoit le Chriſt, qu’il étoit venu avant le tems pour les tourmenter, qu’il étoit le fils de Dieu : tous ces exemples ſont des exemples de Poſſeſſions.

Mais le Démon Aſmodée qui obſédoit Sara fille de Raguël[3], & qui avoit fait mourir ſes ſept premiers maris : ceux dont il eſt parlé dans l’Evangile, qui étoient ſimplement frappés de maladies, ou d’incommodités qu’on croyoit incurables : ceux que l’Ecriture appelle quelquefois Lunatiques, qui écumoient, qui s’agitoient, qui fuyoient la compagnie des hommes, qui étoient violens & dangereux, enſorte qu’il falloit les enchaîner pour les empêcher de frapper & de maltraiter les autres : ces ſortes de perſonnes étoient ſimplement obſédées du Démon.

Les ſentimens ſont fort partagés ſur la matiere des Obſeſſions & des Poſſeſſions du Démon. Les Juifs endurcis, & les anciens ennemis de la Religion Chrétienne, convaincus par l’évidence des Miracles qu’ils voyoient faire à Jeſus-Chriſt, à ſes Apôtres & aux Chrétiens, n’oſoient en conteſter ni la vérité, ni la réalité : ils les attribuoient à la Magie, au Prince des Démons, ou à la vertu de certaines herbes ou de certains ſecrets naturels.

S. Jullin[4], Tertullien, Lactance, S. Cyprien, Minutius & les autres Peres des premiers Siecles de l’Egliſe, parlent de l’empire que les Exorciſtes Chrétiens exerçoient ſur les Poſſédés d’une maniere ſi pleine de confiance & de liberté, qu’on ne peut douter ni de la certitude, ni de l’évidence de la choſe. Ils en prennent à témoins leurs Adverſaires, & ſe font fort d’en faire l’expérience en leur préſence, & de forcer les Démons à ſortir des corps des Poſſédés, à déclarer leurs noms, & à reconnoître que ce qu’on adore dans les Temples des Payens ne ſont que des Démons.

Quelques-uns oppoſoient aux vrais miracles du Sauveur ceux de leurs faux Dieux, de leurs Magiciens, des Héros du Paganiſme, comme ceux d’Eſculape & du fameux Apollonius de Thiane. Les prétendus Eſprits forts les conteſtent aujourd’hui par les principes de la Philoſophie : ils les attribuent au déréglement de l’imagination, aux préjugés de l’éducation, aux reſſorts cachés du tempéramment. Ils réduiſent les expreſſions de l’Ecriture à l’hyperbole : ils ſoutiennent que Jeſus-Chriſt s’eſt rabaiſſé à la portée des peuples, à leurs préventions ; que les Démons étant des ſubſtances purement ſpirituelles, ne peuvent agir par elles-mêmes immédiatement ſur les corps ; & qu’il n’eſt nullement probable, que Dieu faſſe des miracles pour le leur permettre.

Qu’on examine de près ceux & celles qui ont paſſé pour poſſédés ; on n’en trouvera peut-être pas un ſeul, qui n’ait eu l’eſprit dérangé par quelqu’accident, ou le corps attaqué de quelqu’infirmité connue ou cachée, qui aura cauſé dans ſes humeurs ou dans ſon cerveau quelqu’altération, qui jointe aux préjugés ou à la frayeur, aura donné lieu en eux à ce qu’on appelle Obſeſſion ou Poſſeſſion.

La Poſſeſſion du Roi Saül s’explique aiſément, en ſuppoſant qu’il étoit naturellement atrabilaire, & que dans les accès de ſa mélancolie, il paroiſſoit furieux ; auſſi ne chercha-t-on pas d’autre remede à ſon mal, que la muſique & le ſon des inſtrumens propres à le réjouir & calmer ſa mélancolie.

Pluſieurs des Obſeſſions & Poſſeſſions marquées dans le Nouveau Teſtament étoient de ſimples maladies ou des travers d’eſprit, qui faiſoient croire à ces gens-là qu’ils étoient poſſédés du Démon. Le peuple ignorant les entretenoit dans cette prévention : l’ignorance de la Phyſique & de la Médecine fortifioit ces idées.

Dans l’un c’étoit une humeur noire & mélancolique, dans l’autre c’étoit un ſang brûlé & trop échauffé ; ici c’étoit une ardeur d’entrailles, là un amas de mauvaiſes humeurs qui ſuffoquoient les malades, comme il arrive aux Epileptiques & aux Hypocondriaques, qui s’imaginent être Dieux, Rois, chats, chiens, bœufs. Il y en avoit d’autres, qui troublés à la vûe de leurs crimes, tomboient dans une eſpece de déſeſpoir, & dans des remords de conſcience qui altéroient leur eſprit & leur tempéramment, & leur faiſoient croire que le Démon les pourſuivoit & les obſédoit. Telles étoient apparemment ces femmes qui ſuivoient Jeſus-Chriſt, & qui avoient été délivrées par lui des Eſprits immondes qui les poſſédoient[5], & en partie Marie-Magdelaine, dont il avoit chaſſé ſept Démons. Il eſt ſouvent parlé dans l’Ecriture de l’Eſprit d’impureté, de l’Eſprit de menſonge, de l’Eſprit de jalouſie ; il n’eſt pas néceſſaire de recourir à un Démon particulier pour exciter dans nous ces paſſions. S. Jacques[6] nous apprend, que nous ſommes aſſez tentés par notre concupiſcence qui nous porte au mal, ſans aller chercher d’autres cauſes au dehors de nous.

Les Juifs attribuoient la plûpart de leurs maladies au Démon ; ils étoient perſuadés qu’elles étoient la punition de quelque péché connu ou caché. Jeſus-Chriſt & ſes Apôtres ont ſagement ſuppoſé ces préjugés, ſans vouloir les attaquer de front, & réformer les anciennes opinions des Juifs : ils ont guéri les maladies, & ont chaſſé les mauvais Eſprits qui les cauſoient, ou qui étoient cenſés les cauſer. L’effet eſſentiel & réel étoit la guériſon du malade ; il n’étoit pas alors queſtion d’autre choſe pour aſſurer la miſſion de Jeſus-Chriſt, ſa Divinité, & la vérité de la Doctrine qu’il prêchoit. Qu’il chaſſe le Démon ou qu’il ne le chaſſe pas, ſa choſe n’eſt pas eſſentielle à ſon premier deſſein. Il eſt certain qu’il guériſſoit le malade, ſoit en chaſſant le Démon, s’il eſt vrai que ce mauvais Eſprit cauſât la maladie, ſoit en rétabliſſant les organes ou les humeurs dans leur état régulier & naturel, ce qui eſt toujours miraculeux & prouve la Divinité du Sauveur.

Quoique les Juifs fuſſent aſſez crédules ſur les opérations du malin Eſprit, ils croyoient toutefois que pour l’ordinaire les Démons qui tourmentoient certaines perſonnes, n’étoient autre choſe que les Ames de quelque ſcélerat, qui craignant de ſe rendre au lieu qui lui eſt deſtiné, s’empare du corps de quelque mortel qu’il tourmente, & s’efforce de lui ôter la vie[7].

Joſeph l’Hiſtorien[8] raconte, que Salomon compoſa des charmes contre les maladies, & des formules d’Exorciſmes pour chaſſer les mauvais Eſprits. Il dit ailleurs, qu’un Juif nommé Eleazar guérit en préſence de Veſpaſien quelques Poſſédés, en leur appliquant ſous le nés un anneau, où étoit enchaſſée une racine indiquée par ce Prince. On prononçoit le nom de Salomon avec une certaine priere & un Exorciſme ; auſſi-tôt le Poſſédé tomboit par terre, & le Démon le quittoit. Le commun des Juifs ne doutoit pas que Beelzebub Prince des Démons n’eût le pouvoir de chaſſer les autres Démons, puiſqu’ils diſoient que Jefus-Chriſt ne les chaſſoit qu’au nom de Beelzebub[9]. On lit dans l’Hiſtoire, que quelquefois les Payens ont chaſſé les Démons ; & les Médecins ſe vantent de pouvoir guérir quelques Poſſédés, comme ils guériſſent des Hypocondriaques & des maladies imaginaires.

Voilà ce qu’on peut dire de plus plauſible contre la réalité des Poſſeſſions & Obſeſſions du Démon.


  1. I. Reg. xvj. 14. 15.
  2. Matth. viij. 16. x. II. xviij. 28.
  3. Tob. iij. 8.
  4. Juſtin. Dialog. cum ſupplem. Tertull. de coronâ militis, c. II. & Apolog. c. 23. Cyp. ad Demetriam. &c. Minntius, in Octavio. &c.
  5. Luc. viij. 2.
  6. Jacobi, I. 14.
  7. Joſeph. Antiq, lib. 7. c. 25.
  8. Joſeph. Antiq. lib. 8. c. 2.
  9. Matth. xij. 24.