Traité sur les apparitions des esprits/I/07

CHAPITRE VII.

De la Magie.

BIen des gens regardent tout ce qu’on dit de la Magie, des Magiciens, des Sortilèges, des Maléfices, comme des fables, des illuſions, & des effets de l’imagination de certains eſprits foibles, qui ſottement prévenus de l’exceſſif pouvoir du Démon, lui attribuent mille choſes qui ſont purement naturelles, mais dont les raiſons phyſiques leur ſont inconnues, ou qui ſont les effets de la ſubtilité de certains charlatans, qui font métier d’en impoſer aux ſimples. On appuie ces ſentimens de l’autorité des principaux Parlemens du Royaume, qui ne reconnoiſſent ni Magiciens, ni Sorciers, & qui ne puniſſent jamais ceux qui ſont accuſés de Magie ou de Sorcellerie, à moins qu’ils ne ſoient convaincus de quelques autres crimes. Qu’enfin plus on punit, & plus on recherche les Magiciens & les Sorciers, plus il s’en trouve dans un pays ; & qu’au contraire on a l’expérience, que dans les lieux où on ne les croit point, il ne s’en trouve point, & que le moyen le plus efficace pour déraciner cette fantaiſie, c’eſt de la mépriſer, & de la négliger.

On dit que les Magiciens eux-mêmes & les Sorciers, lorſqu’ils tombent entre les mains des Juges & des Inquiſiteurs, ſont ſouvent les premiers à ſoutenir, que la Magie & la Sorcellerie ne ſont que des imaginations, & des effets de la prévention & des erreurs populaires. Sur ce pied-là Satan ſe détruiroit lui-même, & renverſeroit ſon Empire, s’il dècrioit ainſi la Magie dont il eſt l’auteur & le ſoutien. Si ce ſont les Magiciens qui de leur chef, & indépendamment du Démon, font cette déclaration, ils ſe trahiſſent de gayeté de cœur, & ne font pas leur cauſe meilleure, puiſque les Juges nonobſtant leur déſaveu, les pourſuivent, & les puniſſent toujours ſans miſéricorde, bien perſuadés que ce n’eſt que la crainte du ſupplice & l’eſpérance de l’impunité qui les font parler.

Mais ne ſeroit-ce pas plutôt une ruſe du malin Eſprit[1], qui s’efforce de rendre douteuſe la réalité de la Magie, pour mettre à couvert des ſupplices ceux qui en ſont accuſés, & pour en impoſer aux Juges, & leur faire croire que les Magiciens ne ſont que des inſenſés ou des hypocondriaques, plus dignes de compaſſion que de châtiment. Il faut donc toujours revenir à l’examen du fond de la queſtion, & prouver que la Magie n’eſt pas une chimere, ni un être de raiſon, puiſqu’on ne peut faire aucun fond, ni tirer aucun argument certain pour ou contre la réalité de la Magie, ni de l’opinion des prétendus Eſprits forts, qui la nient, parce qu’ils le jugent à propos, & que les preuves du contraire ne leur paroiſſent pas démonſtratives ; ni de la déclaration du Démon, des Magiciens ou des Sorciers, qui ſoutiennent que la Magie & la Sorcellerie ne ſont que des effets d’une imagination troublée, ou d’un eſprit ſottement & vainement prévenu ; que ces déclarations ne ſont produites que par la crainte des ſupplices de la part de ceux qui les font, ou par une ſoupleſſe du malin Eſprit, qui veut couvrir ſon jeu, & jetter de la poudre aux yeux des Juges & des témoins, en leur faiſant croire que ce qu’ils regardent avec tant d’horreur, ce qu’ils pourſuivent avec tant de vivacité, n’eſt rien moins qu’un crime puniſſable.

Il faut donc prouver la réalité de la Magie par l’Ecriture ſainte, par l’autorité de l’Egliſe, & par le témoignage des Ecrivains les plus ſérieux & les plus ſenſés ; & enfin montrer qu’il n’eſt pas vrai que les Parlemens les plus fameux ne reconnoiſſent ni Sorciers ni Magiciens.

Les Téraphims que Rachel Epouſe de Jacob enleva furtivement de la maiſon de ſon Pere Laban[2], étoient ſans doute des figures ſuperſtitieuſes, à qui la famille de Laban rendoit un culte ſemblable à peu près à celui que les Romains rendoient à leurs Dieux domeſtiques Penates & Lares, & qu’ils conſultoient ſur l’avenir. Joſué[3] dit bien clairement que Tharé Pere d’Abraham a adoré des Dieux étrangers dans la Méſopotamie. Et dans les Prophetes Oſée[4] & Zacharie, les Septante traduiſent Téraphims par des Oracles. Zacharie & Ezéchiel[5] montrent que les Chaldéens & les Hébreux conſultoient ces Téraphims pour connoître l’avenir.

D’autres croyent que c’étoient des Taliſmans ou préſervatifs. Tout le monde convient que c’étoient des figures ſuperſtitieuſes, que l’on conſultoit pour ſçavoir des choſes inconnues & futures.

Le Patriarche Joſeph parlant à ſes propres freres ſuivant l’idée qu’on avoit de lui dans l’Egypte, leur dit[6] : ne ſçavez-vous point qu’il n’y a pas dans tout le pays un homme qui m’égale dans l’art de deviner, & de prédire les choſes futures ? Et l’Officier du même Joſeph ayant trouvé dans le ſac de Benjamin la coupe de Joſeph qu’il y avoit cachée exprès, leur dit[7] ; c’eſt la coupe dont mon Maître ſe ſert pour découvrir les choſes ſecretes.

Les Magiciens de Pharaon imiterent par le ſecret de leur art les vrais miracles de Moïſe ; mais n’ayant pû comme lui produire des moucherons, ils furent contraints d’avouer que le doigt de Dieu étoit dans ce que Moïſe avoit fait juſqu’alors[8].

Après la ſortie des Hébreux de l’Egypte, Dieu défend expreſſément à ſon peuple toutes ſortes de Magie & de Divination[9] : il condamne à mort les Magiciens, & ceux qui uſent de ſortiléges ; Maleficos non patieris vivere[10].

Le Devin Balaam étant invité par le Roi Balac pour venir dévouer les Hébreux, Dieu lui mit dans la bouche des bénédictions au lieu de malédictions[11] ; & ce mauvais Prophete parmi les bénédictions qu’il donne à Iſrael, dit qu’il n’y a parmi eux ni augure, ni divination, ni magie : non eſt augurium in Jacob, nec divinatio in Iſrael.

Du tems des Juges l’Idole de Michas étoit conſultée comme une eſpece d’Oracle[12]. Gédéon fit dans ſa maifon & dans ſa ville un Ephod accompagné d’une figure ſuperſtitieuſe, qui fut pour ſa maiſon & pour tout le peuple un ſujet de ſcandale & de chûte[13].

Les Iſraélites alloient quelquefois conſulter Belzebub Dieu d’Accaron[14] pour ſçavoir s’ils releveroient de leurs maladies. L’Hiſtoire de l’évocation de Samuel par la Magicienne d’Endor[15] eſt connue. Je ſçais qu’on forme ſur cette Hiſtoire des difficultés : je n’en concluerai ici autre choſe, ſinon que cette femme paſſoit pour Magicienne, que Saul la tenoit pour telle, & que ce Prince avoit exterminé les Magiciens de ſes Etats, du moins il ne permettoit pas qu’ils y exerçaſſent leur art.

Manaſſé Roi de Juda[16] eſt blâmé pour avoir introduit l’Idolâtrie dans ſon royaume, & en particulier d’y avoir ſouffert les Devins, les Aruſpices, & ceux qui ſe mêlent de prédire l’avenir : obſervavit auguria, & fecit Pythones, & Aruſpices multiplicavit. Le Roi Joas au contraire détruiſit toutes ces ſuperſtitions[17].

Le Prophete Iſaïe qui vivoit dans ce même tems, dit qu’on voudra perſuader aux Juifs captifs à Babylone de s’adreſſer comme les autres Nations aux Devins & aux Magiciens ; mais qu’ils doivent rejetter ces pernicieux conſeils, & laiſſer ces abominations aux Gentils qui ne connoiſſent pas le Seigneur. Daniel[18] parle des Magiciens des Chaldéens, & de ceux qui ſe mêloient parmi eux d’interpréter les ſonges, & de prédire l’avenir.

Dans le Nouveau Teſtament, les Juifs accuſent Jeſus-Chriſt de ne chaſſer les Démons qu’au nom de Belzébud Prince des Démons[19] ; mais il les réfute, en diſant qu’étant venu pour détruire l’Empire de Belzébud, il n’étoit pas croyable que Belzébud fît des prodiges pour renverſer ſon propre Empire. S. Luc parle de Simon le Magicien, qui avoit pendant long-tems ſéduit les habitans de Samarie[20] ; & d’un certain Bar-Jeſus de Paphos, qui faiſoit profeſſion de Magie, & ſe vantoit de prédire l’avenir[21]. S. Paul fit brûler à Epheſe un grand nombre de livres de Magie[22]. Enfin le Pſalmiſte[23] & l’Auteur de l’Eccléſiaſtique[24] parlent des charmes avec leſquels on enchantoit les ſerpens.

Dans les Actes des Apôtres[25] la jeune fille de la ville de Philippes qui étoit inſpirée par l’eſprit de Python, rendoit hautement & pluſieurs jours de ſuite témoignage à Paul & à Silas, diſant qu’ils étoient ſerviteurs du Très-Haut, & qu’ils annonçoient aux hommes la voie du ſalut. Etoit-ce le Démon qui lui faiſoit tenir ces diſcours, pour détruire le fruit de la prédication des Apôtres, en faiſant croire aux peuples qu’ils agiſſoient de concert avec les mauvais Eſprits ? Ou étoit-ce l’Eſprit de Dieu qui mettoit ces paroles dans la bouche de cette fille, comme il mit dans la bouche de Balaam des Prophéties ſur la venue du Meſſie ? Il y a lieu de croire qu’elle parloit par l’inſpiration du mauvais Eſprit, puiſque S. Paul lui impoſa ſilence, & chaſſa l’eſprit de Python qui la poſſédoit, & qui lui inſpiroit les prédictions qu’elle faiſoit, & la connoiſſance des choſes inconnues. De quelque maniere qu’on l’explique, il s’enſuivra toujours que la Magie n’eſt pas une chimere, que cette fille étoit remplie d’un mauvais Eſprit, & qu’elle prédiſoit & révéloit les choſes cachées & futures, ce qui produiſoit un gain conſidérable à ſes Maîtres. Car ceux qui la conſultoient n’auroient pas ſans doute été aſſez ſots de lui payer ces prédictions, s’ils n’avoient eu l’expérience de leur vérité par le ſuccès & l’évenement.

De tous ces témoignages réunis il réſulte que la Magie, les Enchantemens, la Sorcellerie, la Divination, l’Interprétation des ſonges, les Augures, les Oracles, ou les figures magiques qui annoncent l’avenir, ſont choſes très-réelles, puiſque Dieu les condamne ſi ſévérement, & qu’il veut qu’on puniſſe de mort ceux qui les exercent.

  1. Vide Bodin, Préface.
  2. Geneſ. xxxj. 19.
  3. Joſué xxiv. 2. 3. 4.
  4. Oſéé ij. 4. &c. Zach. v. 2.
  5. Zach. x. 2. Ezech. xxj. 21.
  6. Geneſ. xliv. 15.
  7. Geneſ. xliv. 5.
  8. Exod. vij. 10. 11. 12.
  9. Exod. viij. 19.
  10. Exod. xxij. 18.
  11. Num. xxij. xxiij. 23.
  12. Judic. xvij. I. 2.
  13. Judic. viij. 27.
  14. IV. Reg. 1. 2. 3.
  15. I. Reg. xxviij. 7. & ſeq.
  16. IV. Reg. xxj. 16.
  17. IV. Reg. xxij. 24.
  18. Dan. II. iv. 4. v. 2. 2.
  19. Matth. x. 25. xij. 24. 25.
  20. Luc. xj. 15. 18. 19.
  21. Act. viij. II.
  22. Act. xix. 19.
  23. Pſalm. lvij.
  24. Eccl. xij. 13.
  25. Act. xvj. 16. 17.