Traité sur les apparitions des esprits/I/38

CHAPITRE XXXVIII.

Effets prodigieux de l’imagination dans
ceux ou celles qui croyent avoir commerce
charnel avec le Démon.

DEs qu’on admet le principe que les Anges & les Démons ſont des ſubſtances purement ſpirituelles, on doit regarder non-ſeulement comme chimérique, mais auſſi comme impoſſible tout commerce charnel entre un Démon & un homme ou une femme, & par conſéquent tenir pour des effets d’une imagination bleſſée & déréglée tout ce qu’on raconte des Démons incubes & ſuccubes, & des Ephialtes, dont on fait tant de mauvais contes.

Je reconnois que l’ancien Auteur du livre d’Hénoch qui eſt cité par les Peres, & qui eſt regardé comme Ecriture Canonique par quelques Anciens, que cet Auteur qui étoit apparemment Juif, a pris occaſion de ces paroles de Moïſe[1] : les enfans de Dieu voyant les filles des hommes qui étoient d’une beauté extraordinaire, les prirent pour femmes, & en engendrerent les Géans ; de débiter que les Anges épris de l’amour des filles des hommes les épouſerent, & en eurent des enfans, qui ſont ces Géans ſi fameux dans l’Antiquité[2]. Quelques anciens Peres ont crû que cet amour déréglé des Anges fut la cauſe de la chûte des mauvais Anges, & que juſqu’alors ils étoient demeurés dans la juſtice & dans la ſubordination qu’ils devoient à leur Créateur. Il paroît par Joſeph, que les Juifs de ſon tems croyoient ſérieuſement[3] que les Anges étoient ſujets à ces foibleſſes comme les hommes. S. Juſtin Martyr[4] a crû que de ce commerce des Anges avec les filles des hommes ſont ſortis les Démons.

Mais tous ces ſentimens ſont aujourd’hui preſque entiérement abandonnés, ſur-tout depuis qu’on a adopté la créance de la ſpiritualité des Anges & des Démons. Le commun des Peres & des Commentateurs ont expliqué le paſſage de la Genèſe que nous avons rapporté, des enfans de Seth, à qui l’Ecriture donne le nom d’Enfans de Dieu, pour les diſtinguer des enfans de Caïn, qui furent peres de ces filles qui ſont nommées ici les filles des hommes. La race de Seth s’étant donc alliée à la race de Caïn par les mariages dont on a parlé, il ſortit de ces mariages des hommes puiſſans, violens, impies, qui attirerent ſur la terre les effets terribles de la colére de Dieu qui éclata au déluge univerſel.

Ainſi ces mariages des enfans de Dieu avec les filles des hommes n’ont aucun rapport à la queſtion que nous traitons ici, où nous examinons ſi le Démon peut avoir commerce charnel avec un homme ou une femme, & ſi ce qu’on dit ſur tout cela peut être rapporté aux Apparitions des mauvais Eſprits parmi les hommes, ce qui eſt le principal objet de cette Diſſertation.

Voici quelques exemples de ces perſonnes, qui ont crû avoir commerce avec le Démon. Torquemade raconte dans un grand détail ce qui arriva de ſon tems & de ſa connoiſſance dans la Ville de Cagliari en Sardaigne à une jeune Demoiſelle qui ſe laiſſa corrompre par le Démon, & qui ayant été arrêtée par l’Inquiſition, ſouffrit la peine du feu, dans la folle eſpérance que ſon prétendu amant viendroit la délivrer.

Au même endroit il parle d’une jeune perſonne, qui étant recherchée en mariage par un jeune Seigneur de bonne maiſon, le Diable prit la forme de ce jeune homme, entretint la Demoiſelle pendant quelques mois, lui donna des promeſſes de mariage, & en abuſa. Elle ne fut détrompée, que lorſque le jeune Seigneur qui la recherchoit en mariage, lui eut ſait connoître qu’il étoit abſent de la Ville de plus de cinquante lieues le jour que la promeſſe en queſtion avoit été paſſée, & qu’il n’en avoit jamais eu la moindre connoiſſance. La fille déſabuſée ſe retira dans un Couvent, & fit pénitence de ſon double crime d’incontinence & de liaiſon avec le Démon.

On lit dans la vie de S. Bernard Abbé de Clairvaux[5], qu’une femme de Nantes en Bretagne avoit ou croyoit avoir commerce avec le Démon qui la voyoit toutes les nuits, même lorſqu’elle étoit couchée auprès de ſon mari. Elle demeura ſix ans en cet état : au bout de ce terme ayant horreur de ſon déſordre, elle ſe confeſſa à un Prêtre, & par ſon conſeil commença à faire pluſieurs actes de piété, tant pour en obtenir le pardon de ſon crime, que pour ſe délivrer de cet abominable amant. Le mari de la femme informé de la choſe, l’abandonna, & ne voulut plus la voir ni la retenir.

Cette malheureuſe fut avertie par le Démon même que S. Bernard viendroit bientôt à Nantes ; qu’elle ſe gardât bien de lui parler, que cet Abbé ne pourroit l’aider en rien ; que ſi elle lui parloit, ce ſeroit pour ſon grand malheur ; que de ſon amant, lui qui l’avertiſſoit, deviendroit ſon plus ardent perſécuteur.

Le Saint raſſura cette femme, & lui ordonna de faire le ſigne de la croix ſur ſoi en ſe couchant y & de mettre auprès d’elle dans ſon lit le bâton que le Saint lui donna ; ſi le Démon vient, lui dit-il, ne le craignez pas, qu’il faſſe ce qu’il pourra. Le Démon vint ; mais ſans oſer s’approcher du lit, il fit de grandes menaces à la femme, & lui dit qu’après le départ de Bernard il reviendroit pour la tourmenter.

Le Dimanche ſuivant S. Bernard ſe rendit à l’Egliſe Cathédrale avec les Evêques de Nantes & de Chartres, & ayant fait donner des cierges allumés à tout le peuple qui étoit aſſemblé en grande foule, le Saint après avoir raconté publiquement le fait abominable du Démon, exorciſa & anathématiſa le mauvais Eſprit, & lui défendit par l’autorité de Jeſus Chriſt de s’approcher jamais de cette femme, ni d’aucune autre. Tout le monde éteignit ſes cierges, & la puiſſance du Démon fut anéantie.

Cet exemple & les deux précédens racontés d’une maniere ſi circonſtanciée pourroient faire croire, qu’il y a de la réalité dans tout ce qu’on dit des Démons incubes & ſuccubes ; mais ſi l’on veut approfondir les faits, on trouvera qu’une imagination fortement frappée, & une violente prévention peuvent produire tout ce que l’on vient de dire.

Saint Bernard commence par guérir l’eſprit de la femme, en lui donnant ſon bâton pour le mettre au lit auprès d’elle. Ce bâton ſuffit pour une premiere impreſſion ; mais pour la diſpoſer à une guériſon parfaite, il fait l’Exorciſme du Démon, & puis l’anathématiſe avec le plus grand éclat qui lui eſt poſſible : on aſſemble des Evêques dans la Cathédrale ; le peuple s’y rend en foule ; on raconte la choſe en termes pompeux ; on menace le mauvais Eſprit ; on éteint les cierges, toutes cérémonies frappantes : la femme en eſt touchée, & ſon imagination en eſt guérie.

Jérôme Cardan[6] rapporte deux exemples ſinguliers de la force de l’imagination dans ce genre ; il les tenoit de François Pic de la Mirande. Je connois, diſoit ce dernier, un Prêtre âgé de 75 ans, qui a vécu avec une prétendue femme qu’il nommoit Hermeline, avec laquelle il couchoit, lui parloit, la conduiſoit dans les rues comme ſi elle eût été ſa femme. Lui ſeul la voyoit, ou la croyoit voir, enſorte qu’on le regardoit comme un homme qui avoit perdu l’eſprit. Ce Prêtre s’appelloit Benoît Beïna. Il avoit été arrêté par l’Inquiſition, & puni pour ſes crimes : car il avoua que dans le Sacrifice de la Meſſe il ne prononçoit pas les paroles ſacramentelles ; qu’il avoit donné des Hoſties conſacrées à des femmelettes pour s’en ſervir en ſortiléges ; qu’il avoit ſucé le ſang des enfans. Il avoua tout cela dans la queſtion qu’on lui donna.

Un autre nommé Pinete, entretenoit un Démon qu’il tenoit comme ſa femme, & avec qui il avoit eu commerce pendant plus de quarante ans. Cet homme vivoit encore du tems de Pic de la Mirande.

La dévotion & une ſpiritualité trop guindée & portée à l’excès, ont auſſi leurs déréglemens d’imagination. Ces perſonnes croyent ſouvent voir, entendre & ſentir ce qui ne ſe paſſe que dans le creux de leur cerveau, & qui n’a de réalité que dans leurs préjugés & dans leur amour propre. On s’en défie moins, parce que l’objet en eſt ſaint & pieux ; mais l’erreur & l’excès même en dévotion ſont ſujets à de très-grands inconvéniens, & il eſt très-important de détromper ceux & celles qui ſe laiſſent aller à ces ſortes de dérangemens d’eſprit.

On a vû, par exemple, des perſonnes qui étoient dans la plus éminente dévotion, qui croyoient voir la Sainte Vierge, S. Joſeph, le Sauveur, leur Ange gardien qui leur parloient, les entretenoient, touchoient les plaies du Seigneur, goûtoient du ſang qui couloit de ſon côté & & de ſes plaies. D’autres croyoient avoir en leur compagnie la Sainte Vierge & l’Enfant Jeſus, qui leur parloient & les entretenoient ; tout cela en idée & ſans réalité.

On auroit pû employer pour guérir ses deux Eccléſiaſtiques dont on a parlé, des moyens plus doux & peut-être plus efficaces que ceux dont on ſe ſert dans le Tribunal de l’Inquiſition : on guérit tous les jours des hypocondriaques, des maniaques, des imaginations échauffées, des cerveaux bleſſés, des viſceres trop échauffés, par des remédes tout ſimples & tout naturels, ou en rafraîchiſſant le ſang, ou en faiſant diverſion des humeurs, ou en frappant l’imagination par quelques nouveaux tours, ou en donnant tant d’exercice de corps ou d’eſprit au malade du cerveau, qu’il ait tout autre choſe à faire ou à penſer qu’à nourrir ſes fantaiſies, & à les fortifier par des réfléxions qui ſe renouvellent de jour en jour, ayant toujours le même but & le même objets.


  1. Geneſ. vj. I. 2.
  2. Athenagoras & Clem. Alex. lib. 3. & 5. Strom. & lib. 2. Pedagog.
  3. Joſeph. Antiquit. lib, I. c. 4.
  4. Juſtin. Apolog. utroque.
  5. Vita S. Bernard. tom. 2. lib. 21.
  6. Cardan, de variet. lib. 15. c. 80. pag. 190.