Traité sur les apparitions des esprits/I/21

CHAPITRE XXI.

Raiſons qui prouvent la poſſibilité du
tranſport des Sorciers & Sorcieres
au Sabbat
.

TOut ce qu’on vient de dire eſt plus propre à prouver que ce qu’on dit des Sorciers & Sorcieres qui vont au Sabbat n’eſt qu’illuſion, & imagination dérangée de la part de ces perſonnes, & malice & tromperie de la part du Démon qui les ſéduit, & qui les engage à ſe donner à lui, & à renoncer à la vraie Religion ſous l’appas de vaines promeſſes de les enrichir, & de les combler d’honneurs, de plaiſirs & de proſpérités ; qu’à perſuader la réalité du tranſport corporel de ces perſonnes à ce qu’on appelle Sabbat.

Voici quelques raiſons & quelques exemples, qui ſemblent prouver au moins que le tranſport des Sorciers au Sabbat n’eſt pas impoſſible : car l’impoſſibilité de ce tranſport eſt une des plus fortes objections que l’on forme contre le ſentiment qui le ſuppoſe.

Il eſt ſans difficulté que Dieu peut permettre au Démon de ſéduire les hommes, & de les porter à des excès de déréglement, d’erreurs & d’impiétés ; & qu’il peut auſſi lui permettre de faire des choſes, qui nous paroiſſent prodigieuſes & même miraculeuſes, ſoit que le Démon les faſſe par une puiſſance naturelle, ou par un concours ſurnaturel de Dieu, qui emploie le mauvais Eſprit pour punir ſa créature, qui a bien voulu l’abandonner pour ſe livrer à ſon ennemi. Le Prophete Ezéchiel fut tranſporté à travers les airs de Chaldée où il étoit captif, en Judée dans le temple du Seigneur, où il vit les abominations que commettoient les Iſraélites dans ce ſaint lieu ; & delà il fut ramené en Chaldée par la même voie, apparemment par le miniſtere des Anges, ainſi que nous l’allons rapporter ci-après au Chapitre XXXIX.

Nous ſçavons par l’Evangile, que le Démon enleva notre Sauveur juſqu’au haut du temple de Jéruſalem[1]. Nous ſçavons auſſi que le Prophete Habacuc[2] fut tranſporté de la Judée à Babylone, pour porter à manger à Daniel enfermé dans la foſſe aux lions. S. Paul nous apprend qu’il a été enlevé juſqu’au troiſiéme Ciel, & qu’il a oui des choſes ineffables ; mais il avoue qu’il ne ſçait ſi c’eſt en corps ou ſeulement en eſprit : ſive in corpore, ſive extra corpus, neſcio ; Deus ſcit. Il ne doutoit donc pas qu’un homme ne pût être tranſporté en corps & en ame dans les airs. Le Diacre Saint Philippe fut tranſporté du chemin de Gaze à Azoth en très-peu de tems par l’eſprit de Dieu[3]. Nous apprenons de l’Hiſtoire Eccléſiaſtique, que Simon le Magicien fut enlevé par le Démon dans les airs, d’où il fut précipité par les prieres de l’Apôtre S. Pierre. Jean Diacre[4] Auteur de la vie de S. Grégoire le Grand, raconte qu’un nommé Farolde ayant introduit dans le Monaſtere de S. André à Rome des femmes de mauvaiſe vie, afin de s’y divertir avec elles, & de faire inſulte aux Religieux, la nuit même Farolde étant ſorti pour quelques néceſſités, fut tout d’un coup ſaiſi & enlevé en l’air par des Démons, qui le tinrent ainſi ſuſpendu par les cheveux, ſans qu’il pût ouvrir la bouche pour crier, juſqu’à l’heure des matines, que le Pape S. Grégoire Fondateur & Protecteur de ce Monaſtere lui apparut, lui reprocha la profanation qu’il faiſoit de ce ſaint lieu, & lui prédit qu’il mourroit dans l’année ; ce qui arriva.

» Je tiens d’un Magiſtrat auſſi incapable de donner dans l’illuſion, que d’en impoſér aux autres[5], que le 16 Octobre 1716, un Menuiſier habitant d’un village voiſin de Bar en Alſace, nommé Heiligenſtein, fut trouvé à cinq heures du matin ſur le grenier d’un Tonnelier de Bar. Ce Tonnelier y étant monté pour y chercher les bois de magaſin dont il vouloit ſe ſervir dans la journée, & ayant ouvert la porte qui étoit fermée au verrouil par dehors, y apperçut un homme couché tout de ſon long ſur le ventre, & profondément endormi : il le reconnut aiſément, le connoiſſant d’ailleurs ; & lui ayant demandé ce qu’il faiſoit là, le Menuiſier lui dit avec la derniere ſurpriſe, qu’il ne ſçavoit ni par qui, ni comment il avoit été conduit en cet endroit.

» Le Tonnelier ne ſe payant pas de ces raiſons, lui dit qu’aſſurément il étoit venu pour le voler, & le fit mener chez le Bailli de Bar, qui l’ayant interrogé ſur le fait dont on vient de parler, il lui raconta naïvement, que s’étant mis en chemin ſur les quatre heures du matin pour venir de Heiligenſtein à Bar, (ces deux lieux n’étant diſtans que d’un quart d’heure) il vit tout à coup dans une place couverte de verdure & de gazon un feſtin magnifique des mieux illuminés, où l’on ſe divertiſſoit à l’envi, tant par la ſomptuoſité du repas, que par les danſes qui s’y faiſoient ; que deux femmes de ſa connoiſſance & habitantes de Bar l’ayant convié à ſe mettre de la compagnie, il ſe mit à table, & profita de la bonne chere tout au plus pendant un quart d’heure ; après cela quelqu’un des conviés ayant crié, citò citò, il ſe trouva enlevé tout doucement dans le grenier du Tonnelier, ſans ſçavoir comment il y avoit été tranſporté.

» C’eſt ce qu’il déclara en préſence du Bailli. La circonſtance la plus ſinguliere de cette Hiſtoire, c’eſt qu’à peine le Menuiſier eut-il dépoſé ce que nous venons de voir, que ces deux femmes de Bar qui l’avoient convié à leur feſtin, ſe pendirent chacune chez elle. »

Les Magiſtrats ſupérieurs craignant de porter les choſes à un point qui auroit impliqué la moitié des habitans de Bar, jugerent prudemment qu’il ne falloit pas informer d’avantage : ils traiterent le Menuiſier de viſionnaire ; & les deux femmes qui s’étoient pendues, furent jugées atteintes de folie : ainſi la choſe fut étouffée, & on en demeura là.

Si c’étoit là ce qu’on appelle Sabbat, ni le Menuiſier, ni les deux femmes, ni apparemment les autres conviés du feſtin, n’eurent pas beſoin d’y venir montés ſur le Démon : elles étoient trop près de leurs demeures pour recourir à des moyens ſurnaturels, afin de ſe faire tranſporter au lieu de leur aſſemblée. On ne nous apprend pas comment ces conviés ſe rendirent à ce feſtin, ni comment ils ſe retirerent chacun chez ſoi ; le lieu étoit ſi près de la Ville, qu’ils pouvoient aiſément y aller & en revenir, ſans avoir beſoin d’un ſecours étranger.

Mais ſi le ſecret étoit néceſſaire, & qu’ils craigniſſent d’être découverts, il eſt très-probable que le Démon les tranſporta chez eux par les airs avant qu’il fit bien jour, comme il tranſporta le Menuiſier au grenier du Tonnelier. Quelque tournure qu’on donne à cet évenement, il eſt certainement malaiſé de n’y pas reconnoître une opération manifeſte du mauvais Eſprit dans le tranſport du Menuiſier à travers les airs, qui ſe trouve ſans le ſçavoir dans un grenier bien fermé. Les femmes qui ſe pendirent, montrerent aſſez qu’elles craignoient encore quelque choſe de pis de la part de la Juſtice, ſi elles avoient été convaincues de Magie & de Sorcellerie. Et que n’avoient pas à craindre auſſi leurs complices, qu’il auroit fallu déclarer ?

Guillaume de Neubrige en raconte une autre, qui a quelque rapport à celle-ci. Un Payſan ayant entendu la nuit paſſant auprès d’un tombeau un concert mélodieux de différentes voix, s’en approcha, & ayant trouvé la porte ouverte, y mit la tête, & vit au milieu d’une grande fête éclairée d’une infinité de flambeaux une table bien couverte, autour de laquelle étoient des hommes & des femmes qui ſe réjouiſſoient : un des Officiers qui ſervoient à table l’ayant apperçû, lui préſenta une coupe remplie de liqueur : il la prit ; & ayant renverſé la liqueur, il s’enfuit avec la coupe dans le premier Village où il s’arrêta. Si notre Menuiſier en avoit uſé de même, au lieu de s’amuſer au feſtin des Sorciers de Bar, il ſe ſeroit épargné bien des inquiétudes.

Nous avons dans l’Hiſtoire pluſieurs exemples de perſonnes pleines de Religion & de piété, qui dans la ferveur de leur oraiſon ont été enlevées en l’air, & y ſont demeurées aſſez longtems. Nous avons connu un bon Religieux, qui s’éleve quelquefois de terre, & demeure ſuſpendu ſans le vouloir, ſans y tâcher, & cela à l’occaſion d’une image de dévotion qu’il voit, ou de quelque Oraiſon dévote qu’il entend, comme du Gloria in excelſis Deo. Je connois une Religieuſe, à qui il eſt ſouvent arrivé malgré elle de ſe voir ainſi élevée en l’air à une certaine diſtance de la terre ; ce n’étoit ni par ſon choix, ni par l’envie de ſe diſtinguer, puiſqu’elle en avoit une véritable confuſion. Etoit-ce par le miniſtere des Anges, ou par l’artifice de l’Eſprit ſéducteur, qui vouloit lui inſpirer des ſentimens de vanité ou d’orgueil ? Ou étoit-ce un effet naturel de l’amour divin, ou de la ferveur de la dévotion de ces perſonnes ?

Je ne remarque pas que les anciens Peres du déſert qui étoient ſi ſpirituels, ſi fervens & ſi grands hommes d’oraiſon, éprouvaſſent de pareilles extaſes. Ces enlévemens en l’air ſont plus communs parmi nos nouveaux Saints.

On peut voir la vie de S. Philippe de Neri au 26 Mai des Bollandiſtes, c. 20. n. 356. 357. où l’on raconte ſes extaſes & ſes élévations de la terre en l’air, quelquefois à la hauteur de pluſieurs aulnes, & preſque juſqu’au platfond de ſa chambre, ce qui lui arrivoit malgré lui ; il s’efforçoit envain d’en dérober la connoiſſance aux aſſiſtans, de peur de s’attirer leur admiration, & d’en prendre quelque vaine complaiſance. Les Ecrivains qui nous apprennent ces particularités, ne nous diſent pas quelle en étoit la cauſe ; ſi ces raviſſemens & ces élévations de terre étoient produites par la ferveur de l’Eſprit Saint, ou par le miniſtere des bons Anges, ou par un miracle de la grace de Dieu, qui vouloit ainſi honorer ſes Serviteurs aux yeux des hommes. Dieu avoit de plus fait la grace au même S. Philippe de Neri de voir les Eſprits céleſtes, & meme les Démons, & de découvrir l’état des Ames ſaintes par une lumiere ſurnaturelle.

S. Jean Columbin, Inſtituteur des Jéſuates, ſe ſervit pour l’établiſſement des filles de ſon Ordre de Sainte Catherine Columbine[6], qui étoit une fille d’une vertu extraordinaire. On raconte d’elle, que quelquefois elle demeuroit en extaſe & élevée en l’air à la hauteur de deux aulnes, immobile, ſans parole & ſans ſentiment.

On dit la même choſe de S. Ignace de Loyola[7], qui demeuroit ravi en Dieu, & élevé de terre à la hauteur de plus de deux pieds, ayant le corps tout brillant de lumiere : on l’a vû demeurer en extaſe ſans ſentiment, & preſque ſans reſpiration pendant huit jours entiers.

Le B. Robert de Palentin[8] s’élevoit auſſi quelquefois de terre à la hauteur d’un pied & demi, au grand étonnement de ſes diſciples & des aſſiſtans. On voit de pareils raviſſemens & élévations en l’air dans la vie du B. Bernard Ptolomei, Inſtituteur de la Congrégation de Notre-Dame du Mont Olivet[9], de S. Philippe Benite de l’Ordre des Servites, de S. Cajeran Fondateur des Théatins[10], & de S. Albert de Sicile Confeſſeur, qui pendant ſes Oraiſons s’élevoit de terre à la hauteur de trois coudées, & enfin de S. Dominique Fondateur des Freres Prêcheurs[11].

On raconte de Sainte Chriſtine[12] Vierge à S. Tron, qu’étant tenue pour morte & portée à l’Egliſe dans ſon cercueil, comme on faiſoit pour elle les ſervices accoutumés, tout d’un coup elle s’éleva, & ſe porta juſques ſur les poutres de l’Egliſe comme auroit pû faire un oiſeau. Etant retournée avec ſes Sœurs dans la maiſon, elle raconta qu’elle avoit été conduite en Purgatoire, delà en Enfer, & enfin en Paradis, où Dieu lui avoit fait l’option de demeurer ou de retourner au monde, afin d’y faire pénitence pour les Ames qu’elle avoit vûes en Purgatoire. Elle choiſit ce dernier parti, & fut ramenée dans ſon corps par les Saints Anges. Depuis ce tems elle ne pouvoit ſouffrir l’odeur des corps humains, & s’élevoit ſur les arbres & ſur les plus hautes tours avec une incroyable légereté pour y vacquer à l’Oraiſon. Elle étoit ſi légere à la courſe, qu’elle ſurpaſſoit les chiens les plus vîtes. Ses parens firent inutilement ce qu’ils purent pour l’arrêter, juſqu’à la charger de chaînes ; mais elle s’échapa toujours. On raconte de cette Sainte tant d’autres choſes preſque incroyables, que je n’oſe les rapporter ici.

M. Nicole dans ſes Lettres parle d’une Religieuſe nommée Séraphine, qui dans ſes extaſes s’élevoit de terre avec tant d’impétuoſité, que cinq ou ſix de ſes Sœurs avoient peine à la retenir.

Ce Docteur raiſonnant ſur ce fait[13], dit qu’il ne prouve rien du tout pour la Sœur Séraphine ; mais que la choſe bien vérifiée prouve Dieu & le Diable, c’eſt-à-dire toute la Religion ; que le fait bien vérifié eſt d’une très-grande conſéquence pour la Religion ; que le monde eſt plein de certaines gens qui ne croyent que ce dont on ne peut douter ; que la grande héréſie du monde n’eſt plus le Calviniſme & le Luthéraniſme, mais l’Athéiſme. Il y a de toutes ſortes d’Athées, de bonne foi, de mauvaiſe foi, de déterminés, de vacillans, de tentés. On ne doit pas négliger ces ſortes de gens : la grace de Dieu eſt toute puiſſante ; on ne doit pas déſeſperer de les ramener par de bonnes raiſons & des preuves ſolides & ſans replique. Or ſi ces faits ſont certains, il faut conclure qu’il y a un Dieu, ou des mauvais Anges qui imitent les œuvres de Dieu, & operent par eux-mêmes ou par leurs ſuppôts des œuvres capables d’induire à erreur même les Elûs.

Un des plus anciens exemples que je remarque de perſonnes ſoulevées en l’air, ſans que perſonne les touche, eſt celui de S. Dumſtan Archevêque de Cantorbery, mort en 988. qui peu de tems avant ſa mort[14], comme il remontoit dans ſon appartement accompagné de pluſieurs perſonnes, fut vû élevé de terre. Comme tous les aſſiſtans s’en étonnoient, il en prit occaſion de leur parler de ſa mort prochaine.

Trithéme[15] parlant de Sainte Eliſabeth, Abbeſſe de Schonau dans le Diocèſe de Treves, dit que quelquefois elle étoit ravie en extaſe de telle ſorte qu’elle demeuroit ſans mouvement & ſans reſpiration pendant un aſſez longtems. Durant ces intervalles elle apprenoit par révélation, & par le commerce qu’elle avoit avec les Eſprits bienheureux, des choſes admirables ; & quand elle revenoit à elle-même, elle tenoit des diſcours tout divins, tantôt en Allemand, qui étoit ſa langue naturelle, & tantôt en Latin, quoiqu’elle n’eût aucune connoiſſance de cette langue. Trithême ne doutoit point de ſa ſincérité & de la vérité de ſes diſcours. Elle mourut en 1165.

Le B. Richard Abbé de S. Vanne de Verdun parut en 1036.[16] élevé en l’air pendant qu’il diſoit la Meſſe en préſence du Duc Galizon, de ſes fils, d’un grand nombre de Seigneurs & de Soldats.

Au ſiécle dernier, le R. P. Dominique Carme Déchaux fut enlevé en l’air devant le Roi d’Eſpagne[17], la Reine & toute la Cour, enſorte qu’il n’y avoit qu’à ſouffler ſon corps, pour le remuer comme une bouteille de ſavon.


  1. Matth. iv. v.
  2. Dan. xiv. 33. 34.
  3. Act. viij. 4.
  4. Joan. Diacon. vit. Gregor. mag.
  5. Lettre de M. G. P.R. du 5. Octob. 1746.
  6. Acta S. J. Bolland. 3. Jul. pag. 95.
  7. Ibid. 31. Jul. pag. 432. pag. 663.
  8. Ibid. 18. Aug. pag. 503.
  9. Ibid. 21. Aug. pag. 469. 48…[illisible]
  10. Ibid. 17. Aug, pag. 265.
  11. Ibid. 4. Aug. pag. 405
  12. Vita. S. Chriſtinæ. 24. Julli. Bolland. pag. 652. & 653.
  13. Nicole, T. I. Lettres, p. 203. 205. Lettre XLV.
  14. Vita Sancti Dumſtani, 11. 42.
  15. Trith. de viris illuſtrib. Ord. S. Bened. c. 335.
  16. Joan. de Bayon, xlviij. p. lxij. Hiſt. de Lorraine.
  17. Le Pere le Brun, Traité des Superſtitions, Tom, I. p. 319.