Traité sur les apparitions des esprits/I/20

CHAPITRE XX.

Hiſtoire de Louis Gaufredi & de Magdelaine
de la Palud, avoués Sorciers
& Sorcieres par eux-mêmes
.

VOici un exemple inſigne d’un homme & d’une femme, qui ſe ſont déclarés Sorciers & Sorcieres. Louis Gaufredi, Curé de la Paroiſſe des Accouls à Marſeille[1], fut accuſé de Magie & arrêté au commencement de 1611. Chriſtophe Gaufredi ſon Oncle, Curé des Pourrieres voiſin de Beauverſas, lui envoya ſix mois avant ſa mort un petit cayer in-16. de ſix feuillets écrits : au bas de chaque feuillet il y avoit deux vers François ; on voyoit dans l’ouvrage quantité de caracteres ou chiffres, qui renfermoient des myſteres de Magie. Louis Gaufredi fit d’abord aſſez peu de cas de ce livre, & le garda pendant cinq ans ſans le lire.

Au bout de ce tems ayant lû les vers François, le Diable ſe préſente à lui ſous une forme humaine nullement difforme, & lui dit qu’il étoit venu pour remplir tous ſes deſirs, s’il vouloit lui rapporter toutes ſes bonnes œuvres. Gaufredi lui fit ſon billet ; il demanda au Démon qu’il pût jouir d’une grande réputation de ſageſſe parmi les gens de probité, & qu’il pût inſpirer de l’amour aux femmes & aux filles qu’il lui plairoit, en ſoufflant ſeulement ſur elles.

Lucifer le lui promit par écrit, & bien-tôt Gaufredi vit le parfait accompliſſement de ſes deſſeins : il inſpira de l’amour à une jeune Demoiſelle nommée Magdelaine, fille d’un Gentilhomme nommé Madole de la Palud. Cette fille n’avoit encore que neuf ans, & Gaufredi ſous prétexte de dévotion & de ſpiritualité lui ayant fait entendre, que comme ſon Pere ſpirituel il avoit droit de diſpoſer d’elle, il l’engagea auſſi à ſe donner au Démon, & quelques années après il l’obligea à donner une cédule ſignée de ſon propre ſang au Diable pour ſe livrer de plus en plus à lui : on dit même qu’il lui fit faire depuis ſept ou huit autres cédules.

Après cela il ſouffla ſur elle, lui inſpira un amour violent pour lui, & en abuſa ; il lui donna un Diable familier qui la ſervoit, & qui la ſuivoit par-tout. Un jour il la tranſporta au Sabbat ſur une haute montagne près Marſeille ; elle y vit des gens de toutes Nations, & en particulier Gaufredi, qui y tenoit un rang fort diſtingué, & qui lui fit imprimer des caracteres à la tête & vis à-vis, & en pluſieurs autres parties du corps. Cette fille ſe fit enſuite Religieuſe de Sainte Urſule, & paſſa pour poſſédée du Démon.

Gaufredi ſouffla encore ſur pluſieurs autres femmes, & leur inſpire un amour déréglé, & cela pendant les ſix ans que dura ſon empire diabolique. Car à la fin on le reconnut pour inſigne Magicien ; & la Demoiſelle de Mandole ayant été arrêtée par l’Inquiſition, & interrogée par le P. Michaëlis Jacobin, avoua une bonne partie de ce que nous venons de dire, & découvrit pendant les Exorciſmes pluſieurs autres choſes. Elle avoit alors dix-neuf ans.

Elle répondoit pertinemment en François à toutes les queſtions qu’on lui faiſoit en Latin, & diſoit pluſieurs choſes particulieres ſur les ordres des Anges, & ſur la chûte de Lucifer & ſes complices, & nomma 24 Eſprits malins dont elle étoit poſſédée.

Tout ceci fit connoître Gaufredi par le Parlement de Provence ; on l’arrêta, & on commença à procéder contre lui les 19. 20. & 21 de Février 1611. On ouit en particulier Magdelaine de la Palud, qui fit une Hiſtoire complete de la Magie de Gaufredi, & des abominations qu’il avoit commiſes avec elle. Que depuis 14 ans il étoit Magicien & chef de Magiciens ; que ſi la Juſtice ne s’étoit pas ſaiſie de lui, le Diable l’auroit porté en Enfer en corps & en ame.

Gaufredi s’étoit volontairement rendu en priſon ; & dès le premier interrogatoire qu’il ſubit, il nia tout, & ſe donna pour homme de bien. Mais ſur les informations faites contre lui, il fut reconnu qu’il avoit le cœur fort corrompu, & qu’il avoit ſéduit la Demoiſelle de Mandole & d’autres femmes qu’il confeſſoit. Cette Demoiſelle ſut oüie juridiquement le 21 Février, & fit l’Hiſtoire de ſa ſéduction, de la Magie de Gaufredi, & du Sabbat où il l’avoit fait tranſporter pluſieurs fois.

Quelque tems après ayant été confrontée avec Gaufredi, elle reconnut qu’il étoit homme de bien, & que tout ce qu’on avoit répandu contre lui étoit imagination, & rétracta tout ce qu’elle même avoit avoué. Gaufredi de ſon côté reconnut les privautés qu’il avoit eues avec elle, nia tout le reſte, & ſoutint que c’étoit le Diable dont elle étoit poſſédée, qui lui ſuggéroit tout ce qu’elle diſoit. Il avoua qu’ayant réſolu de ſe convertir, Lucifer lui avoit apparu, & l’avoit menacé de pluſieurs malheurs ; qu’il en avoit effectivement éprouvé pluſieurs ; qu’il avoit brûlé le livre de Magie, dans lequel il avoit mis les cédules de la Demoiſelle de la Palud, & les ſiennes qu’il avoit faites au Diable ; mais que les ayant enſuite cherchées, il ne les trouva point, dont il fut fort étonné. Il parla au long du Sabbat, & dit qu’il y avoit près de la ville de Nice un Magicien, qui avoit toutes ſortes d’habits à l’uſage des Sorciers ; qu’au Sabbat il y a une cloche du poids d’un quintal, de la largeur de 4 aulnes, dont le batant étoit une piéce de bois qui rendoit un ſon ſourd & lugubre. Il raconta pluſieurs horreurs, impiétés & abominations qui ſe commettoient au Sabbat. Il rapporta la cédule que Lucifer lui avoit faite, par laquelle il s’obligeoit de charmer les femmes qui ſeroient à ſon gré.

Les concluſions du Procureur Général furent après l’expoſé des choſes ci-devant rapportées : & attendu que ledit Gaufredi a été convaincu d’avoir dans pluſieurs parties de ſon corps diverſes marques, où ayant été piqué il n’en auroit reſſenti aucune douleur, & ſans qu’il en ſortît du ſang ; qu’il a eu pluſieurs privautés avec Magdelaine de la Palud, tant en l’Egliſe qu’en la maiſon d’icelle, tant de jour que de nuit, par lettres où il y avoit des caracteres amoureux inviſibles à tout autre qu’à elle ; qu’il l’auroit connue charnellement, & l’auroit engagée à renoncer à Dieu & à ſon Egliſe, & qu’elle a reçû ſur ſon corps divers caracteres diaboliques ; que lui-même a avoué être Sorcier & Magicien ; qu’il a retenu un livre de Magie, & s’en eſt ſervi pour conjurer & invoquer le malin Eſprit ; qu’il a été avec ladite Magdelaine au Sabbat, où il a fait une infinité d’actions ſcandaleuſes, impies & abominables, comme d’avoir adoré Lucifer.

Pour ces cauſes, ledit Procureur Général requiert, que ledit Gaufredi ſoit déclaré atteint & convaincu des cas à lui impoſés, & pour réparation d’iceux, qu’il ſoit préalablement dégradé des Ordres Sacrés par le Seigneur Evêque de Marſeille ſon Diocéſain, & après condamné à faire amende honorable un jour d’audience, tête & pieds nuds, la hart au col, tenant un flambeau ardent entre ſes mains, demander pardon à Dieu, au Roi & à la Juſtice, livré à l’Exécuteur de la haute Juſtice, mené, conduit & tenaillé en tous les lieux & carrefours de cette Ville d’Aix avec des tenailles ardentes en tous les lieux de ſon corps, & après en la place des Jacobins brûlé tout vif, puis ſes cendres jettées au vent ; & auparavant d’être exécuté, qu’il ſoit mis & appliqué à la queſtion en la plus griéve gêne qui ſe pourra excogiter, afin de tirer de ſa bouche le reſte de ſes complices. Déliberé le 18 Avril 1611. & l’Arrêt en conformité rendu le 29 Avril 1611.

Le même Gaufredi ayant été appliqué à la queſtion ordinaire & extraordinaire, déclara qu’il n’avoit vû au Sabbat aucune perſonne de ſa connoiſſance, ſinon la Demoiſelle de Mandole ; qu’il y avoit vû auſſi quelques Religieux de certains Ordres, qu’il ne nomma point, mais qu’il ne ſçait point leurs noms ; que le Diable faiſoit aux Sorciers certaines onctions à la tête, qui effaçoient tout ce qui étoit en leur mémoire.

Malgré cet Arrêt du Parlement de Provence, bien des gens crurent que Gaufredi n’étoit Sorcier que d’imagination ; & l’Auteur dont nous avons tiré cette Hiſtoire, dit qu’il y a quelques Parlemens, entr’autres le Parlement de Paris, qui ne puniſſent pas les Sorciers, dès qu’il n’y a point d’autres crimes mêlés à la Magie ; & qu’on a l’expérience qu’en ne puniſſant pas les Sorciers, mais les traitant ſimplement de fols, on a vû avec le tems qu’ils n’étoient plus Sorciers, parce qu’ils ne nourriſſoient plus leur imagination de ces idées, au lieu que dans les pays où on brûle les Sorciers, on ne voit autre choſe, parce qu’on ſe fortifie dans cette prévention ; c’eſt ce que dit l’Ecrivain.

Mais on n’en peut pas conclure, que Dieu ne permette pas quelquefois au Démon d’exercer ſa puiſſance ſur les hommes, & de les porter à des excès de malice & d’impiété, & de répandre dans leurs eſprits des ténebres, & dans leurs cœurs une corruption qui les précipite dans un abîme de déſordres & de malheurs. Le Démon tenta Job[2] par la permiſſion de Dieu. L’Ange de Satan, & l’aiguillon de la chair fatiguoient Saint Paul[3] : il demanda d’en être délivré ; mais il lui fut dit que la grace de Dieu lui ſuffiſoit pour réſiſter à ſes ennemis, & que la vertu s’affermiſſoir par les infirmités & par les épreuves. Satan s’empara du cœur de Judas, & le porta à livrer Jeſus-Chriſt ſon Maître aux Juifs ſes ennemis[4]. Le Seigneur voulant précautionner ſes Diſciples contre les impoſteurs qui devoient paroître après ſon Aſcenſion, dit que par la permiſſion de Dieu ces impoſteurs feront des prodiges capables d’induire à erreur, s’il étoit poſſible, même les Elûs[5]. Il leur dit ailleurs[6], que Satan a demandé à Dieu la permiſſion de les cribler comme le froment ; mais qu’il a prié pour eux, afin que leur foi ne ſoit point anéantie.

Le Démon peut donc par la permiſſion de Dieu conduire les hommes aux excès que nous venons de voir dans la Demoiſelle de la Palud & dans le Prêtre Louis Gaufredi, peut-être même juſqu’à les mener réellement à travers les airs dans des lieux inconnus, & à ce qu’on appelle le Sabbat ; ou ſans les y conduire réellement, frapper leur imagination, & ſéduire leurs ſens de telle ſorte qu’ils croyent aller, voir & entendre, lorſqu’ils ne bougent de leurs places, ne voient aucun objet, & n’entendent aucun ſon.

Remarquez que le Parlement d’Aix ne décréta pas même cette fille, étant dans l’uſage de n’impoſer d’autres peines à celles qui ſe ſont laiſſé ſéduire & deshonorer, que la honte dont elles demeurent chargées. A l’égard du Curé Gaufredi, dans le compte qu’ils rendent à M. le Chancellier de l’Arrêt par eux rendu, ils diſent que ce Curé étoit à la vérité accuſé de Sortilége ; mais qu’il avoit été condamné au feu, comme atteint & convaincu d’inceſte ſpirituel avec Magdelaine de la Palud ſa pénitente.


  1. Cauſes Célebres, tom. 6. pag. 192.
  2. Job. I. 12. 13. 22.
  3. II. Cor. xij. 7. 8.
  4. Joan. xiij. 2.
  5. Matth. xxiv. 5.
  6. Luc. xxj. 31.