Traité sur les apparitions des esprits/I/39

CHAPITRE XXXIX.

Retour & Apparitions des Ames après
la mort du corps prouvées
par l’Ecriture.

LE dogme de l’immortalité de l’ame & de ſon exiſtence après ſa ſéparation du corps qu’elle a animé étant ſuppoſé comme indubitable, & Jeſus-Chriſt l’ayant invinciblement établi contre les Saducéens, le retour des Ames & leurs Apparitions aux vivans par l’ordre ou par la permiſſion de Dieu ne doit plus paroître ſi incroyable ni même ſi difficile. C’étoit une vérité connue & reçûe parmi les Juifs du tems du Sauveur ; il l’a ſuppoſée comme certaine, & n’a jamais rien dit qui pût faire croire qu’il la déſaprouvoit ou la condamnoit : il nous a ſeulement avertis que dans les Apparitions ordinaires, les Eſprits n’avoient ni chair ni os, comme il en avoit après ſa réſurrection[1] : Spiritus carnem & oſſa non habent, ſicut me videtis habere. Si S. Thomas a douté de la réalité de la réſurrection de ſon Maître & de la vérité de ſon Apparition, c’eſt qu’il ſçavoit que ces Apparitions des Eſprits ſont ſujettes à illuſion, & que ſouvent une perſonne prévenue croit voir ce qu’elle ne voit pas, & entendre ce qu’elle n’entend pas ; & quand même Jeſus-Chriſt ſeroit apparu à ſes Apôtres, cela ne prouveroit pas qu’il fût reſſuſcité, puiſqu’un Eſprit peut apparoître pendant que ſon corps eſt dans le tombeau, & même corrompu ou réduit en cendres.

Les Apôtres ne doutoient point de la poſſibilité des Apparitions des Eſprits, lorſqu’ils virent le Sauveur venir à eux marchant ſur les eaux du lac de Génézareth[2] ; ils crurent d’abord que c’étoit un fantôme. Après que S. Pierre fut ſorti de priſon par le ſecours d’un Ange, & qu’il vint frapper à la porte de la maiſon où les Freres étoient raſſemblés, la ſervante qui fut envoyée pour ouvrir, ayant oui la voix de Pierre, crut que c’étoit ſon Eſprit ou un Ange[3] qui frappoit, & qui avoit pris ſa forme & ſa voix. Le mauvais Riche étant dans les flammes de l’Enfer, pria Abraham d’envoyer Lazare ſur la terre pour avertir ſes Freres[4] de prendre garde de ne pas s’expoſer au danger de tomber comme lui dans le dernier malheur ; il croyoit ſans doute que les Ames peuvent revenir, ſe faire voir & parler aux vivans.

Dans la Transfiguration de Jeſus-Chriſt, Moïſe qui étoit mort depuis tant de ſiécles apparut ſur le Thabor avec Elie, s’entretenant avec Jeſus-Chriſt transfiguré[5] : après la réſurrection du Sauveur pluſieurs perſonnes mortes depuis longtems reſſuſciterent, & apparurent dans Jéruſalem à grand nombre de gens[6].

Dans l’Ancien Teſtament, le Roi Saül s’adreſſe à la Magicienne d’Endor, pour lui évoquer l’ame de Samuel[7] : ce Prophete parut, & parla à Saül. Je ſçai qu’on forme ſur cette évocation & cette Apparition de Samuel des difficultés conſidérables ; mais qu’il ait apparu ou non, que la Pythoniſſe l’ait réellement évoqué, ou qu’elle ait fait illuſion à Saül, j’en conclus que Saül & les ſiens étoient perſuadés que les Eſprits des morts pouvoient apparoître aux vivans, & leur révéler des choſes inconnues aux hommes.

S. Auguſtin répondant à Simplicien qui lui avoit propoſé ſes difficultés ſur cette Apparition, dit d’abord[8] qu’il n’eſt pas plus difficile de comprendre que le Démon ait pû évoquer Samuel par le miniſtere d’une Magicienne, qu’il ne l’eſt que Satan air parlé à Dieu, & ait tenté le S. homme Job, & ait demandé la permiſſion de tenter les Apôtres, & qu’il ait tranſporté Jeſus-Chriſt lui-même ſur le haut du Temple de Jéruſalem.

On peut croire auſſi, que Dieu par une diſpenſation particuliere de ſa volonté ait permis au Démon d’évoquer Samuel, & de le faire paroître devant Saül, pour lui annoncer ce qui lui devoit arriver, non par la vertu de la Magie, ni par la ſeule puiſſance du Démon, mais uniquement parce que Dieu le vouloit, & l’ordonnoit ainſi.

Il ajoute qu’on peut auſſi avancer que ce n’eſt pas Samuel qui apparut à Saül, mais un fantôme formé par l’illuſion du Démon, & par la force de la Magie ; & que l’Ecriture en donnant à ce fantôme le nom de Samuel, a ſuivi le langage ordinaire, qui donne le nom des choſes à ce qui n’en eſt que l’image ou la repréſentation en peinture ou en ſculpture.

Que ſi l’on demande comment ce fantôme a pû découvrir l’avenir, & prédire à Saül ſa mort prochaine, on peut demander de même comment le Démon a pû connoître Jeſus-Chriſt pour le ſeul Dieu, pendant que les Juifs l’ont m’éconnu, & que la fille Pythoniſſe dont il eſt parlé aux Actes des Apôtres[9], a pû rendre témoignage aux Apôtres, & s’ingérer à devenir leur Apologiſte, en rendant un bon témoignage de leur miſſion.

Enfin S. Auguſtin conclut, en diſant qu’il ne ſe croit pas aſſez éclairé pour décider ſi le Démon peut ou ne peut pas par le moyen des enchantemens magiques évoquer une ame après la mort du corps, enſorte qu’elle apparoiſſe & ſe faſſe voir ſous une forme corporelle, reconnoiſſable, & capable de parler & de découvrir des choſes futures & cachées. Que ſi l’on n’accorde pas ce pouvoir à la Magie & au Démon, il faudra conclure que tout ce qui eſt raconté de cette Apparition de Samuel à Saül, eſt une illuſion & une Apparition fauſſe, faite par le Démon pour tromper les hommes.

Dans les livres des Machabées[10] le grand Prêtre Onias qui étoit mort pluſieurs années auparavant, apparut à Judas Machabée en poſture d’un homme qui a les mains étendues, & qui prie pour le peuple du Seigneur : en même tems le Prophete Jérémie décédé depuis longtems apparut au même Machabée ; & Onias lui dit : voilà ce Saint homme, qui eſt l’ami & le protecteur de ſes Freres ; c’eſt lui qui prie continuellement pour le peuple du Seigneur, & pour la Sainte Cité de Jéruſalem. En diſant cela, il mit entre les mains de Judas une épée d’or, lui diſant : recevez cette épée comme un préſent venu du Ciel, par le moyen duquel vous détruirez les ennemis de mon peuple d’Iſrael.

Dans le même ſecond livre des Machabées[11], on raconte que dans le fort de la bataille que Timothée Général des armées de Syrie livra à Judas Machabée, l’on vit cinq hommes comme venant du Ciel montés ſur des chevaux avec des freins dorés, qui étoient à la tête de l’armée des Juifs, & dont deux étoient aux deux côtés de Judas Machabée chef de l’armée du Seigneur, qui le couvroient de leurs armes, & lançoient contre les ennemis des traits enflammés, & comme des coups de foudre qui les aveugloient & leur inſpiroient une frayeur mortelle.

Ces cinq Cavaliers armés, & combattans pour Iſraël, ne ſont autres apparemment que Mathathias pere de Judas Machabée[12], & quatre de ſes fils qui étoient décédés ; il ne lui reſtoit alors de ſes ſept fils que Judas Machabée, Jonathas & Simon. On peut auſſi l’entendre de cinq Anges, qui étoient envoyés de Dieu au ſecours des Machabées. De quelque maniere qu’on le prenne, ce ſont des Apparitions non douteuſes, tant à cauſe de la certitude du livre où elles ſont rapportées, que par le témoignage d’une armée entiere qui les a vûes.

D’où je conclus que les Hébreux ne doutoient point que les Eſprits des morts ne puſſent revenir, qu’ils ne revinſſent en effet, & qu’ils ne découvriſſent aux vivans des choſes au-deſſus de nos connoiſſances naturelles. Moïſe défend expreſſément aux Iſraélites de conſulter les morts[13] : non erit qui quærat à mortuis veritatem. Mais ces Apparitions ne ſe faiſoient pas dans des corps ſolides & matériels ; le Sauveur nous en aſſure, lorſqu’il a dit que les Eſprits n’ont ni chair ni os. Ce n’étoit ſouvent qu’une figure aërienne qui frappoit les ſens & l’imagination, comme les images que nous voyons dans le ſommeil, ou que nous croyons fermement voir & entendre. Les Habitans de Sodome furent frappés d’une eſpece d’aveuglement[14] qui les empêcha de voir la porte de la maiſon de Loth, où les Anges étoient entrés. Les Soldats qui cherchoient Eliſée furent de même en quelque ſorte aveuglés[15], quoiqu’ils euſſent les yeux ouverts, & qu’ils parlaſſent à celui qu’ils cherchoient, & qui les conduiſit juſques dans Samarie, ſans qu’ils s’en apperçuſſent. Les deux Diſciples qui alloient le jour de Pâques à Emmaüs en la compagnie de Jeſus-Chriſt leur Maître, ne le reconnurent toutefois qu’à la fraction du pain[16] : oculi eorum tenebantur, ne eum agnoſcerent.

Ainſi les Apparitions des Eſprits aux hommes ne ſont pas toujours en forme corporelle, ſenſible & réelle ; mais Dieu qui les ordonne ou qui les permet, fait ſouvent que les perſonnes à qui ſe ſont les Apparitions, voyent en ſonge ou autrement ces Eſprits, qui leur parlent & qui les avertiſſent, qui les menacent, qui leur font voir des choſes comme préſentes qui réellement ne ſont pas devant leurs yeux, mais ſeulement, dans leur imagination, ce qui n’empêche pas que ces viſions & ces avertiſſemens ne viennent de la part de Dieu, qui par lui-même, ou par le miniſtere de ſes Anges, ou des Ames ſéparées du corps, inſpire aux hommes ce qu’il juge à propos de leur faire connoître, ou en ſonge, ou par des ſignes extérieurs, ou par des paroles, ou par certaines impreſſions faites ſur leurs ſens, ou dans leur imagination, en l’abſence de tout objet extérieur.

Si les Apparitions des Ames des morts étoient des choſes naturelles, & qui fuſſent de leur choix, il y auroit peu de morts qui ne revinſſent viſiter les choſes ou les perſonnes qui leur ont été cheres pendant leur vie. S. Auguſtin le dit de ſa mere Sainte Monique[17], qui avoit pour lui une affection ſi tendre & ſi conſtante, & qui pendant ſa vie le ſuivit & le chercha par mer & par terre. Le mauvais Riche n’auroit pas manqué non plus de venir en perſonne trouver ſes freres & ſes parens, pour les informer du malheureux état où il ſe trouvoit dans l’Enfer ; c’eſt une pure grace de la miſéricorde ou de la puiſſance de Dieu, & qu’il n’accorde qu’à très-peu de perſonnes, d’apparoître après la mort, & c’eſt ce qui fait que l’on doit être fort en garde contre tout ce qu’on en dit, & tout ce qu’on en trouve d’écrit dans les livres.

  1. Luc. xxiv. 37. 39.
  2. Matth. xj. 16. Marc. vj. 49.
  3. Act. xij. 13. 14.
  4. Luc. xxj. 14. 15.
  5. Luc. ix. 30.
  6. Matth. xxvij. 34.
  7. Reg. xxviij. 12. 13. 14.
  8. Auguſtin. de diverſis quæſtionib. ad Simplicium, quæſt. III.
  9. Act. xxvj. 17.
  10. II Mach. xv. 14. 15.
  11. II. Mach. x. 29.
  12. I. Mach. ij. 2.
  13. Deut. xviij. II.
  14. Geneſ. xix.
  15. IV. Reg. vj. 19.
  16. Luc. xxvj. 16.
  17. Aug. de curâ gerendâ pro mortuis, c. 13.